En quoi consiste l'action de "faire croire" ?
- damienclergetgurna
- 24 janv.
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La croyance, du fait qu'elle manque de fixité, se prête aisément à une intervention extérieure. En quoi consiste-t-elle, au juste, cette intervention ? Bien sûr, la réponse semble tellement évidente que la question semble assez idiote : elle consiste à « faire croire ». Mais précisément, qu'est-ce que « faire croire » ? Nous avons vu que ce qui distingue la croyance du savoir, c'est qu'elle manque d'un fondement qui la rendrait certaine. Par conséquent, ce qui caractérise la croyance, c'est son absence de fermeté. Or, celui qui s'efforce de « faire croire » peut-il réellement se contenter d'un tel état ? En produisant et en manipulant la croyance, il ne ferait dans ce cas que produire une opinion, un soupçon ou un doute, c'est-à-dire une adhésion qui ne serait jamais ni pleine ni entière. En produisant simplement de la « croyance », en se contentant de faire douter, de faire surgir un soupçon, ou bien de faire opiner, le menteur serait-il satisfait ? Aurait-il vraiment atteint son but ?
Il y a bien sûr des cas où celui qui cherche à « faire croire » ne recherche pas davantage. Produire un vague soupçon, une vague inquiétude, lui suffit amplement. Par exemple, la marquise de Merteuil lorsqu'elle parle à Cécile Volanges du Comte de Gercourt : « Figure-toi, rapporte Cécile à sa confidente Sophie Carnay, qu'il a au moins trente-six ans ! Et puis, madame de Merteuil dit qu'il est triste et sévère, et qu'elle craint que je ne sois pas heureuse avec lui. J'ai même bien vu qu'elle en était sûre, et qu'elle ne voulait pas me le dire, pour ne pas m'affliger » (lettre XXXIX). A quoi bon susciter, dans l'esprit de l'adolescente, une ferme conviction, lorsqu'il suffit amplement de la faire douter. Ainsi mise en mouvement, la pensée de Cécile est conduite à tirer ses propres conclusions, sans que la marquise de Merteuil ne se compromette trop : "je ne veux pas me compromettre" (Lettre XX). De même, Lorenzo, lorsqu'il tente de détourner sur Giomo les soupçons du duc, après l'inexplicable disparition de sa côte de maille : « Méfiez-vous de Giomo : c'est lui qui vous l'a volée » (IV, 1).
Dans ces cas de figure, l'action qu'on opère sur la croyance consiste moins à susciter la croyance que, au contraire, à tâcher de la contrarier.. Il s'agit plutôt dans ce cas de rendre incrédule, afin de se débarrasser d'une croyance gênante en y introduisant le vers du soupçon. Nous pourrions dire qu'il s'agit de "faire douter" plutôt que de "faire croire". Tel est le principe de la diffamation, de l'accusation gratuite, des insinuations, des rumeurs et des bruits de couloir. Lettre CLXVIII Madame de Volanges à Madame de Rosemonde : « Il se répand ici, ma chère et digne amie, sur le compte de la Marquise de Merteuil, des bruits bien étonnants et bien fâcheux. Assurément, je suis loin d'y croire, et je parierais bien que ce n'est qu'une affreuse calomnie : mais je sais trop combien les méchancetés, même les moins vraisemblables, prennent aisément consistance ; et combien l'impression qu'elles laissent s'efface difficilement, pour ne pas être très alarmée de celles-ci, toutes faciles que je le crois à détruire ». Tel est aussi le principe des faits alternatifs, que certains gouvernements érigent en stratégie politique : non pas engager l'opinion publique à les croire, mais du fait même que ces faits sont énoncés avec aplomb, miner la confiance dont les faits véritables sont l'objet et faire passer ces faits pour des simples opinions. Ce pourquoi Arendt écrit que cette stratégie est une forme de mensonge : "Il en va de même lorsqu'un menteur, ne disposant pas du pouvoir nécessaire pour imposer ses menonges, ne s'appesantit pas sur le caractère évangélique de son affirmation, mais prétend qu'il s'agit de son "opinion" pour laquelle il invoque son droit constitutionnel. Cela est fréquemment pratiqué par des groupes subversifs, et dans un public politiquement immature la confusion qui en résulte peut être considérable".
