Est-il nécessaire d'observer pour connaître ?
- damienclergetgurna
- 12 févr.
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En quel sens peut-on dire que l'observation est indispensable à la connaissance ? Si cette question mérite d'être posée, c'est parce qu'elle interroge les conditions et les limites de notre connaissance. Qu'on ne puisse rien connaître sans l'observation, c'est bien ce que prétendent les philosophes empiristes, pour qui rien n'est dans l'intelligence qui ne vienne d'abord des sens : « nisi est in intellectu qui non prius fuerit in sensu ». Mais si toutes les idées viennent de la sensation, comment alors pouvons-nous prétendre connaître quoi que ce soit au-sujet de ce qui n'est pas observable ? Ne sommes-nous pas condamnés, si l'observation est indispensable à la connaissance, à avouer que ce qui ne peut être observé ne peut non plus être connu ? N'est-ce pas alors toute la philosophie, avec sa prétention à remonter au principe de toutes choses, qui se trouverait dangeureusement compromise ? Quel crédit peut-on apporter au discours de celui qui prétend ainsi s'affranchir du seul domaine des réalités observables ? Ne faut-il pas, comme nous y invite Kant, « limiter le savoir pour faire une place à la croyance » ? Autrement dit, ne nous faut-il pas admettre modestement qu'aucune connaissance n'est réellement possible au sujet du Monde, de l'Esprit ou de Dieu ? Ne faut-il donc pas renoncer à faire de la métaphysique une authentique connaissance ?
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Tout dépend d'abord de ce que l'on veut dire exactement lorsque l'on prétend qu'il est « nécessaire » d'observer pour connaître. « Nécessaire » en quel sens ? Nécessaire au sens où l'observation serait une condition de la connaissance ? Ou nécessaire au sens où l'observation ferait pleinement partie de la connaissance ? Prenons un exemple simple : pour faire une recette (mettons un gâteau), deux genre de choses sont nécessaires. Il faut des plats, des récipients, des moules, des fouets... et il faut aussi des ingrédients : des œufs,de la farine, du sucre... tous ces éléments sont nécessaires, mais pas de la même façon : le récipient est nécessaire comme une condition, sans laquelle je ne pourrai pas faire de gâteau. Mais le gâteau n'a rien à voir avec le récipient. En revanche, la farine est un ingrédient indispensable à la confection de mon gâteau, au sens où ce gâteau est constitué de farine. Cette dernière est donc nécessaire à mon gâteau comme un élément constitutif.
Est-ce en ce sens qu'il faudrait parler de l'observation ? Est-elle un élément constitutif de ma connaissance, qui rentre pleinement dans la définition de ce que je nomme « connaître » ? Ne pouvons-nous pas au contraire prétendre que l'observation est la condition indispensable de notre connaissance, sans admettre pour autant que connaître consiste à observer ? Que le point de départ de toute connaissance soit « nécessairement » l'observation, c'est là une thèse que nous pouvons admettre sans difficulté. Après tout, Platon lui-même admet l'observation comme point de départ de toute connaissance. Où pourrait bien commencer notre savoir, sinon d'abord dans la confrontation aux apparences multiples qui frappent notre vue ? Dans la caverne platonicienne, la longue ascension vers la connaissance authentique part de l'observation la plus naîve. Car où voudrait-on trouver la réalité, sinon d'abord dans ce qui s'offre à nos sens ? Et ce n'est d'ailleurs même pas la réalité concrète qui nous est d'abord donnée, mais la simple apparence des choses ! De fait : si la réalité s'offre à nous sous la forme d'une apparence, nous la jugeons d'abord par ce qu'elle a l'air d'être et non par ce qu'elle est véritablement. Devant le mur de la caverne, les prisonniers jugent de la réalité d'après ce qu'ils peuvent en observer. Cette observation est donc le point de départ de toute connaissance. Et c'est sans doute pour cela que nous ferions bien de nous méfier du monde de l'art : car si l'artiste est maître des apparences, s'il est un enjôleur qui crée non pas la réalité mais seulement l'apparence de la réalité, alors l'artiste dispose d'un immense pouvoir politique !
