Du croire au "faire croire"
- damienclergetgurna
- 24 janv.
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Dernière mise à jour : 30 janv.
Spontanément, le sens que nous attachons à l'expression « faire croire » est un sens déceptif. On « fait croire » aux petits enfants que le père Noël passera par la cheminée, on « fait croire » à un malade que sa maladie n'est pas incurable, le séducteur « fait croire » qu'il est vraiment amoureux, etc. Bref, « faire croire », ce serait au fond l'intention de tromper. Ainsi, la marquise de Merteuil "fait croire" à Madame Volanges qu'elle est vertueuse, elle "fait croire" aussi à Cécile Volanges qu'elle est une confidente bien intentionnée, elle "fait croire" au vicomte de Valmont qu'elle n'est pas encore rentrée à Paris. De même, Lorenzo "fait croire" aux républicains qu'il est avec eux et "fait croire" au duc qu'il est son espion ; Le cardinal Cibo "fait croire" qu'il n'a aucune espèce de responsabilité et donc aucun pouvoir politique ; pendant des années le gouvernement américains a "fait croire" aux citoyens un certain nombre de mensonges concernant la conduite des opérations militaires au Vietnam...
Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi l'expression « faire croire » est-elle toujours spontanément assimilée à la duperie ou plutôt à l'intention de celui qui dupe ? La réponse la plus évidente tient au statut même de la croyance. « Faire croire », en effet, n'est pas la même chose que « faire savoir ». Lorsqu'ils échangent leurs informations scellées sous le cachet des lettres , la marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont se font "savoir" l'un l'autre tout ce que les autres protagonistes ignorent. C'est le cas, en particulier de la lettre que la Marquise de Merteuil écrit au vicomte pour se raconter elle-même à livre ouvert. De la même façon, dans Lorenzaccio, les conseillers du duc viennent l'avertir de la menace que représente Lorenzo : ils lui font "savoir", ils portent à sa connaissance, les déclarations imprudentes de Lorenzo. Et Lorenzo lui-même fait "savoir" à qui veut l'entendre qu'il va assassiner le duc. Les rédacteurs des Pentagone Papers portent à la connaissance de l'administration des informations essentielles concernant l'engagement des Etats-Unis dans la guerre du Vietnam, et celui qui divulgue ces documents à la presse, tout comme les journalistes du New York Times et ceux du Washington Post; portent à la connaissance du public ces documents classifiés, pour lui faire "savoir" ce qu'il en est.
Cette opposition entre « faire croire » et « faire savoir » semble donc bien recouper la distinction entre révéler et dissimuler, entre la vérité et le mensonge. Pourtant, si le savoir est nécessairement savoir de la vérité (car savoir une information qui se révélerait être fausse, ce ne serait pas réellement savoir) ; il s'en faut de beaucoup qu'une croyance soit, elle, systématiquement fausse. On peut parfaitement croire une chose qui s'avère être vraie. Ce qui distingue le savoir de la croyance n'est donc pas le partage entre le vrai et le faux. Ce qui caractérise le savoir, écrit Platon dans le Théétète, c'est qu'il constitue une « croyance vraie et justifiée ». Le savoir est donc lui-même un certain type de croyance, définie par deux caractéristiques complémentaires : d'abord, c'est une croyance vraie ; ensuite, c'est une croyance justifiée. Première caractéristique : c'est une croyance vraie. Cela signifie donc que toute croyance n'est pas systématiquement fausse, puisque le savoir défini comme une espèce de croyance, est une croyance "vraie". Mais cette première caractéristique ne suffit manifestement pas pour qu'il y ait, à proprement parler, savoir. Tant que cette croyance manque de justification, elle ne demeure encore qu'une simple opinion. Tant qu'on ignore pourquoi la somme des trois angles d'un triangle fait nécessairement 180°, on peut y croire parce que l'on fait confiance au maître, mais cette croyance demeure indiscernable d'une simple opinion. On pourrait donc dire que savoir ce n'est pas seulement savoir la vérité, mais que c'est aussi savoir pourquoi c'est vrai.