Pourtant, même dans ces cas où il s'agit plutôt de faire douter que de faire croire, l'efficacité de la manipulation suppose un élément de confiance absolue. En effet, même là où il s'agit seulement d'introduire le doute dans une croyance, on ne peut y parvenir efficacement que si la personne qui commence à douter n'estime avoir aucune raison de douter du motif qui la pousse à douter. Par exemple, Danceny en vient à douter de l'amour de Cécile parce que Valmont lui raconte qu'elle met de la mauvaise volonté à faciliter leurs échanges épistolaires. Danceny doute alors de l'amour de Cécile, d'autant plus qu'il n'est pas non plus certain que Valmont a bien interprété les paroles de Cécile. Mais il y a une chose, en revanche, au sujet de laquelle Danceny ne doute pas et au sujet de laquelle il ne doit pas douter, pour que le mensonge soit efficace : c'est la sincérité du témoignage de Valmont. Il croit en toute bonne foi que Valmont est un ami et qu'il cherche uniquement à lui rendre service. Sans cette croyance absolue en la bonne foi de Valmont, aucune des insinuations de Valmont ne réussirait à le faire douter : "Je ne puis, écrit le chevalier à Cécile Volanges, vous dissimuler combien j'ai été affligé en apprenant de Valmont le peu de confiance que vous continuez à avoir en lui. Vous n'ignorez pas qu'il est mon ami, qu'il est la seule personne qui puisse nous rapprocher l'un de l'autre" (Lettre XCIII). De la même façon, la marquise de Merteuil ne veut pas que le vicomte de Valmont croit trop rapidement à sa victoire et à son droit de jouir d'elle. Elle lui envoie donc une série de contre-feux destinés à le faire douter de son amour pour lui, sans non plus chercher à le convaincre du contraire. En amour, pour que ça marche, il faut rester constamment dans le doute! Celui qui est trop convaincu de l'amour de l'autre finit bientôt par s'en dégoûter. Par exemple, le chevalier de Belleroche, dont la marquise entend se débarrasser en l'accablant sous les preuves accablantes de son amour. Mais pour produire ce doute dans l'esprit de son alter ego, il importe que le Vicomte de Valmont n'ait aucune raison de douter de ce qui le fait douter. De même, devant le silence obstiné de Madame de Rosemonde, Madame de Volanges ne sait plus quoi penser au sujet de sa fille. Elle est pétrie de doutes, d'angoisses, d'incertitudes. Mais elle n'est dans cet état que parce que, par ailleurs, elle ne doute aucunement de la fiabilité ni de l'amitié de madame de Rosemonde : « Ma fille prend demain un habit de postulante. J'espère que vous n'oublierez pas, ma chère amie, que dans ce grand sacrifice que je fais, je n'ai d'autre motif, pour m'y croire obligée, que le silence que vous avez gardé vis-à-vis de moi » (Lettre 175). Pour en venir à douter de ce à quoi l'on croit, il faut donc commencer par croire fermement à tout ce qui nous fait douter.
