Comment doit-on croire ? (Dissertation)
- damienclergetgurna
- 23 janv.
- 17 min de lecture
Dernière mise à jour : 24 janv.
INTRODUCTION
A première vue, la question de savoir comment nous devons croire semble peu pertinente. Qu'importe le comment? Ce qui compte, en matière de croyance n'est-il pas plutôt le qui (qui l'on croit? Par exemple l'Etat ) le quoi (que croit-on? Par exemple que les hommes sont égaux) et le à quoi (à quoi croit-on? Par exemple à la vérité)? Mais il est vrai aussi que quelques figures de la croyance témoignent que, indépendamment de ce à quoi l'on croit, la manière de le croire peut être plus ou moins convenable. Tel est le cas par exemple de l'esprit borné, qui s'accroche à sa croyance sans vouloir en démordre ou bien du fanatique, qui croit avec excès des choses objectivement incertaines. Il y aurait donc nécessité, en ce cas, de nous demander comment nous devons croire. Le problème est d'abord de savoir quel type de devoir est engagé ici. Nous verrons dans un premier temps la façon dont on doit croire dépend étroitement de la manière dont nous pensons ce devoir, et que l'attitude que nous devons adopter vis-à-vis de la croyance ne peut être la même suivant que nous nous plaçons sur le plan de la théorie ou sur le plan de la pratique. Mais cette dualité des principes rend problématique l'unité de la croyance chez un individu qui ne peut se dédoubler lui-même. Comment éviter la schizophrénie? Nous verrons dans une deuxième temps que la solution de ce problème consiste à distinguer soigneusement ce qui relève de la croyance, c'est-à-dire le domaine de la pensée, et ce qui relève seulement d'une obéissance, c'est-à-dire le domaine de la pratique. Une telle conclusion ne vaut que si nous considérons effectivement que la croyance ressortit bel et bien du domaine de la pensée. Mais est-ce bien le cas?
COMMENT...
La question est immédiatement surprenante. D'ordinaire, on serait plutôt porté à se demander: que devons-nous croire? Ou bien: à quoi devons-nous croire? Éventuellement: qui devons-nous croire? Mais il est plutôt rare de se demander: comment doit-on croire? Y a-t-il donc différentes façons de croire? La différence entre deux croyances ne repose-t-elle pas plutôt sur l'objet de la croyance, que sur la façon dont on croit? En règle général, on distingue les croyances à partir de leur contenu et non point à partir du «comment» l'on croit. La croyance d'un nazi se distingue de la croyance d'un humaniste par les choses que le nazi croit et que l'humaniste refuserait de croire. Ce qui caractérise la croyance du nazi, ce sont certaines propositions que nous pourrions juger inacceptables: qu'il existe une inégalité entre les races; que seuls les plus forts ont le droit de vivre: qu'il faut éliminer les juifs; que Hitler est un grand homme, etc.... Le comment importe peu et ne semble pas du tout faire partie de ces choses sur lesquels nous aurions à décider de la bonne manière de faire. Nous pouvons dire qu'on ne doit pas croire à certaines choses (par exemple à l'idée même de «race»), ou à l'inverse nous pourrions affirmer qu'il est de notre devoir de croire à d'autres choses (par exemple à l'égalité de tous les hommes); mais on voit mal en quoi il serait pertinent d'affirmer qu'il y a une bonne ou une mauvaise manière de croire. Il y a de bonnes et de mauvaises croyances, cela est certain. Mais ce qui permet d'en décider est le quoi, non le comment. Peu importe comment un nazi croit; ce qui compte et ce qui doit nous scandaliser, c'est ce qu'il croit ou ce à quoi il croit ou celui à qui il croit.
Mais d'un autre côté, n'est-il pas vrai aussi que certaines manières de croire, quoi que l'on croit par ailleurs, sont en elles-mêmes problématiques? Le fanatique n'est-il pas coupable de croire «fanatiquement», c'est-à-dire d'une façon inappropriée et tout à fait disproportionnée? Ce qui caractérise le «fanatisme», de fait, ce n'est pas tant un objet ou un contenu de croyance. On peut être fanatique au sujet de bien des choses: on peut être un fanatique religieux, mais le contenu de ce à quoi croit un fanatique catholique qui participe au bain sanglant de la Saint Barthélémy n'a probablement rien à voir avec le contenu de ce à quoi croit un fanatique musulman qui commet un acte terroriste. Mais on peut aussi être «fanatique» à l'égard de nombreuses autres croyances: un ardent patriote peut être un fanatique; un communiste sincère peut agir comme un fanatique; un militant écologique peut lui aussi se comporter comme un fanatique, un supporter de foot peut devenir un vrai fanatique.... Serait-ce à dire alors que, quoi que l'on croit, il conviendrait de croire d'une certaine manière, appropriée à la chose que l'on croit ou à laquelle on croit? Que veut dire ceci?
