Deleuze et les "machines désirantes"
- damienclergetgurna
- 12 févr.
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Chacune de nos idées (qu'elle relève de notre vie théorique ou de notre vie pratique, qu'elle porte sur ce qui « est » ou bien sur ce qui « doit être ») peut être évaluée à l'aune de la force (ou de la faiblesse) de notre désir. Selon la manière dont notre désir s'affirme à travers elle, elle peut être le symptôme d'une « vie ascendante » ou bien d'une « vie descendante ». Elle peut être signe d'élévation ou au contraire phénomène de décadence. Toute idée ne prend donc son sens que rapportée à ce que Nietzsche nommait "la volonté de puissance". Cette thèse est simple à comprendre. Mais elle entraîne une conséquence importante : cela signifie qu'on ne peut plus juger abstraitement une valeur, sans considérer en même temps les conditions d'existence de ceux qui adhèrent à ces valeurs. Pas plus qu'on ne peut comprendre la signification véritable d'un concept philosophique sans prendre en considération la condition dans laquelle se trouve celui qui le pense et le genre de problèmes auquel il est affronté : « Toutes les espèces de passions doivent être examinées une à une, suivies une à une à travers les époques, les peuples, les individus, grands et petits ; il faut mettre au jour toute leur raison, toutes leurs appréciations de valeur et toutes leurs manières d'éclairer les choses ! Tout ce qui a donné sa couleur à l'existence n'a pas encore d'histoire jusqu'à présent : ou bien où existerait-il une histoire de l'amour, de la cupidité, de l'envie, de la conscience morale, de la piété, de la cruauté ».( Gai Savoir, § 7)
Par conséquent, si nous affirmons que toutes nos pensées renvoient ultimement à la dynamique de nos désirs, nous ne pouvons plus les traiter à la façon habituelle des philosophes : sub specie aeternitatis (sous l'aspect de l'éternité). Une idée neuve qui s'impose socialement n'est pas la découverte d'une vérité ancienne qui existait de toute éternité dans un ciel intelligible (le ciel de Platon), et qui, sagement, aurait attendu d'être enfin découverte. Car précisément : il n'y a pas d' « être intelligible » (des Idées) ; il n'y a que des « êtres intelligents » qui usent de leur intelligence pour interpréter la réalité, dans des contextes à chaque fois variables et suivant des rapports de force à chaque fois différents. Ce n'est que par un grossier gauchissement qu'on en vient à traiter des idées comme si elles étaient le produit d'une pure intellectualité (le fameux « sujet pensant ») sans histoire. « Sans histoire » parce que vivant dans un monde d'idéalités où le temps serait mystérieusement suspendu ; et « sans histoire » parce que échappant tout aussi mystérieusement aux luttes et aux tragédies quotidiennes de la vie. Ainsi, dans les manuels de philosophie voit-on trop souvent les idées se momifier, c'est-à-dire à la fois revêtir l'éternité et la grande paix réconciliée des gisants (note 52).
Il faut rendre les pensées à la vie qui les fait naître. Et cette vie est toujours placée dans des conditions singulières. Qu'est-ce donc qui fait varier ces conditions, qu'est-ce donc qui les transforme sans cesse... si ce n'est le désir lui-même ? Car le désir n'est pas seulement ce qui nous pousse à interpréter une réalité et à poser des jugements de valeur sur ce qu'il convient de faire (ou de ne pas faire). C'est aussi évidemment cette faculté qui transforme concrètement la réalité, la travaille, la modifie, l'aménage, l'enrichit... La vitalité du désir ne se manifeste pas seulement dans le fait qu'il est « moteur ». Plus que moteur, en fait, il est « producteur », créateur de réel. A l'image de la vie qui produit sans arrêt de nouvelles formes, le désir est une « production de production ». Cet aspect là du désir a été très longtemps négligé, ce qui a entraîné des conséquences funestes sur notre compréhension du désir. C'est surtout à Giles Deleuze et Felix Guatari que l'on doit, dans l'Anti-Oedipe (1972), la description du désir comme faculté productrice de réel. Nous nous limiterons ici à l'analyse du §4 (« psychiatrie matérialiste ») du premier chapitre de l'ouvrage intitulé : « les machines désirantes ».