On en revient donc à l'expression « faire croire », prise dans son sens le plus propre. Il s'agit bien de "faire croire", et non pas de "faire douter". C'est dire qu'il s'agit de produire, dans l'esprit de celui que l'on manipule, une croyance qui aurait toute l'apparence d'un authentique savoir. L'apparence seulement, puisque cette croyance manque d'une justification suffisante ; mais l'apparence tout de même, puisque cette croyance doit revêtir l'allure d'une conviction intime, contrairement à ce qui se passe simplement quand on a une opinion, un doute ou un soupçon. Par conséquent, pour que le mensonge soit efficace, il importe que celui qui est la dupe ne sache pas qu'il "croit". Tout au contraire, il doit croire qu'il sait. Par exemple, si le duc Alexandre a tant de mal à croire ceux qui le mettent en garde contre Lorenzo, c'est parce qu'il croit connaître parfaitement son cousin : « Quand je vous le disais ! Personne ne le sait mieux que moi ; la seule vue d'une épée le fait trouver mal » (I, 4). De la même façon, Pierre Strozzi, lorsqu'il se propose de renverser le duc Alexandre, croit qu'il sait parfaitement ce qu'il fait. Et c'est contre ce "croire savoir" que le met en garde son père, de façon très insistante : « Mais vous n'avez rien d'arrêté ? Pas de plan, pas de mesures prises ? Ô enfants, enfants ! Jouer avec la vie et la mort ! Des questions qui ont remué le monde ! Des idées qui ont blanchi des milliers de têtes, et qui les ont fait rouler comme des grains de sable sur les pieds du bourreau ! Des projets que la Providence elle-même regarde en silence et avec terreur, et qu'elle laisse achever à l'homme, sans oser y toucher ! Vous parlez de tout cela en faisant des armes et en buvant un verre de vin d'Espagne, comme s'il s'agissait d'un cheval ou d'une mascarade ! Savez-vous ce que c'est qu'une République, que l'artisan au fond de son atelier, que la laboureur dans son champ, que le citoyen sur la place, que la vie entière d'un royaume ? Le bonheur des hommes, Dieu de justice ! Ô enfants, enfants ! Savez-vous compter sur vos doigts ? » (III, 2). Dans les Liaisons dangereuses, le passage de l'opéra (lettre XXXIX) est également très instructif : « Figure-toi qu'il a au moins trente-six ans ! Et puis, madame de Merteuil dit qu'il est triste et sévère, et qu'elle craint que je ne sois pas heureuse avec lui. J'ai même bien vu qu'elle en était sûre, et qu'elle ne voulait pas me le dire, pour ne pas m'affliger ». On avait dit que le but de Madame de Merteuil, à ce moment, n'était pas de produire dans l'esprit de Cécile Volanges une certitude, mais qu'il lui suffisait de produire une vague inquiétude, un certain malaise. Mais ce qui produit ce résultat, ce ne sont pas simplement les confidences très mesurées de la marquise de Merteuil, c'est la conviction que Cécile nourrit au sujet de la volonté de la marquise de la ménager en ne lui livrant pas toute la vérité ! Elle croit savoir que la marquise se retient de tout lui dire, et cette certitude de savoir que sa protectrice lui ment (par omission et délicatesse) fait paradoxalement d'elle a dupe de son mensonge. Merveille de duplicité ! Enfin, l'une des raisons que Arendt pointe, pour expliquer que le mensonge concernant la guerre du Vietnam aient pu se poursuivre si longtemps, c'est l'illusion épistémique des experts qui "croyaient savoir", précisément parce qu'ils se jugeaient experts : une « impossibilité -écrit-elle – de distinguer entre une hypothèse plausible et le fait qui doit la confirmer, c'est-à-dire le fait de traiter des hypothèses et des « théories » comme s'il s'agissait de faits établis » (« le mensonge en politique », IV).
Résumons : « faire croire » consiste à produire, dans l'esprit de celui qui doit croire, une forme de croyance bien particulière. D'un côté cette croyance n'a rien d'un authentique savoir puisqu'elle n'est fondée réellement sur aucune preuve fiable ni incontestable ; mais d'un autre côté, cette croyance ne doit pas être consciente d'elle-même comme croyance. Elle doit avoir au contraire le degré de certitude qu'on attache habituellement à la connaissance sûre et certaine. A défaut de susciter ce type de croyance, le mensonge est condamné à échouer. Or, ce type de croyance a quelque similitude avec ce que Thomas d'Aquin présente comme l'acte de foi : « cet acte qui consiste à croire contient la ferme adhésion à un parti : en cela le croyant se rencontre avec celui qui a la science et avec celui qui a l'intelligence ; et cependant sa connaissance n'est pas dans l'état parfait que procure la vision évidente ; en cela il se rencontre avec l'homme qui est dans le doute, dans le soupçon ou dans