La manière dont on croit doit être appropriée à ce que l'on croit. Eh bien, par exemple, accorder une confiance excessive à des convictions qui portent sur des vérités douteuses, serait mal ajuster notre croyance. Il y a en revanche des choses qu'il conviendrait de croire sans modération, parce qu'elles relèvent du savoir établi. Croire mollement que la terre est ronde, du bout des lèvres, et avec maintes hésitations, ce serait par exemple une mauvaise façon de croire. Croire en revanche que Dieu existe et qu'il s'est révélé à nous, et qu'il nous demande de faire certaines choses pour éviter la damnation éternelle, cela demande une certaine modération. Car on ne peut pas croire avec une conviction inébranlable ce qui reste pour tout le monde du domaine de l'incertain. La croyance religieuse, toute légitime qu'elle soit, n'est pas un authentique savoir. Aussi convient-il que notre manière de croire s'ajuste au caractère incertain de l'objet sur lequel se porte cette croyance. De ce point de vue, le croyant doit assumer qu'il ne fait que croire; et dire «je crois», cela suppose une forme d'hésitation et d'incertitude. En somme, notre façon de croire doit être parfaitement adéquate au contenu de notre croyance. Le degré de conviction subjective que nous mettons dans nos croyances doit refléter le degré de certitude objective dont bénéficie l'objet de notre croyance. Voilà comment nous devrions croire, comment il conviendrait que nous croyons. De ce qui est douteux, nous devons apprendre douter. De ce qui est certain, nous devons apprendre à le croire fermement.
DOIT...
Cependant, de quelle nature est exactement ce «devoir» auquel nous nous soumettons lorsque nous appliquons ce principe? Est-ce un devoir moral? On pourrait évidemment le penser, dans la mesure où dans le domaine religieux comme dans le domaine politique, se montrer un peu moins convaincu au sujet de choses qui demeurent incertaines et donc discutables, permettrait d'éviter bien des violences. Pourquoi vouloir jeter son voisin par la fenêtre ou exterminer des «ennemis du peuple» au nom de croyances qui ne peuvent se targuer d'aucune espèce de certitude objective? Devenir plus modéré dans ces croyances, ne pas y mettre tant de zèle fanatique, serait donc moralement une bonne chose. Le devoir auquel nous répondons paraît donc bien une forme d'obligation morale. Dans le domaine politique, l'extrémiste est comme le fanatique dans le domaine religieux. Ce qui les définit l'un comme l'autre est moins un contenu déterminé de croyance, qu'un zèle ardent et excessif qui leur fait perdre toute mesure et tout sens des limites. Ce qui les rend dangereux et infréquentable ne réside pas vraiment ou pas seulement dans ce qu'ils croient, mais dans leur façon d'y croire, sans aucune retenue, sans modération.
Mais est-ce vraiment le cas? D'un point de vue moral, n'y a-t-il pas justement des croyances auxquelles nous devrions croire absolument et sans modération? Et cela, non parce qu'elles seraient objectivement certaines, mais parce qu'à moins de les juger certaines nous ne serions jamais capables de donner notre vie pour elles? La morale de l'amour du prochain, par exemple, ne peut se targuer d'être intellectuellement indiscutable. On peut la critiquer, et Nietzsche l'a fort bien fait. Mais qui songerait jamais à donner sa vie pour son prochain, s'il n'était intimement et fanatiquement convaincu que c'est ce qu'il faut faire? Le devoir moral ne semble pas du tout recommander la modération ni la tiédeur en matière de croyance. D'un point de vue moral, on n'est jamais trop excessif quand on estime qu'il faut sauver la veuve et l'orphelin, quand même cela devrait nous coûter la vie. D'un point de vue moral, la question: comment doit-on croire? N'appelle qu'une seule réponse: absolument ou pas du tout. On ne peut jamais mettre trop de zèle à croire ce qu'il est moralement de notre devoir de croire. Un homme qui commencerait à ne croire que modérément au principe de l'égalité entre les hommes est déjà un homme qui est sur le point de renoncer à la défendre, et qui est bien près de s'accommoder déjà de sa disparition.
