De la "nature" de l'Homme au "propre" de l'Homme
- damienclergetgurna
- 4 janv.
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Définit comme un « animal rationnel », l'Homme a une dignité particulière au sein de la Nature. Mais cette dignité (c'est là l'élément important) demeure tout de même celle, humble, d'un "animal" ou d'une "créature » ! L'Homme reste donc soumis à un ordre naturel (celui du Cosmos), qui ne dépend aucunement de lui. "Animal" , il lui faut donc respecter une loi ("loi naturelle" ou loi divine) qui ne vient pas de lui. Au même titre que tout "animal", il doit s'efforcer de rester en vie, même si "rester en vie" signifie pour lui bien autre chose que la simple survie biologique. Il n'a pas la liberté de choisir ce qu'il doit être, mais seulement la liberté de choisir s'il le deviendra ou pas. Il est libre de devenir un homme vertueux, respectueux de sa nature ou un être vicieux qui renie sa nature; il est libre de devenir une créature humblement soumise à la volonté de son créateur, ou une « créature déchue », séparée de Dieu. Mais il n'a pas du tout la liberté de décider souverainement de ce qui est bon ou mauvais pour lui, il n'a pas la liberté de disposer comme il le souhaite de sa propre nature !
C'est cette soumission à une loi commune dont l'époque de la Renaissance nous a appris à douter. Car considérer l'homme comme un "animal", soumis à la loi naturelle, n'est-ce pas une façon de nier son humanité ? Le propre de l'homme n'est-il pas justement de pouvoir échapper à la loi naturelle ? "Boire sans soif et faire l'amour en tout temps, madame, il n'y a que ça qui nous distingue des autres bêtes", écrira Beaumarchais. Et Voltaire d'ajouter : "le superflu, chose très nécessaire !". Par sa raison, l'homme échappe donc à l'ordre de la nature. Sa grandeur consiste à n'être pas soumis à une nature commune, mais au contraire à pouvoir se rendre maître de cette nature comme bon lui semble. La nouvelle vision de l'Homme fait encore de lui un être rationnel, mais cet être rationnel n'est plus un « animal », soumis comme tous les autres animaux à une loi naturelle. A quoi bon condamner certaines pratiques que l'on jugerait artificielles ou « contre-nature », alors que c'est précisément par là qu'elles se révèlent les plus humaines ? C'est à peu près en ces termes, par exemple, que Baudelaire fera l'éloge de la mode et du maquillage. Contre ceux qui dénoncent le caractère artificiel du maquillage, le poète objecte que cet aspect artificiel est justement ce qui en constitue la valeur : « La mode doit donc être considérée comme un symptôme du goût de l’idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d’immonde, comme une déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et successif de réformation de la nature ».
Pour les philosophes du 17e et 18e siècle, la Nature n'est plus la norme qu'il faut suivre, mais un point de départ dont l'homme s'éloigne de plus en plus, à mesure qu'il évolue. "L'état de nature" n'est plus une norme à suivre, mais la condition originelle de l'humanité, sa condition primitive et non civilisée, sa condition sauvage. Il ne s'agit plus alors de se soumettre à cet ordre naturel, mais au contraire il s'agit de le fuir afin de lui substituer un ordre proprement humain. L'Homme se pense désormais comme un être indéfiniment "perfectible", pour reprendre l'expression de Rousseau. Non un être de « Nature » (soumis à un ordre « naturel »), mais un être de « Culture » (soumis à un ordre qu'il a lui-même créé). Les Anciens estimaient certes que l'Homme n'était pas un animal « comme les autres », mais ils affirmaient cependant qu'il était un animal « au même titre que les autres ». Par conséquent, il était soumis à une « loi naturelle » qui ne dépendait pas de lui. Pour les modernes, l'Homme n'est plus du tout un animal, il échappe à l'ordre de la Nature en s'inventant un monde à sa mesure. Tout ce que l'Homme touche et manipule, tout ce que l'Homme produit, semble avoir l'étonnante propriété de sortir du règne de la Nature. Le monde de la Culture (les objets techniques, les œuvres d'Art, les inventions scientifiques, les religions...) se présente comme une rupture avec le monde de la Nature.
-Notre croyance au "progrès" est intimement liée à cette nouvelle vision de l'homme. Les Anciens ne croyaient pas au « progrès », mais ils croyaient à la Tradition. Dans la mesure où la loi naturelle (la loi divine) était immuable, elle était supposée s'appliquer pareillement à tous les hommes de toutes les époques. Les situations et les contextes peuvent changer, mais la vérité demeure. Il n'y a donc pas de progrès à attendre de ce point de vue. L'ordre immuable demande à être préservé, et c'est à cela que sert justement la Tradition. Mais à partir du moment où l'ordre de la nature laisse place à l'ordre de la raison, c'est à l'Homme lui-même de construire cet ordre. Cet ordre devient donc une construction, une conquête inlassable de notre raison. Du même coup, le respect pour la tradition devient un obstacle à la marche victorieuse de cette Raison. Dans cette opposition réside l'essentiel de la « querelle entre les Anciens et les Modernes » qui va agiter le monde littéraire et artistique au 17e siècle.
De la même manière, si l'homme est à l'image de Dieu, il doit être considéré comme un "créateur" plutôt que comme une "créature" ! N'est-ce pas renier la dignité humaine que de faire de lui une « créature », au même titre que les autres ? C'est ce qu'exprime très nettement Pic de la Mirandole, humaniste de la Renaissance, en 1486 : "Le parfait artisan (Dieu) décida finalement qu'à celui à qui il ne pouvait rien donner en propre serait commun tout ce qui avait été le propre de chaque créature. Il prit donc l'homme, cette œuvre à l'image indistincte, et l'ayant placé au milieu du monde, il lui parla ainsi : "Je ne t'ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquiers et les possèdes par toi-même. La nature enferme d'autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton libre arbitre, entre les mains duquel je t'ai placé, tu te définis toi-même". Il n'y a donc pas une définition de l'homme, pas de nature de l'homme posée à l'avance et à laquelle chacun devrait s'efforcer de correspondre. Il y a seulement un "propre" de l'homme, c'est à dire une faculté propre à l'homme : la Raison (et le langage), la Conscience. Et ce "propre" de l'homme lui permet justement de "se définir lui-même", c'est à dire de devenir son propre créateur. Un créateur ! C'est de cette façon que l'artiste de la Renaissance, pour la toute première fois, va se considérer. Il n'est plus, comme dans l'Antiquité, un simple « imitateur » de la Nature (« l'Art doit imiter la Nature » écrivait Aristote). Il est bel et bien un « créateur ». C'est à partir de ce moment que les artistes commenceront d'ailleurs à signer leurs œuvres, signe manifeste d'une véritable promotion sociale.
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