l'opinion ». De fait, quand un chrétien, un juif ou un musulman professe sa foi, en disant « je crois », ce qu'il veut dire c'est simultanément deux choses : d'une part, en affirmant sa croyance (credo) il affirme bien ne pas savoir. S'il savait il n'aurait pas besoin de croire, et la croyance religieuse ne serait pas une affaire de foi. En ces matières, on est condamné à croire, faute de pouvoir savoir. Thomas d'Aquin insiste bien sur ce fait que celui qui a la foi a peut-être d'excellentes raisons d'avoir la foi. Mais si ces raisons sont suffisamment convaincantes pour l'inciter à croire, elles ne sont nullement suffisantes en revanche pour le dispenser de croire, en s'imaginant qu'il sait. Mais en même temps, cette croyance est bien particulière, parce que -idéalement -elle proscrit toute expression d'un doute. Une foi qui est traversée par les doutes, c'est déjà une foi qui chancelle, une croyance qui manque de fermeté et qui menace bientôt de disparaître : « homme de peu de foi », dit parfois le Christ à ses disciples. Donc, la "foi" est bien une simple croyance et non un savoir ; et en même temps, c'est une croyance qui s'accompagne d'une réelle conviction subjective, comme si on savait. Comment expliquer, demande Thomas d'Aquin, cet excès de la conviction par rapport aux raisons qui la fondent ? Qu'est-ce qui explique qu'on soit convaincu d'une chose au sujet de laquelle on ne dispose que de preuves plus ou moins probantes. Pour expliquer cet écart, Thomas d'Aquin fait intervenir un autre élément : la foi n'est pas seulement un acte d'adhésion intellectuelle ; si c'était le cas, la conviction ne pourrait jamais excéder les raisons intellectuelles que l'on a de croire. Pour expliquer ce surcroît de confiance, il faut considérer la foi comme un acte qui fait intervenir une certaine volonté, une volonté de croire : « l'intelligence du croyant est déterminée à une chose non par la raison mais par la volonté ».
Le mécanisme qui est à l'œuvre dans l'esprit de celui qui "croit savoir" semble exactement similaire au mécanisme qui est à l'œuvre dans l'acte de "Foi". Dans les deux cas, c'est la volonté qui meut l'intelligence du croyant et qui le force à adhérer à une opinion, en y mettant toute sa force de conviction. Mais il y a tout de même, entre les deux, une différence manifeste : celui qui « croit savoir », contrairement à celui qui a la foi, ignore les ressorts véritables de sa conviction. A tort, il pense que sa conviction est fondée sur des preuves évidentes et suffisantes, des preuves incontestables. Contrairement à celui qui a la foi, il ignore en réalité que cette conviction est d'abord fondée sur sa volonté de croire, et que c'est seulement cette volonté de croire qui l'incite à considérer que les raisons dont il dispose sont des preuves suffisantes et incontestables. La personne qui « croit savoir » imagine que sa conviction est une déduction purement intellectuelle, qui s'appuie sur des preuves solides ; alors qu'en réalité, c'est l'inverse : c'est sa conviction, sa ferme volonté de croire, qui l'amène à imaginer que les preuves dont il dispose sont des preuves solides. Sans cette explication, on ne pourrait pas du tout comprendre pourquoi certaines preuves, pourtant tout à fait suffisantes, ne suffisent pas à le détourner de sa fausse croyance, tandis que d'autres preuves -tout à fait boiteuses -suffisent à le persuader. Dans le cas de la présidente de Tourvel, ce motif est tellement apparent que le vicomte de Valmont ne se fait aucune illusion : « J'ai donc répondu au sévère billet par une grande épître de sentiments ; j'ai donné de longues raisons, et je me suis reposé sur l'amour du soin de les faire trouver bonnes » (Lettre CXXXVIII). De la même façon, le duc Alexandre est complètement sourd aux avertissements de ses conseillers, parce que la perspective imminente d'une nuit d'amour avec la tante de Lorenzo lui fait immédiatement trouver ridicules ces accusations pourtant confirmées de toutes parts. Il suffit d'une parole de Lorenzo pour l'en distraire : « Dépêchons-nous ; votre belle est peut-être déjà au rendez-vous ». Et de la même façon, toutes les preuves objectives fournies par les services de renseignement n'empêcheront pas le gouvernement américain de s'obstiner dans son erreur, comme en atteste cette déclaration de Richard J. Barnet, citée par H. Arendt : "Le modèle que la bureaucratie avait conçu faisait totalement abstraction des réalités; les faits, obstinés et résistants, que tant de spécialistes de l'analyse des renseignements, payés fort cher, devaient rassembler, étaient délibérément laissés de côté".
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