« Si le désir produit, écrit Deleuze, il produit du réel. Si le désir est producteur, il ne peut l'être qu'en réalité, et de réalité. Le désir est cet ensemble de synthèses passives qui machinent les objets partiels, les flux et les corps, et qui fonctionnent comme des unités de production. Le réel en découle, il est le résultat des synthèses passives du désir comme auto-production de l'inconscient. (…) L'être objectif du désir est le Réel en lui-même. ». Que faut-il comprendre ? D'abord, au niveau le plus simple : que l'objet du désir, ce sur quoi il porte, c'est le réel lui-même. Si le désir est effectivement moteur, c'est que ce qu'il convoite est jugé comme une fin « réalisable ». Elle n'est pas nécessairement atteignable « en soi » ; mais « pour » celui qui désire, elle doit évidemment l'être ! On ne peut pas désirer des choses que l'on sait impossibles. Cela, Aristote l'avait déjà établi en distinguant le souhait et la décision (le « désir délibératif ») : le désir porte sur ce qu'on peut atteindre ; autrement, c'est un « souhait », ou un « fantasme » ou un « rêve » (note 53).... appelez-le comme vous voudrez.
Rien de plus faux alors que de considérer le désir comme une faculté onirique vouée à demeurer cachée dans les tréfonds de notre intériorité. Un désir réduit à cela, au fantasme, c'est un désir mutilé, coupé de ce qu'il peut...c'est à dire, en somme, un désir réduit à l'impuissance. Le fameux texte de Rousseau faisant l'éloge du « pays des chimères » est la meilleure illustration d'un homme devenu complètement impuissant et faisant de sa propre impuissance une vertu grandiose : « Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu'on voit ; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité et tel est le néant des choses humaines, que hors l'Être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas. » (Rousseau, Nouvelle Héloise, VIe partie, lettre VIII). Affirmer une énormité pareille n'est possible qu'à celui qui, se laissant duper par le langage, prétend dissocier le « désir » et « l'action », comme si le désir n'était pas déjà en lui-même action. Ainsi Rousseau considère-t-il que le désir est la « cause » de l'action, une cause qui pourrait tout aussi bien être considérée pour elle-même, indépendamment de son « effet », et donc cultivée à part de toute intention d'agir. Illusion que Nietzsche ne cesse de dénoncer : « De même, en effet que le peuple sépare la foudre de son éclat pour considérer l'éclair comme une action particulière, manifestation d'un sujet qui s'appelle la foudre, de même la morale populaire sépare aussi la force des effets de la force, comme si derrière l'homme fort, il y avait un substratum neutre qui serait libre de manifester la force ou non (…). Le sujet (ou pour parler le langage populaire, l'âme) est peut-être resté jusqu'ici l'article de foi le plus inébranlable, par cette raison qu'il permet à la grande majorité des mortels, aux faibles et aux opprimés de toute espèce, cette sublime duperie de soi qui consiste à tenir la faiblesse elle-même pour une liberté, tel ou tel état nécessaire pour un mérite (note 55)»
Mais le thèse que défend Gilles Deleuze va encore un peu plus loin. Tout n'est pas à rejeter dans la conception rousseauiste du désir comme « production de fantasme ». Car un fantasme n'est pas la simple représentation d'un objet. Un fantasme est un « agencement » narratif, qui met en scène des objets, des personnes, des situations, des temps et des lieux. Le fantasme peut être plus ou moins pauvre, mais il a toujours un caractère d'agencement. Décrire le désir comme une production de fantasme est donc une façon de rompre avec la théorie classique qui considère que le désir est toujours le désir d'une chose, d'un bien, d'un objet ou d'une personne. A la question : « que désire-t-on lorsque l'on désire ? », la théorie classique du désir répondait toujours en faisant intervenir un supposé « objet » du désir : désir de nourriture, désir de sexe, désir de gloire, désir de vérité, désir d'éternité.... Mais, remarque Deleuze, jamais le désir ne désire ces choses là ! Tout désir tend vers un agencement. Dans ses entretiens avec Claire Parnet (note 56), Deleuze proposait l'exemple trivial d'une femme qui désire s'acheter une robe. Dans la théorie classique du désir, à la question : « que désire cette femme ? », on se serait contenté de répondre : « elle désire une robe ». Ce à quoi Deleuze répond : « Pas du tout. Une femme qui désire s'acheter une robe désire avant tout se promener dans cette jolie robe par un jour de grand soleil, dans tel paysage qu'elle aime, au bras de son amoureux et sous le regard envieux de toutes les femmes qui la trouveront belle dans cet ensemble... »... Bref, on ne désire pas « acquérir » un objet mais « produire » un agencement. Si le désir est bien une manifestation de la vie qui nous porte, et si la vie est une puissance artistique qui produit le réel, alors le désir est lui aussi une faculté éminemment artistique : il ne convoite pas des objets, il aménage des scènes, des tableaux, il machine des agencements, réinvente le réel.
