Comment fait-on croire ? (2 : Le travail sur les émotions)
- damienclergetgurna
- 24 janv.
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Le fait qu'un mensonge soit crédible ne suffit pas toujours à garantir qu'il sera cru. La duperie de la scène du village ne fonctionne aussi efficacement que parce que le vicomte de Valmont s'arrange pour n'avoir aucune part dans les preuves qui sont présentées à la présidente Tourvel. Ce n'est pas lui qui expose ces preuves, mais le témoignage neutre du valet qui l'a suivi. Si bien que le Vicomte de Valmont contourne ainsi le problème de sa propre crédibilité. Il sait parfaitement qu'il a mauvaise réputation, et que cette réputation de libertin ne prédispose pas particulièrement la présidente de Tourvel à le croire. Ce problème de la crédibilité, c'est celui de l'ethos. Lorenzo a exactement le même problème que Valmont : sa mauvaise réputation le précède et, contrairement au vicomte, il ne fait absolument rien pour se rendre plus sympathique. Si bien que lorsqu'il annonce qu'il va tuer le duc, personne ne le croit ! D'une part, il ne peut être crû que si ce qu'il annonce s'intègre de façon correcte dans la trame du réel : il ne peut, de ce point de vue, pas affirmer que le duc va être assassiné sans livrer le nom de celui qui -parce qu'il est proche de lui- est susceptible de commettre cet acte : « il est clair que si je ne dis pas que c'est moi, on me croira encore bien moins ». Mais d'un autre côté, Lorenzo souffre d'un tel problème de crédibilité que personne ne le prendra non plus au sérieux s'il annonce son intention de tuer le duc : « Peut-être que j'ai tort de leur dire que c'est moi qui tuerai Alexandre, car tout le monde refuse de me croire » (IV, 7). A l'inverse, ce qui explique l'ampleur du scandale des Pentagone papers, c'est la grande crédibilité de ses rédacteurs : « La parfaite intégrité des auteurs du rapport, écrit Arendt, ne fait aucun doute » (Du mensonge en politique, I).
Si bien qu'il ne faut pas s'étonner si l'un des aspects les plus importants dans l'art de la manipulation réside dans la façon dont le locuteur ou l'orateur s'efforce de présenter toujours de lui-même l'image la plus propre à inspirer confiance, pour prévenir les préventions éventuelles de celui à qui il s'adresse. Ainsi la marquise de Merteuil a-t-elle passé des années à peaufiner soigneusement son image de dévote. C'est en capitalisant sur cette image qu'elle parvient à manipuler si bien la dévote madame de Volanges : « J'y parle tant de vertu, et surtout je la cajole tant, qu'elle doit trouver que j'ai raison. Je suis fâchée de n'avoir pas eu le temps de prendre copie de ma lettre, pour vous édifier sur l'austérité de ma morale » (Lettre CVII). Au-delà du mensonge lui-même, c'est d'abord le menteur qui doit être pris au sérieux. Le meilleur manipulateur, c'est toujours celui qui parvient à vous faire croire qu'il est votre ami et qu'il ne veut, au final, que votre bien. Règle d'or que l'on retrouve évidemment dans la relation de Lorenzo et d'Alexandre ; mais que l'on retrouve aussi à peu près partout dans les Liaisons dangereuses (La marquise de Merteuil et les Volanges mère et fille ; Le Vicomte de Valmont et le chevalier Danceny). C'est cette même valeur de l'éthos qui explique également pourquoi l'administration américaine s'est laissée si facilement abuser par ceux qui étaient présentés comme les « spécialistes de la solution des problèmes » : « ils sortaient des universités et de divers instituts de recherches pour entrer dans l'administration, certains solidement armés de l'analyse de systèmes et de la théorie des jeux, et prêts, pensaient-ils, à résoudre n'importe quel « problème » de politique étrangère » (Du mensonge en politique, II). Ils faisaient confiance aux experts !