Inversement, ce qui d'un point de vue moral est mauvais, il ne servirait à rien de le croire avec modération. Il ne faut pas le croire du tout, parce que la modération qu'on mettrait à croire des choses affreuses ne nous rendrait pas moins coupables. Imagine-t-on un nazi modéré, qui penserait -comme un nazi- qu'il faut exterminer les juifs mais qui, parce qu'il est modéré, prononcerait en même temps une telle horreur sans y mettre aucune ardeur, et qu'il resterait très poli et très mesuré dans l'expression de sa croyance? «Je crois qu'il faut exterminer les juifs, mais bien sûr, je peux me tromper; et pas tout de suite». D'un point de vue moral, il y a manifestement certaines croyances que nous devons tout simplement nous passer d'avoir, parce qu'aucune bonne manière de croire ne pourrait les rendre plus respectables. En somme, notre devoir moral est de croire fanatiquement à ce qui est moral et de refuser de croire absolument à tout ce qui ne l'est pas. Le principe qui nous commande d'ajuster notre conviction subjective au degré de certitude objective dont bénéficie l'objet de notre croyance ne peut donc absolument pas relever d'un quelconque devoir moral. L'action suppose au contraire, et même elle l'exige, que nous accordions une confiance totale à des normes de conduite qui ne pourront jamais bénéficier de la certitude objective d'un savoir. A moins de cela, aucune action ne serait possible. Seuls sont capables d'agir avec la dernière énergie les fanatiques. Ceux qui ne croient que modérément à la cause qu'ils défendent sont voués à ne jamais pouvoir la défendre.
Aussi convient-il sans doute de distinguer ce qui est de notre devoir en tant que sujet pensant et ce qui est de notre devoir en tant que sujet agissant. La manière dont il convient de croire quand nous nous efforçons de trouver la vérité ne peut être exactement la même que celle que nous devons adoptons lorsque nous nous efforçons d'agir. La première règle de méthode que Descartes s'assigne dans le domaine théorique, est de «ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle: c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute». Autrement dit, nous devons nous garder de croire avec assurance des choses qui, du point de vue de la connaissance, demeureraient douteuses. Mais cette règle doit être mise en balance avec une autre règle qui concerne cette fois-ci la manière dont il convient de croire en tant que nous sommes un sujet agissant: «être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées».
-ON...
Par là, on voit qu'il importe de déterminer ce «on» auquel s'adresse le devoir de croire de telle ou telle manière. Qui est ce «on»? Est-il le sujet de la pensée ou bien le sujet de l'action? Mieux encore: est-il le «on» indifférencié du tout un chacun, ou est il le «on» collectif du «nous»? Convient-il d'appliquer des règles différentes à l'un et à l'autre? Si le sujet pensant ne doit pas croire de la même façon que le sujet agissant, doit-on croire de la même façon quand nous sommes seuls et quand nous sommes ensemble? De quelle manière un individu doit-il se rapporter aux croyances collectives de sa société? Peut-il ne pas croire ce qu'il est de son devoir de citoyen de croire? Dépend-il de lui de croire sans réserve ce qu'on lui demande de croire en tant que membre d'un collectif? Mais inversement, la société n'est-elle pas en droit d'exiger de lui qu'il souscrive aux croyances fondamentales d'où le corps politique tire son unité? Peut-on vraiment être citoyen français si l'on prétend s'affranchir de la croyance commune aux droits de l'homme et aux principes constitutionnels de la laïcité?
