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De l'idéal du Bonheur à celui de la Béatitude

  • damienclergetgurna
  • 6 janv.
  • 5 min de lecture

La grande différence entre l'éthique des grecs et la morale des chrétiens réside dans la place qui doit être assignée à la poursuite du Bonheur. Pour les grecs, le Bonheur est le "bien suprême", le "télos" qui justifie ultimement la quête de "vertu". Dans cette perspective, le souci d'être vertueux ne répond pas le moins du monde à une volonté de s'oublier, mais il est au contraire la manifestation d'un réel amour de soi-même. C'est d'abord et avant tout pour soi-même (parce qu'il n'y a pas de bonheur sans vertu) qu'il faut tâcher d'être vertueux !


Tout à l'inverse, le modèle chrétien de la vertu rompt avec cet "eudémonisme". Car dans la perspective de Saint Augustin, la recherche du bonheur personnel ne saurait constituer, pour un individu, le but de l'existence. Le but de notre vie n'est pas de trouver le Bonheur, mais de servir le Bien. A quoi sert, demande Augustin, une vertu qui ne serait pas mise au service du Bien ? Les vertus des anciens ne sont-ils pas, tout compte fait, des « vices superbes » ? « En effet, quelque louable empire que l'âme semble exercer sur le corps et la raison sur les vices, si l'âme et la raison ne rendent pas à Dieu l'hommage de servitude qu'il commande, cet empire sur le corps et les vices n'est pas selon la rectitude. Eh ! Quel frein peut imposer à son corps et à ses vices, l'âme ignorante du vrai Bien (...) ? Aussi les vertus qu'elle croit avoir, ces rênes, dont elle gouverne son corps et ces instincts, soit pour atteindre, soit pour retenir ces vertus mêmes, si elle ne les rapporte à Dieu, sont plutôt des vices que des vertus ; car bien qu'aux yeux de plusieurs, elles semblent légitimes et vraies, quand elles ne recherchent qu'elles-mêmes et ne se rapportent qu'à elles-mêmes ; cependant elles ne sont plus qu'enflure et superbe : donc elles ne sont pas des vertus mais des vices ». Cité de Dieu, XIX, 15


Etant donné la présence envahissante du mal dans notre existence, étant donné l'orgueil qui pousse chacun d'entre nous à être complice de ce mal, il ne s'agit plus de se demander -comme le faisaient les stoïciens et les épicuriens : comment puis-je trouver le moyen d'être heureux (quand-même) dans un monde qui produit tant de souffrances ? Il s'agit plutôt de se demander : quelle est ma part de responsabilité dans ces souffrances ? Ne suis-je pas coupable de tous ces maux qui règnent sur la Terre ? Le bien suprême, auquel je dois tendre, ne réside plus dans un épanouissement personnel, mais plutôt dans un Salut qui nous sauverait du péché. Cette perspective, qui place la la question du "salut" au centre de nos préoccupations, se nomme "sotériologie". En devenant un enjeu "sotériologique", l'existence prend immédiatement l'allure passionnante d'un roman d'aventure, où la lutte contre le mal devient le ressort central de l'intrigue, et où chaque personnage est placé devant le péril extrême de basculer du "côté obscur". Ce n'est plus pour leur bonheur que les hommes combattent; c'est -en général -pour une cause (la Liberté, la Patri, l'Egalité, la veuve et l'orphelin...) qui ferait triompher le Bien contre les forces du Mal.


A travers cette lutte, l'idéal qui est poursuivi est celui d'un monde débarrassé du Mal. Perspective très différente du projet qui consiste à essayer d'être heureux dans un monde qui n'est pas parfait ! On est très loin de la perspective stoïcienne qui consiste à vouloir changer nos désirs plutôt que l'ordre du monde. Dans la perspective morale qui est celle d'Augustin, le but de la vie est d 'œuvrer à rendre le monde meilleur, avec la conviction qu'un monde définitivement délivré du mal ne pourra jamais exister ici-bas. Car un monde enfin délivré du mal, c'est justement ce qu'on nomme la Béatitude. Contrairement au bonheur qui est le Bien suprême, la Béatitude est le Bien tout court. Le Bonheur est parmi tous les biens, celui qui est préférable entre tous. Il est le premier d'entre eux, le plus important. La Béatitude est au contraire le Bien plein et entier, sans aucun résidu de mal.


Ce désir de Béatitude est un désir que les grecs ne pouvaient accepter car il était justement pour eux le signe de hybris, d'une volonté pour l'homme de sortir de sa condition humaine pour s'égaler aux dieux. Cette hybris de la béatitude trouvait une illustration dans le transport amoureux des amants, dans cette exaltation qui pouvait le sentiment d'une complétude illusoire (cf. le mythe d'Aristophane). Ce pourquoi, au nom d'un idéal de mesure, les grecs ont toujours condamné cette excès du désir. Ce qu'on pouvait désirer de mieux, c'était donc le Bien suprême, le bonheur. Dans l'Antigone de Anouilh, Créon -le roi de Thèbes -donne une leçon de bonheur à sa nièce Antigone : « Tu l'apprendras, toi aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de vieillir ; la vie, ce n'est peut être tout de même que le bonheur ».Mais Antigone refuse cette voie raisonnable du Bonheur. Pour elle, la vie n'est pas « que » le bonheur : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, et que ce soit entier ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. »


Cette volonté de ne pas être modeste trouve sa meilleure illustration dans le rapport à la mort. Car être délivré du mal signifie également être délivré de la mort. Contrairement à ce que disait Epicure, la mort est un mal car elle est la privation de la vie. Et tout homme désire naturellement la vie éternelle : « puisque « tous les hommes veulent être heureux », s'ils le veulent vraiment, il est évident qu'ils veulent aussi être immortels ; autrement, en effet, ils ne peuvent être heureux. Du reste, si on les interroge sur l'immortalité comme sur le bonheur, ils répondent tous qu'ils la veulent aussi. Mais le bonheur que l'on cherche en cette vie, ou mieux, dont on se fait une certaine image, quel qu'il soit, est tel de nom plutôt qu'en réalité, tant que l'on désespère de l'immortalité sans laquelle il ne peut y avoir de vrai bonheur (…) En effet, pour que l'homme vive heureux, il convient qu'il vive. Si la vie abandonne celui qui meurt, comment la vie heureuse peut-elle rester avec lui ? 


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