Un pouvoir d'autant plus dangereux que l'observation est la condition indispensable de toute connaissance (son point de départ), mais qu'elle n'est pas elle-même une authentique connaissance ! De même que le sophiste a l'air de connaître sans connaître vraiment, l'oeuvre d'art a l'apparence de la réalité sans être vraiment réelle. L'observation n'est pas un véritable savoir, raison pour laquelle il faut se libérer de son enchantement. Le prisonnier doit se libérer de cet écran qui lui apprend à juger des choses (et des personnes) d'après les apparences. Condition de la connaissance, l'observation n'est donc pas un ingrédient de la connaissance. Au contraire ! Pour connaître véritablement, il faut s'affranchir de ce que l'on voit, et regarder avec les yeux de l'esprit. Regarder quoi ? Précisément ce que nos yeux ni aucun de nos sens ne peut réellement apercevoir : l'essence des choses, cet être générique, universel et immuable, qui fait de chaque chose ce qu'elle est. Tout effort de connaissance, comme le remarque justement Platon, passe par un effort d'abstraction. La connaissance est nécessairement abstraite, car sans cette abstraction nous ne pourrions jamais saisir aucune vérité universelle. La perception nous lie à des réalités singulières, concrètes, instables. Et ce que nous cherchons à connaître, au contraire, ce sont des lois générales, immuables, universelles. Comment, par exemple, pourrions-nous connaître que « la somme des trois angles d'un triangle vaut toujours 180° », si nous ne faisions pas abstraction de tout ce qui rend les triangles particuliers ? La raison n'est pas l'observation. De l'une nous attendons des idées, de l'autre nous ne pouvons espérer que des images.
Par conséquent, affirmer que l'observation est nécessaire comme une condition indispensable de la connaissance, ne revient nullement à admettre que l'observation serait un ingrédient nécessaire de notre connaissance. Tout porte à considérer au contraire que, depuis l'émergence de la Raison (logos), aucun progrès décisif de la connaissance ne s'est accompli sans une abstraction de plus en plus poussée. La science moderne n'incarne-t-elle pas à nos yeux, avec ses équations mathématiques et son symbolisme compliqué, la quintescence de ce savoir « abstrait » ? Si la raison humaine est capable, par cet effort d'abstraction, de s'élever au-dessus de ce que nous pouvons observer, alors qu'est-ce qui nous empêche de reconnaître qu'elle peut aussi s'élever jusqu'au « principe anhypothétique » de toutes choses ? Certes, cette ascension est difficile car le soleil qui éclaire toutes choses se laisse difficilement regarder en face. On ne peut pas attendre que cette ascension prenne la forme d'une démonstration qui, à partir d'hypothèses admises, décendraient mécaniquement jusqu'aux conclusions. Savoir « dialectique », la philosophie est comme Eros, à mi-chemin de l'ignorance et de la sagesse achevée. Mais qu'on ne puisse, en ce domaine, atteindre à aucune connaissance certaine ne veut pas dire pour autant qu'on ne puisse atteindre à aucune connaissance. Connaître, même approximativement, c'est quand-même connaître !
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Sans doute Platon a-t-il raison d'affirmer que la connaissance véritable ne commence que lorsque nous cessons d'être aveuglés par les apparences sensibles. Mais en retour, cette connaissance ne doit-elle pas s'achever par une observation en bonne et due forme ? La connaissance ne commence vraiment qu'à partir du moment où nous acceptons de nous abstraire de nos sensations. L'apparence, en effet, plaidait pour le géocentrisme : la terre avait l'air d'être fixe sous nos pieds tandis que le soleil a toujours l'air de bouger au-dessus de notre tête. La conquête de l'héliocentrisme a, de ce point de vue, nécessité un véritable effort d'abstraction. C'est vrai. Mais quelle valeur aurait eu cette découverte, si Galilée s'était contenté de l'établir rationnellement, par des calculs mathématiques, sans jamais faire l'effort de revenir à l'expérience, au moyen d'une observation précise ? La pensée abstraite aurait-elle suffit à connaître la vérité ? N'est-ce pas justement le défaut congénital du « rationalisme » que de prétendre, ainsi que nous y invite Platon, nous passer de toute observation ? Plongée dans ses pensées abstraites, déconnectée de la réalité, la raison ne risque-t-elle pas de prendre ses propres convictions pour des vérités ? Est-ce cela, « connaître » ? Si l'empirisme nous a appris une chose, c'est bien à nous méfier des théories abstraites et de leurs facheuses tendances à ignorer le témoignage des faits. Le dogmatisme désigne en effet cette ravageuse tendance à vouloir sauver nos convictions, parce qu'elles sont impeccablement rationnelles, au mépris des faits. L'idéalisme de Platon conduit ainsi à mépriser le monde sensible au profit d'un Idéal peuplé d'Idées abstraites ! Noyé dans ses essences éternelles, Platon s'est-il jamais aperçu qu'il avait abandonné l'existence ? Il semble que cette tendance à mépriser l'observation soit une maladie constante de l'idéalisme, puisque Kierkegaard adressera le même reproche à la pensée abstraite : une pensée qui se flatte de tout expliquer, d'autant plus aisément qu'elle escamote la difficulté : l'existence réelle, concrète et plongée dans le temps.