Il y a bien une différence entre une opinion "vraie" et une opinion "fausse", une différence objective entre croire quelque chose de vrai et croire quelque chose de faux. Mais, pour celui qui croit, subjectivement, cette différence est indiscernable, parce qu'il ne dispose pas de la justification qui lui permettrait de comprendre pourquoi sa croyance est vraie... et non pas fausse. Croire à quelque chose, c'est par principe croire que cette chose est "vraie" ! Autrement, on ne la croirait pas. Mais cette croyance pourrait aussi bien s'avérer "fausse" sans qu'on ne le sache. Faute de savoir pourquoi sa croyance est vraie, nul n'a les moyens de savoir si elle l'est réellement. Ainsi, Cécile Volanges "croit" que la marquise de Merteuil est une amie, et elle croit sincèrement que le Vicomte de Valmont n'est là que pour faciliter ses amours avec le chevalier Danceny. Elle se trompe, assurément. Mais elle "croit" aussi par ailleurs que le chevalier Danceny l'aime, comme n'importe quelle personne qui croit aux déclarations d'amour passionnées. Elle ne se trompe pas, parce que cela est vrai, mais elle n'en "croit" pas moins... parce qu'on ne peut jamais "savoir" avec certitude ces choses là. Par conséquent, il n'y a pas, subjectivement, pour celui qui croit, de différence manifeste entre une croyance vraie et une croyance fausse. Ce qu'il faudrait, pour que la croyance se transforme en authentique savoir, c'est une preuve manifeste : par exemple, la révélation des lettres écrites par la marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont. Là, la vérité éclate, il n'est plus possible de l'ignorer! Ou alors, le geste décisif par lequel Lorenzo met à exécution son projet d'assassiner le duc. Là, on ne se paie plus de paroles, il y a une preuve, un acte ! Ou encore la publication des Pentagone Papers qui révèle au grand public non pas ce qu'il ignorait (puisque, insiste Arendt, ces révélations n'en sont pas vraiment), mais ce qu'il présumait déjà sans disposer d'une preuve aussi indiscutable. Tant que cette preuve, cette justification, manque, il n'y a pas de différence entre celui qui croit à une chose fausse et celui qui croit à une chose vraie.
D'ailleurs, les textes que nous étudions manifestent tous la grande porosité qui existe entre une croyance fausse et une croyance vraie. Par exemple, Cécile Volanges croit que Danceny l'aime fidèlement, même quand cette croyance a quelque peu cessé d'être vraie, puisque Danceny, à la fin du roman, est tout occupé par les beaux yeux de la marquise de Merteuil. Le passage de la vérité à l'erreur se fait insensiblement, sans que la croyance se soit modifiée et sans que ce sur quoi elle se fonde (la simple confiance au discours de l'autre) ait disparu. De la même façon, la marquise de Merteuil « fait savoir » au vicomte tout ce qu'elle entreprend pour corrompre Cécile de Volanges ; mais dans la partie IV, elle prétend aussi lui « faire savoir » quand elle sera à Paris alors qu'en réalité elle lui fait plutôt "croire" qu'elle n'y est pas encore . A Danceny, lettre CXLVI : « Enfin, je pars mon jeune ami, et demain au soir, je serai de retour à Paris. (...) Ainsi, je vous demande le secret sur mon arrivée. Valmont même n'en sera pas instruit ». Le motif qui poussait donc Valmont à croire une chose vraie est exactement le même que celui qui le porte désormais à croire une chose fausse. Et inversement, dans Lorenzaccio : le motif qui porte le Duc à croire que Lorenzo est de son côté est exactement le même que celui qui porte Philippe à croire que Lorenzo est du sien. D'ailleurs, comment savoir qui a raison ? Si le lecteur ne dispose pas d'autres renseignements que ceux que les protagonistes possèdent, il n'a -tout comme eu -aucune preuve définitive qui lui permettrait de trancher la question et de substituer à la simple croyance une authentique connaissance. Par exemple, le lecteur lui-même est dans le même embarras devant l'épisode de l'épée. Que faut-il croire ? Que Lorenzo est un lâche, ou bien qu'il fait seulement semblant ?