En tant que sujet pensant, j'ai le devoir de ne croire absolument que ce dont la vérité me paraîtrait absolument indubitable. Mais en tant que citoyen, j'ai semble-t-il le devoir de mettre mes doutes de côté pour souscrire sans réserve aux croyances qui garantissent l'unité du corps politique. Comment concilier ces deux devoirs contradictoires sans m'imposer une pénible schizophrénie? Une solution possible consisterait à distinguer la manière dont nous devons croire dans le domaine privé et la façon dont nous devons croire dans le domaine public. Dans le domaine privé, chacun serait libre de croire comme il veut aux choses que sa raison estime les plus vraies. Dire qu'il serait libre de croire comme il veut ne signifie pas qu'il aurait le droit de croire n'importe comment, au gré de ses caprices et de ses préjugés. L'autorité politique ne pourrait pas lui imposer un devoir de croire, tant que ce qu'il croit demeure dans la sphère privée. Mais même dans cette sphère, chacun aurait cependant le devoir d'ajuster sa croyance non pas à l'aune de son désir ou de son envie de croire, mais à l'aune de sa raison: «ne jamais recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle». En revanche, dans le domaine public, qui concerne sa qualité de citoyen, chacun devrait manifester publiquement son adhésion aux croyances qui garantissent la cohésion sociale. On pourrait, à titre privé, ne pas croire inconditionnellement au principe de la laïcité et en même temps, en tant qu'officier public, le respecter et le faire appliquer. De ce manière, nous pourrions conserver en tant que particulier la liberté de pensée qui nous est refusée dans le domaine public et nous n'aurions pas à nous soumettre passivement, au mépris de toute raison, aux injonctions de l'autorité publique: «L'officier dit: ne raisonnez pas mais exécutez! Le conseiller au département du fisc dit: ne raisonnez pas mais payez! Le prêtre dit: ne raisonnez pas mais croyez!» (Kant, Qu'est-ce que les lumières?). A la question: comment doit-on croire? La réponse: «croyez ce qu'on vous dit de croire» ne peut être tolérée. L'individu doit conserver son droit de faire usage de sa propre raison.
Mais cette distinction entre la façon dont il nous est permis de croire en tant que simple particulier et à titre privé et la façon dont nous avons le devoir de croire en tant que citoyen, dans le domaine public, est-elle satisfaisante? Après tout, ne tolérer la liberté de croyance que dans le domaine privé revient de facto à empêcher un individu de faire un usage public de sa raison. Il pourrait croire comme il estime de son devoir de croire, sans que cet usage qu'il fait de sa raison ne bénéficie à personne d'autre que lui-même. Dans l'intimité de sa maison, il pourrait autant qu'il veut exprimer des réserves par rapport aux croyances collectives, mais il n'aurait aucun droit d'exprimer ces réserves sur la scène publique. Autant dire que les croyances individuelles ne seront vraiment tolérées que si elles sont en adéquation avec les croyances collectives ou que si elles demeurent invisibles dans la sphère publique. On ne peut pas vraiment dire qu'une telle société encourage la diffusion des Lumières dans l'espace collectif. C'est pourquoi Kant, dans l'opuscule Qu'est-ce que les lumières?, propose d'inverser la distinction entre «croyance privée» et «croyance publique». Est une croyance privée toute croyance qui concerne un individu ou un groupe d'individus. La croyance familiale est une croyance privée; mais la croyance sociale est elle aussi une croyance «privée», parce qu'elle est propre à une communauté particulière. Une société politique doit défendre les croyances qui lui sont propres et qui lui permettent d'exister. Mais cette croyance collective, même si elle concerne des millions de citoyens, reste une «croyance privée», car une communauté politique demeure une communauté, c'est-à-dire un ensemble fermé sur lui-même. Entant que nous sommes membres de cet ensemble particulier, nous devons donc nous soumettre aux croyances du groupe. «Pour maintes activités qui touchent à l'intérêt de la communauté, un certain mécanisme est nécessaire au moyen duquel quelques membres de la communauté doivent se comporter de manière purement passive afin d'être dirigés, en vertu d'une unanimité artificielle, parle gouvernement vers des fins collectives ou du moins, d'être empêchés de détruire ces fins. Sans doute n'est-il alors pas permis de raisonner; on est obligé d'obéir».
Mais la communauté politique n'est pas une communauté universelle. Ce qui est vrai pour le groupe n'est pas forcément vrai absolument, c'est-à-dire vrai pour tous les hommes et partout dans le monde. Or, celui qui, en faisant un usage personnel de sa raison, en viendrait à marquer ces distances avec les croyances collectives de sa communauté, ne le ferait pas à titre privé mais justement au titre de la collectivité universelle des hommes. La liberté dont il disposerait de croire comme il l'entend ne pourrait donc pas lui être accordée en tant qu'il serait un simple particulier au sein de l'Etat, mais plutôt en tant qu'il serait un citoyen du monde. Et à ce titre, en tant qu'il serait un homme qui s'adresse virtuellement à tous les autres hommes, il devrait pouvoir faire un usage public de sa raison. Non pas garder ses croyances pour lui, dans la sphère privée, mais au contraire les rendre publiques devant un public qui ne serait pas une communauté de citoyens, mais un ensemble de lecteurs: «Ce que j'entends par usage public de sa propre raison, c'est celui qu'en fait quelqu'un, en tant que savant, devant l'ensemble du public qui lit. J'appelle usage privé celui qu'il lui est permis de faire de sa raison dans une charge civile qui lui a été confiée ou dans ses fonctions».