Avec le soin accordé à l'ethos, nous sommes déjà engagés à un autre niveau que celui du simple mensonge. Là, la manipulation ne consiste plus à mentir, mais à contrôler les affects de l'interlocuteur. Le manipulateur doit s'assurer de la sympathie et de la bienveillance de sa victime. Mais il doit aussi de la même façon être en mesure de jouer habilement des émotions de son public pour l'amener à croire. Le bon rhéteur est celui qui donne envie d'être crû, non pas seulement parce que son discours est persuasif ou parce que sa personne inspire confiance (ethos), mais aussi parce qu'il est en capacité de jouer habilement sur les émotions (pathos) de son interlocuteur. Jouer sur la fibre du pathos, c'est ce que s'efforce doublement de faire la marquise Cibo pour rallier le duc Alexandre à la cause républicaine (acte III, scène 6) : d'une part, son argumentation repose à fond sur le pathos ("Sais-tu où vont les larmes des peuples, quand le vent les emporte" ?), et d'autre part, elle mise -pour convaincre Alexandre -sur l'amour qu'elle suppose en lui ("C'est ma façon de penser -je t'aimerais ainsi"). Après tout, n'a-t-elle pas accepté de devenir sa maîtresse pour mieux le manipuler ? Mais elle se montre trop impatiente, trop maladroite, ce que lui reproche d'ailleurs le cardinal Cibo : « Pourquoi le duc vous quittait-il d'un pas si nonchalant, et en soupirant comme un écolier quand la cloche sonne ? Vous l'aviez rassasié de votre patriotisme, qui, comme une fade boisson, se mêle à tous les mets de votre table » (IV, 4).
Dans le cas de la marquise, le pathos est clairement mis au service du logos : elle cherche à utiliser les émotions comme un moyen de donner de la force à sa plaidoirie : « Être le rayon de soleil qui sèche les larmes des hommes ! Être le bonheur et le malheur ! Ah ! Quel frisson mortel cela donne ! Comme il tremblerait, ce vieux du Vatican, si tu ouvrais tes ailes, toi, mon aiglon ! » (III, 6). Et c'est vrai que le duc est davantage porté à suivre les désirs de son corps que les raisonnements géopolitiques. Sa vie est tout entière dévolue à la recherche du plaisir. C'est là, justement, où la marquise Cibo fait erreur : elle tire la corde du pathos, mais pas la bonne ! De la même façon, le vicomte de Valmont en appelle très souvent à l'émotion pour renforcer le pouvoir d'arguments qui seraient, en eux-mêmes, assez faibles. Ce ne sont que caresses, flatteries, déclarations définitives et grandiloquentes, engagements jurés : « Dites seulement un mot et vous verrez si tous les charmes et tous les attachements me retiendront ici, non pas un jour, mais une minute. Je volerai à vos pieds et dans vos bras, et je vous prouverai, mille fois et de mille manières, que vous êtes, que vous serez toujours, la véritable souveraine de mon coeur » (Lettre CXXIX). On peut dire que c'est là un usage tout à fait classique, rhétorique, de l'appel au pathos : il s'agit de mettre le pathos au service d'un faire-croire. En somme : émouvoir pour mieux "faire croire".