Cette différence entre la simple croyance et un authentique savoir entraîne deux conséquences intéressantes : d'abord, elle amène à substituer à une logique binaire d'opposition ("savoir et croire"), une logique graduelle. Le savoir est lui-même, comme on l'a vu, une forme de la croyance, mais une croyance qui acquiert un grand degré de certitude du fait qu'elle est pleinement fondée. En dessous de ce degré supérieur, nous trouvons tout un ensemble de croyances qui sont plus ou moins bien fondées, plus ou moins bien justifiées, et qui s'accompagnent donc de degrés très différents de certitude. Thomas d'Aquin, dans la Somme Théologique, propose ainsi une typologie des différentes formes de croyance : « Parmi les actes de l'intelligence, en effet, certains comportent une adhésion ferme (...) comme il arrive quand on considère les choses dont on a la science ou l'intelligence, car une telle considération est désormais formée. Mais certains actes de l'intelligence comportent une réflexion informe et sans adhésion ferme, soit qu'ils ne penchent d'aucun côté, comme il arrive à celui qui doute ; soit qu'ils penchent davantage d'un côté mais sont retenus par quelque léger indice, comme il arrive à celui qui a un soupçon ; soit qu'ils adhèrent à un parti en craignant cependant que l'autre ne soit, comme il arrive à qui se fait une opinion ».
Comme exemple du "doute", nous pouvons prendre l'exemple de la présidente de Tourvel aux pires moments de son indécision, ou bien le chevalier Danceny lorsqu'il écrit au vicomte de Valmont , dans la lettre XCII : «Tâchez, surtout de vous rappeler ses paroles. Un mot pour l'autre peut changer toute une phrase ; le même a quelquefois deux sens... Vous pouvez vous être trompé : hélas, je cherche à me flatter encore ». Le "soupçon" suppose quant à lui un degré supérieur de conviction, une hésitation moins franche. Tel, par exemple, le soupçon du cardinal Cibo devant la scène de l'épée : Cibo croit sincèrement que Lorenzo est dangereux, mais la lâcheté de Lorenzo le fait légèrement douter : « cela est-il croyable ? ». Inversement, Giomo ne soupçonne pas Lorenzo, jusqu'au moment où il le voit penché au-dessus du puit alors que la côté de maille a disparu (acte II, sc 6) : « Je voudrais retrouver cette cotte de mailles pour m'ôter de la tête une vieille idée qui se rouille de temps en temps. Bah ! Un lorenzaccio ! ». Au dernier degré de conviction, avant la conviction de celui qui "sait", il y a "l'opinion". Là, aucun soupçon ne vient alimenter la crainte de se tromper ; mais cela ne fait pas tout à fait disparaître le doute. Ainsi, scène 6 acte 1 : Catherine : « N'ai-je pas vu briller quelquefois dans ses yeux le feu d'une noble ambition ? Sa jeunesse n'a-t-elle pas été l'aurore d'un soleil levant ? Et souvent encore aujourd'hui il me semble qu'un éclair rapide... Je me dis malgré moi que tout n'est pas mort en lui ».Cette grande diversité des modalités de la croyance rend l'intrigue beaucoup plus intéressante : entre les moments où les personnages passent brusquement de l'ignorance au savoir (toutes les scènes de "Révélation" qui font l'effet d'un coup de tonnerre dans la diégèse : la publication des lettres de Merteuil, l'assassinat du duc, la publication des Pentagon Papers...), les évolutions ordinaires se produisent de façon plus subtile : il y a d'abord des façons de présumer de la vérité qui ne sont pas encore définitives, des doutes, des soupçons, des jalousies, des opinions, qui dessinent tout un espace intermédiaire entre ce qui est objectivement vrai et ce qui est objectivement faux. Tous ces états intermédiaires produisent un effet permanent de tension dramatique !