-CROIRE...
Mais peut-on croire publiquement, c'est-à-dire en tant qu'intellectuel qui fait un usage public de sa raison à travers des publications écrites s'adressant à un public de lecteurs, ce que l'on ne croit pas à titre privé, c'est-à-dire en tant que membre d'une communauté particulière qui repose sur des croyances collectives? N'est-on pas obligé de dire que le devoir de croire comme membre d'une communauté n'est pas vraiment un devoir de «croire», mais plutôt un devoir de faire semblant? Comment un homme qui aurait des réserves intellectuelles à l'égard des croyances collectives de sa communauté pourrait-il se forcer à y croire sincèrement en tant que membre de cette communauté? La chose paraît assez impossible, et nous incite à considérer que -en ce domaine- aucun devoir de croire ne peut concrètement s'appliquer. Ce qui vaut ici n'est pas un: «comment doit-on croire?» mais plutôt «comment doit-on se comporter?». Tant que l'on obéit aux règles, aux usages et aux lois de la communauté, il importe peu que notre croyance y souscrive ou non. Un citoyen n'a pas le devoir de croire aux croyances collectives de sa communauté, mais il a le devoir de les respecter en faisant comme s'il y adhérait. Il n'y aurait donc pas un devoir de croire d'une certaine manière à titre privé (comme membre d'un collectif) opposé à un devoir de croire d'une autre manière à titre public(comme membre de l'humanité). Le seul devoir qui s'imposerait à notre façon de croire serait celui qui s'applique à l'usage public de notre raison. En revanche, en tant que membre d'une société dont nous sommes citoyen, fonctionnaire ou agent d'Etat, nous n'avons aucun devoir de croire, mais seulement un devoir d'obéir: «raisonne autant que tu veux, mais obéis», dit Kant.
Mais comprendre les choses ainsi, n'est-ce pas se faire une fausse idée de ce qu'est la croyance? Peut-on vraiment considérer que la croyance est une simple affaire d'adhésion intellectuelle? Croire, est-ce simplement considérer qu'une chose est vraie? Suffit-il de considérer qu'une chose est absolument vraie pour y croire absolument? Nous n'avons par exemple aucune raison de douter que la somme des trois angles d'un triangle fait 180° et nous avons d'autant moins de raison d'en douter que nous pouvons le démontrer. Et pourtant, ce simple constat suffirait-il à y croire absolument? Plus haut, nous avons affirmé que croire ce n'était pas savoir, autrement dit que la croyance était moins que le savoir. Ce que l'on sait, nous n'avons pas besoin de le croire, parce que nous le savons. Mais est-ce bien ainsi que nous devons penser la «croyance», en référence au «savoir»? Celui qui sait que la somme des trois angles d'un triangle fait 180° est-il quelqu'un qui n'a plus besoin d'y croire, parce qu'il saurait? Ne peut-il pas savoir la vérité sans pour autant reconnaître cette vérité, c'est-à-dire sans faire l'effort de naître à elle? Il est sans doute plus facile de connaître la vérité que de s'en convaincre soi-même, au point d'y adhérer si intimement qu'elle devient pour nous un repère existentiel. Tout le monde peut savoir avec certitude que les hommes sont mortels. On le sait, donc on n'a pas besoin d'y croire? Mais le savoir ne suffit pas manifestement, et nous avons besoin d'y croire pour nous rendre compte que notre propre existence est suspendue à cette épée de Damoclès.