Mais la relation peut aussi totalement s'inverser : Dans Les liaisons dangereuses, la volonté de faire-croire est en effet très souvent mise au service d'une intention d'émouvoir. C'est d'ailleurs là l'un des enjeux essentiels des Liaisons dangereuses, où l'intrigue principale tourne autour des ressorts de la séduction amoureuse. Comment Valmont parviendra-t-il à conquérir la vertueuse présidente de Tourvel, comment parviendra-t-il à corrompre la jeune Cécile Volanges ? Du coup, ce n'est pas le pathos qui est mis au service du logos, mais bien l'inverse : on cherche inlassablement à convaincre l'autre qu'il serait bon qu'il s'abandonne aux touchers d'électrique vibration, en déployant pour cela toutes les richesses du génie rhétorique. Mettre ainsi la raison au service des émotions peut sembler un procédé assez étrange. Après tout, l'amour n'est pas vraiment un sentiment qui est connu pour obéir aux lois de l'argumentation.... Et c'est justement ce que la marquise de Merteuil reproche à Valmont, dans la lettre XXXIII : « Par hasard, espérez-vous prouver à cette femme qu'elle doit se rendre ? Il me semble que ce ne peut être là qu'une vérité de sentiment et non de démonstration ». Mais il n'en demeure pas moins cependant que les longues argumentations de Valmont, ses inlassables plaidoyers, ont une certaine efficacité et qu'elles font indiscutablement partie de son attirail de séducteur. Mais quelle efficacité ? Non pas celle de « prouver à la femme qu'elle doit se rendre », puisque à supposer qu'une telle preuve existe, à quoi nous servirait-elle ? Cette preuve demeurerait relativement inefficace, parce que ce serait -pour reprendre les termes même de la marquise de Merteuil -une vérité de démonstration et non pas une vérité de sentiment. Même si je prouvais par A + B qu'il vous faut absolument aimer telle personne, ce ne serait pas encore un levier suffisant pour vous engager à le faire. A quoi sert, dans ce cas, l'argumentation ? En amour, ne commence-t-on pas justement à raisonner quand il n'y a plus de sentiment? Comment le logos peut-il être mis au service du pathos, pour réveiller des sentiments disparus ? On sait tous que ce n'est pas comme cela que les choses fonctionnent. Ce n'est malheureusement pas à coup de raisons, fussent-elles excellents, qu'on peut convaincre l'autre de nous aimer ! Si l'argumentation peut jouer un rôle en ces affaires, ce ne peut-être qu'un rôle purement négatif : donner des raisons ne peut pas suffire à se faire aimer, mais cela peut du moins être suffisant pour écarter les raisons qui empêchent de se faire aimer. Il n'est pas question de pousser l'autre à croire qu'il doit nous aimer, mais le but est seulement d'éloigner toutes les raisons qu'il pourrait avoir de ne pas se laisser aller à le faire, par exemple des scrupules éthiques. L'argumentation ne sert donc pas, du moins ici, à produire la conviction, à « faire-croire », mais elle sert au contraire à ébranler les solides convictions qui empêcheraient par exemple d'abord Cécile de répondre aux lettres de Danceny ("Serait-ce un crime d'avoir su apprécier votre charmante figure, vos talents séducteurs, vos grâces enchanteresses, et cette touchante candeur qui ajoute un prix inestimable à des qualités déjà si précieuses ?" Lettre XVIII) ou la présidente Tourvel d'accueillir favorablement le témoignage d'amour du vicomte de Valmont.
En définitive, c'est cette dimension affective bien davantage que la mise en scène de la preuve, qui est le ressort efficace du "faire croire". Pour le manipulateur, la meilleure façon d'être crû, c'est encore de s'appuyer sur une envie, un désir de croire certaines choses plutôt que d'autres. Il y a des discours, vrais ou faux, qui sont plaisants à entendre pour celui qui les reçoit. Et cela seul prédispose déjà à les croire. Malgré toute sa vertu, madame de Tourvel n'échappe pas au plaisir d'amour-propre que provoquent en elle toutes les flatteries de Valmont. Elle finit par le croire, parce qu'il ne cesse de lui répéter, à longueur de lettres, qu'elle est merveilleuse. Par contraste, Philippe Strozzi est tellement animé du désir de croire que Florence est sur le point de se révolter, qu'il reste obstinément sourd à tous les faits que lui présente Lorenzo pour le décourager d'y croire : "Ne vois-tu pas sur cette route un courrier qui arrive à franc étrier ? Mon Brutus ! Mon grand Lorenzo ! La liberté est dans le ciel ! je la sens, je la respire !" (V, 2) . Tant est puissante son envie d'y croire ! Les arguments qui ont le plus de chance d'être reçus, les faits qui auront le plus d'autorité sur l'esprit, ce sont alors tous ceux qui flattent un certaine envie de croire. Il y a un ressort pathologique dans la croyance, et c'est sur cette corde sensible que porte la manipulation.