La deuxième conséquence intéressante, c'est que dans la mesure où la croyance -tant qu'elle ne constitue pas un authentique savoir -manque de justification, elle manque aussi inévitablement de stabilité. C'est la raison pour laquelle Platon, à la fin du Ménon, compare l'opinion aux statues de Dédale qui ne sont pas fixées sur leur socle : "Les opinions vraies, aussi longtemps qu'elles demeurent en place, sont une belle chose et tous les ouvrages qu'elles produisent sont bons. Mais ces opinions ne consentent pas à rester longtemps en place, plutôt cherchent-elles à s'enfuir de l'âme humaine; elles ne valent donc pas grand-chose, tant qu'on ne les a pas reliées par un raisonnement qui en donne l'explication". Manière de reconnaître que ce qui caractérise la croyance, contrairement au savoir, c'est son instabilité chronique. Une fois qu'on sait ce que l'on sait, il est difficile de faire comme si on ne le savait pas. Le savoir, parce qu'il sait ses propres raisons, n'est pas susceptible de s'oublier ; il est rendu fixe par les raisons qui le fondent. Quand on sait, on sait. C'est pourquoi Valmont ne peut pas nier, devant la présidente de Tourvel, les faits qui lui sont reprochés et qui concernent son inconduite passée. Ces faits sont de notoriété publique, ils sont connus et reconnus et Valmont ne peut donc pas prétendre qu'ils sont faux. Mais il peut faire croire qu'il a changé, ce qu'il s'efforce de faire : "déjà vous me supposez léger et trompeur; et abusant, contre moi, de quelques erreurs, dont moi-même je vous ai fait l'aveu, vous vous plaisez à confondre ce que j'étais alors, avec ce que je suis à présent" (Lettre LII). En revanche, la croyance elle, est beaucoup plus soumise à des lois intimes de variation. Une opinion (« elle m'aime ») peut facilement laisser place à un soupçon (« peut-il réellement m'aimer en se comportant de cette manière ? »), puis de là au doute le plus angoissant (« m'a-t-il jamais aimé ? Me serais-je trompée ? »). La présidente de Tourvel parcourt toutes ces étapes, passant de l'une à l'autre, dans un sens puis dans l'autre. Lettre CXXXII à madame de Rosemonde : « Comment ne croirais-je pas à un bonheur parfait, quand je l'éprouve en ce moment ? » ; Lettre CXXXV : « Valmont... Valmont ne m'aime plus, il ne m'a jamais aimée. L'amour ne s'en va pas ainsi » ; Lettre CXXXIX : « Tout est oublié, pardonné ; disons mieux, tout est réparé. A cet état de douleur et d'angoisses, ont succédé le calme et les délices. O joie de mon cœur, comment vous exprimer ! Valmont est innocent ; on n'est point coupable avec autant d'amour ». Bref, elle change d'opinion, d'un jour à l'autre, comme on change de chemise.
Or c'est en raison de cette caractéristique, le fait d'être facilement changeante et variable, que la croyance s'offre beaucoup plus que le savoir à une manipulation efficace. Et c'est là où prend pleinement sens le verbe « faire », dans l'expression « faire croire ». Il est assez difficile de déplacer une statue qui est fermement fixée à son socle. Mais il est beaucoup plus facile de le faire, en revanche, lorsque cette statue n'est pas fixée ou bien trop mal fixée. Autrement dit, l'opinion prête plus facilement le flanc à la manipulation que le savoir. C'est ce que remarque H. Arendt dans du « mensonge en politique » : malgré tous les efforts du gouvernement américain, les citoyens américains ne peuvent plus ignorer ses mensonges : « au cours de ces derniers mois, un fait est devenu très clair : les efforts mal assurés du gouvernement pour tourner les garanties constitutionnelles et pour intimider ceux qui n'entendent pas se laisser intimider n'ont pas suffi et ne suffiront probablement pas à détruire un régime démocratique ». Il faut en effet beaucoup d'habileté pour réussir à faire croire à quelqu'un une chose contraire à ce qu'il sait déjà. En revanche, les formes inférieures de la croyance, parce qu'elles manquent de fermeté, se révèlent beaucoup plus ductiles. Cette dernière remarque nous amène proprement à la question du « faire croire », considéré comme l'action qu'un homme est susceptible de produire sur la croyance d'un autre homme, pour la modifier à son gré.
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