La grande illusion au sujet du désir a toujours été de considérer que le désir était la tension vers un bien qu'il s'agissait de « posséder ». Comme si tout désir se réduisait en somme à n'être qu'un désir d'acquisition et non pas un désir de production. C'est se faire une bien pâle idée de la puissance du désir que de le réduire ainsi à un désir d' « avoir ». Rien d'étonnant dans ces conditions, à ce que -depuis Platon -le désir ait toujours été assimilé au manque : « d'une certaine manière , la logique du désir rate son objet dès le premier pas : le premier pas de la division platonicienne qui nous fait choisir entre production et acquisition. Dès que nous mettons le désir du côté de l'acquisition, nous nous faisons du désir une conception idéaliste (dialectique, nihiliste) qui le détermine en premier lieu comme manque, manque d'objet, manque de l'objet réel ». Dans quelles conditions en effet notre désir en vient-il à s'appauvrir au point de ne désirer qu'un objet ? Précisément lorsqu'il y a situation de manque, besoin d'une chose. Deleuze (toujours dans les entretiens avec Claire Pranet) prenait, pour illustrer ce point, un autre exemple : l'homme qui désire boire un verre. Dans les conditions normales, ce qu'il désire est alors un agencement : il désire boire un verre à la terrasse d'un café, avec ses amis, à l'heure du crépuscule et quand les rues commencent à s'animer d'une belle vie nocturne.... il y a de tout cela dans le simple désir d'aller boire un verre. Mais supposez que cet homme, parce qu'il est alcoolique ou tout simplement parce qu'il est déshydraté, éprouve un violent sentiment de manque : il a soif ! Alors, que se passera-t-il ? L'univers fantasmatique de son désir se réduira d'un seul coup à la convoitise de l'unique objet qui lui manque. Littéralement, rien d'autre ne comptera à ses yeux que cet unique objet qui lui manque. La générosité avec laquelle son désir embrassait le réel laisse place à l'obsession du malade qui n'entend plus rien, ne voit plus rien, ne sent plus rien que sa souffrance. « Un seul être vous manque,et tout est dépeuplé » (Lamartine). Ce n'est pas un hasard si Platon, systématiquement, recourt à l'exemple de la faim pour parler du désir. Car la faim est bel et bien une situation de manque : « Les révolutionnaires, les artistes et les voyants se contentent d'être objectifs, rien qu'objectifs : ils savent que le désir étreint la vie avec une puissance productrice, et la reproduit d'une façon d'autant plus intense qu'il a peu de besoin. »
Contrairement à ce qu'on pouvait penser, ce n'est donc pas le fait d'avoir beaucoup de manque qui explique aussi qu'on ait beaucoup de désir. En réalité, besoin et désir croissent en proportion inverse : il faut avoir peu de besoins pour avoir beaucoup de désirs. Et plus on est cerné par la meute des besoins, moins on a de désir. D'autant plus que désirs et besoins s'opposent sur un deuxième aspect : il y a besoin lorsqu'un objet qui est déjà présent dans le réel, manque à une personne. Celui qui éprouve le besoin de manger désire une nourriture bien réelle, même si elle n'est pas forcément accessible. De même, celui qui a besoin d'un stylo ou d'une nouvelle imprimante, désire des objets qui existent déjà, et qui ont juste besoin d'être acquis. Dans un registre moins terre à terre, celui qui a besoin d'amour ou de gloire, désire des choses qui -sans être très concrètes- n'en sont pas moins réelles. C'est dire en résumé que le besoin n'invente jamais son objet, il ne produit pas l'objet de