Par conséquent, la croyance n'est pas une simple adhésion intellectuelle. C'est une reconnaissance affective qui requiert bien plus que notre cerveau. Croire, ce n'est pas seulement estimer qu'une chose vraie. Croire, c'est l'acte subjectif par lequel nous reconnaissons cette vérité et nous soumettons à elle. Dès lors, ce n'est pas dans le domaine intellectuel que nous trouverons la croyance. Une simple conviction intellectuelle, une simple estimation rationnelle de ce qui est vrai ou de ce qui est faux, ne conduit pas à une véritable croyance. Un intellectuel qui publie des livres n'a aucun besoin de «croire» à ce qu'il écrit, tant qu'il se cantonne au domaine des idées. Comment doit-il croire? Il n'a pas nécessairement besoin de le faire, au sens où ses écrits peuvent être tout à fait convaincants sans que l'intellectuel lui-même ne se mette en peine de vivre comme il pense et selon ce qu'il pense. Ce qui vaut en théorie reste valable en théorie, même si cela ne donne lieu à aucune application en pratique. Mais croire vraiment à ce qu'on pense engage au contraire une véritable conversion affective, une volonté d'intérioriser ce que l'on pense au point qu'il ne s'agit plus seulement d'une manière de penser mais également d'une manière de voir et de sentir. C'est le sens propre du mot «connaissance», qui renvoie à tout autre chose qu'un simple savoir: une gestation, une nouvelle naissance qui nous transforme et fait de nous un autre homme.
Il n'y a de croyance que là où le corps est engagé autant que l'esprit, là où ce qui est pensé trouve une application très concrète dans tout ce que nous faisons. Forcer un individu à respecter les droits de l'homme, habituer son corps et son cœur à agir d'une certaine manière, comme le ferait un bon citoyen, n'est-ce pas développer en lui cette croyance? On peut considérer qu'une société qui forcerait les individus à respecter les formes rituelles d'une croyance établie serait incapable de leur imposer de «croire». Mais «croire» n'est-ce pas d'abord se comporter comme le font tous les croyants de la terre, c'est-à-dire en respectant scrupuleusement le rituel? L'esprit seul est incapable de croire à quoi que ce soit; seul l'individu concret, avec sa tête et avec son corps, est en mesure de croire quelque chose. Parce qu'elle ne relève pas simplement du savoir mais qu'elle engage toute notre personne, notre coeur et nos reins, la croyance dépend aussi de la praxis. Par conséquent, nous imposer de respecter un certain comportement civique n'est pas seulement une façon de nous laisser libre de croire ce que l'on veut pourvu que nous agissions comme on nous demande de le faire. C'est au contraire une façon de former cette croyance.
Comment doit-on croire? On doit croire en obéissant aux normes sociales. A côté de cette obéissance, nous avons toujours la liberté de ne pas croire. Mais ne «pas croire» ne signifie pas dans ce cas que nous croyons à autre chose qui nous semblerait plus vrai et plus exact. Une vérité qui n'est pas instituée socialement, sous la forme de pratiques, d'institutions, de règles de comportement, n'a aucune chance de devenir une véritable croyance. Tant qu'elle demeure purement théorique, proposée comme une nouvelle vérité à un public de lecteurs, elle n'est vraie qu'en pensée.
CONCLUSION
La question de savoir comment nous devons croire ne semblait pas appeler une réponse univoque. Car tout dépendait en somme du type de «devoir» auquel nous faisions référence. Un devoir moral nous impose certainement une autre manière de croire qu'un devoir purement intellectuel. Mais un devoir moral implique-t-il vraiment un devoir de croire? Ne nous engage-t-il pas plutôt à agir de telle ou telle manière, sans se soucier de la façon dont nous croyons ou pas? Dès lors, on pouvait penser que notre croyance devait être soumise aux seuls impératifs de la pensée correcte. Il nous faut croire comme il convient intellectuellement que nous le fassions, en suivant les recommandations de notre raison et dosant notre croyance en fonction du risque potentiel de nous tromper. Mais dire cela revenait finalement à mal comprendre ce que signifiait «croire». Car croire, loin de se résumer à une simple adhésion intellectuelle, est une attitude qui engage la personne tout entière. Ce n'est donc pas à un quelconque devoir d'honnêteté intellectuelle que doit être soumise notre croyance, mais au devoir de vivre et d'agir. Ce caractère concret et même charnel de la croyance fait d'elle un processus socialement contrôlable et socialement manipulable. La question de savoir comment l'on doit croire laisse alors logiquement place à une inquiétude: si nous ne devons croire que ce que nous pouvons croire au sein d'une société déterminée, à qui incombe-t-il de décider de ces croyances?
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