C'est la raison pour laquelle Platon compare, dans le Gorgias, l'art rhétorique à un art de la flatterie. Comme la cuisine ou la cosmétique, la rhétorique n'a d'autre but en effet que de plaire ou de susciter des sensations de plaisir chez son auditeur. Le secret de la manipulation consiste à faire toujours tomber une personne du côté par lequel elle offre le moins de résistance et est déjà le plus disposée à pencher. Bref, à lui faire entendre ce qu'elle souhaite entendre. Il en va de l'art de manipuler comme de l'art de la publicité : on ne manipule le consommateur qu'en le servant et en flattant ses plaisirs. Ce qui est exactement la position de Lorenzzo à l'égard du duc Alexandre : le duc est d'autant mieux disposé à le croire que Lorenzo est l'intermédiaire de ses plaisirs : "Le pleuple appelle Lorenzo Lorenzaccio; on sait qu'il dirige vos plaisirs et cela suffit" (Sire Maurice, I, 4) . C'est d'ailleurs beaucoup plus qu'une simple comparaison : Arendt raconte comment la manipulation mise en place par le gouvernement américain était littéralement prise en charge par des spécialistes de la communication directement sortis du monde de l'entreprise et de la publicité : "Aux nombreuses formes de l'art de mentir élaborées dans le passé, il nous faut ajouter (...) cette forme apparemment anodine qu'utilisent les responsables des relations publiques dans l'administration, dont les talents procèdent en droit ligne des inventions de Madison Avenue. Les relations publiques ne sont qu'une variété de la publicité; elles proviennent donc de la société de consommation, avec son appétit immodéré de produits divers à distribuer par l'intermédiaire d'une économie de marché".
Mais si c'est là le fondement de la manipulation, on comprend aussi du même coup pourquoi il serait quelque peu abusif de comparer l'art de "faire-croire" à une technique efficace, ou à un pouvoir. C'est cette illusion de toute puissance que dénonce Arendt : "Il est peut-être naturel que des dirigeants élus -qui doivent tant, ou sont persuadés qu'ils doivent tant aux animateurs de leur campagne électorale -croient en la toute puissance de la manipulation sur l'esprit des hommes et pensent qu'elle peut permettre de dominer réellement le monde". C'est la même thèse que défend Platon dans le Gorgias : il n'y a pas de technique rhétorique, tout au plus il n'y a qu'un savoir-faire rhétorique, une certaine habileté. On peut bien parler de "technique médicale", parce que la médecine soigne les maladies et que les maladies sont un phénomène objectif. Mais comment pourrait-il y avoir une technique pour manipuler et faire-croire, si ultimement, le discours s'adresse à un désir qui, par sa nature, demeure toujours subjectif ? Réussir à faire-croire requiert un sens psychologique très prononcé, puisqu'il faut réussir à percevoir quels sont les ressorts affectifs qui pourraient pousser une personne ou un groupe de personnes à croire certaines choses. Mais une mauvaise appréciation est toujours possible et, avec elle, inévitablement, l'échec dans l'entreprise de "faire croire". On voit cette mauvaise appréciation à l'oeuvre chez le cardinal Cibo : trop habitué à exercer le pouvoir, il ne sait pas flatter comme il convient. Mauvaise appréciation aussi de la marquise Cibo, qui projette sur Alexandre des envies et des désirs qui ne sont pas les siens. Elle lui parle gloire immortelle, il lui répond : "Tu as une jolie jambe".
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