son désir. Il se contente de vouloir saisir un objet qui est déjà là, mais éloigné de lui. Il est donc purement passif face à cet objet et se contente seulement de « réagir » à sa présence ou à son absence. On retrouve là la structure nietzschéenne du désir réactif. Dans le cas du désir actif, l'objet du désir ne précède jamais le désir lui-même à la façon du « moteur immobile » d'Aristote. Au contraire, désirer revient simultanément à créer l'objet du désir, à lui donner corps et visage en même temps qu'on le fait. On ne sait jamais par avance ce que l'on désire tant qu'on ne l'a pas réalisé. Et la raison de ce phénomène ne tient pas au fait que le véritable objet de notre désir nous serait caché, refoulé dans l'inconscient. Mais cela tient au fait que le désir est producteur : il produit une réalité qui n'existe pas avant lui, une réalité à inventer de toutes pièces.
De cette analyse, Deleuze tire la conclusion que le désir est, par essence, « révolutionnaire ». Cela qui signifie d'abord que le désir bouscule tous les ordres établis, parce qu'il transforme et bouscule toujours les agencements rigidifiés afin d'en proposer de nouveaux . Ce qui fait que nos conditions de vie changent constamment, c'est que le désir les transforme, réinventant à tout bout de champ le réel, créant sans cesse de nouveaux espaces, de nouvelles pratiques, de nouvelles techniques, de nouvelles institutions et de nouvelles façons de voir.... Mais affirmer que le désir est « révolutionnaire », cela revient aussi à insister sur le fait que le désir -étant producteur de nouvelle réalité- a immanquablement une dimension sociale et politique. Autrement dit : le désir n'est pas une petite affaire réductible à la recherche d'une satisfaction personnelle. Inévitablement, quand on désire, ce désir engage tous les autres avec nous, puisqu'il a pour conséquence de transformer concrètement les conditions de vie qui nous sont données et les rapports de force qui leur sont inhérents : « Nous pouvons dire que toute production sociale découle de la production désirante dans des conditions déterminées ».
50Ainsi Parlait Zarathoustra, I, « des trois métamorphoses »
51Le Gai savoir, §7
52 Signe qu'on n'échappe jamais complètement à la volonté de puissance : n'est-il pas permis de reconnaître dans cette cette pieuse volonté de transformer les idées en sépulcres, en résidus dévitalisés de nos passions... un symptôle de notre fatigue ? La perte de vitalité se donnant à voir exemplairement dans cette façon particulière de présenter l'espace de nos représentations en un immense et accueillant sanatorium....
53« De plus, l'on peut aussi exprimer un souhait quand il s'agit de choses pour l'exécution desquelles l'on ne peut être d'aucune ressource, par exemple la victoire d'un certain acteur ou d'un athlète, alors que personne ne décide ce genre de choses ; on décide au contraire tout ce que l'on est susceptible, croit-on de faire par soi-même. Et de plus, le souhait porte plutôt sur la fin, alors que la décision porte sur ce qui conduit à cette fin. Ainsi, nous souhaitons avoir la santé, mais nous décidons les actes par lesquels nous l'aurons. Nous souhaitons aussi être heureux et nous en exprimons le souhait, mais dire « nous le décidons », ça sonne faux, parce que, en somme, la décision, selon toute apparence, concerne ce qui dépend de nous-mêmes » EN, VII
55Généalogie de la morale, première dissertation, §13
56L'abécédaire de Gilles Deleuze, « D comme Désir »
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