Aussi faut-il affirmer que la connaissance ne peut se passer de l'observation. Si la connaissance a besoin de s'affranchir de l'expérience, elle a également un impératif besoin d'y revenir. Ou plutôt : la connaissance doit s'affranchir de la sensation naïve ; mais elle ne peut absolument pas se passer de l'observation. Qu'est-ce que « observer », en effet, sinon porter un regard attentif sur les choses ? Contrairement à l'illusion d'une sensation passive, l'observation, elle, est active. Observer une chose, ce n'est pas simplement la regarder, c'est l'examiner. Quand Galilée observe la chute des corps, cette observation n'a plus rien à voir avec le simple constat empirique que les objets tombent rapidement au sol. Le savant ne regarde pas, il « observe ». C'est dans cette observation que Kant voit, à juste titre, la radicale nouveauté de la méthode scientifique. C'est parce qu'elle n'est plus prisonnière de la perception que la physique moderne devient une science d'observation ! Car l'observation, contrairement à la perception, ne se fait pas au hasard, sans plan établi. Elle n'est pas le simple constat d'un fait. Une observation, au contraire, traduit l'activité d'une raison qui, loin d'être soumise aux apparences, essaie au contraire de les redresser, au moyen de la pensée abstraite. L'apparence me fait croire qu'un corps lourd (une pierre) tombe plus rapidement qu'un corps léger (une plume). En réalité, il n'en est rien : la vitesse de chute n'a rien à voir avec la masse d'un corps. Et ce qui l'atteste, ultimement, c'est l'expérimentation mise en place par Galilée : un plan incliné sur laquelle il fît rouler des billes ! Au lieu d'être simplement l'écolier devant son maître, l'observateur est le juge devant un témoin. Il n'est pas dans la position passive du prisonnier platonicien, mais dans l'investigation active de l'abeille qui -comme l'écrivait Bacon de Verulam -va et vient continuellement entre la théorie et l'expérience. L'observation est donc un tout autre rapport à l'expérience, un rapport qui -loin de gêner ou d'aveugler la connaissance -constitue au contraire pour elle un ingrédient indispensable.
En effet, ce n'est pas simplement dans le domaine de « la connaissance physique » que cette observation est recquise. Pour toute connaissance, quelle qu'elle soit, deux ingrédients sont toujours essentiels : l'intuition qui nous donne un objet, et le concept qui nous permet de penser cet objet. « Sans intuition, le concept est vide, et sans concept, l'intuition est aveugle ». Ce principe kantien s'applique naturellement à toute connaissance. Même si elles sont entièrement a priori, les mathématiques ont elles aussi besoin d'une telle intuition, sous la forme d'une construction dans l'espace. Sans quoi, le mathématicien serait rigoureusement incapable de faire correspondre le moindre contenu à ses concepts mathématiques. Si notre connaissance dépend de la raison (donc du concept), en revanche l'objet de notre connaissance, lui, ne peut nous être donné que par l'intuition. La raison peut connaître un objet, mais elle ne peut pas se donner un objet à connaître. Cet objet nous est donné exclusivement au moyen de la perception, seule façon pour nous d'être mis en présence d'une réalité. C'est pourquoi toute volonté de déduire a priori l'existence d'un objet, à partir de son essence, est une entreprise vouée à l'échec : je ne peux pas affirmer l'existence de Dieu en m'appuyant sur la définition de Dieu, comme prétendent le faire Saint Anselme, puis Descartes. La preuve ontologie de l'existence de Dieu consiste en effet à déduire l'existence de Dieu de sa propriété essentielle d'être un Être parfait. Mais comme le remarque justement Kant, « l'existence n'est pas un prédicat » qui rentre dans la définition d'une chose : la définiton de cent thalers est exactement la même, qu'ils existent ou non. La seule façon de montrer l'existence de ces cent thalers, c'est de les observer !
Comme la vérité est l'accord de ma croyance avec la réalité, il paraît donc difficile de se passer de l'observation. Dans la mesure où le seul accès dont je dispose à la réalité est l'observation, je peux difficilement prétendre connaître quoi que ce soit si je me passe de l'observation !
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Si l'observation est indispensable à la connaissance, c'est donc parce que -sans observation -il n'y aurait pas d'objet de la connaissance. De la raison dépend l'universel (le concept) qu'on cherche à dégager, ce que Platon nommait les « essences ». Mais de l'observation dépend « l'existence ». Et de ce point de vue, l'observation est indispensable, car une connaissance qui porterait sur des êtres fictifs ne serait la connaissance de rien du tout ! Cela nous amène-t-il donc à affirmer, avec Kant, que notre connaissance est fondamentalement limitée, parce que nous ne pouvons rien connaître au-delà de l'observation ? Cette conséquence semble s'imposer, et avec elle l'humble renoncement à notre ambition métaphysique. Mais peut-être cette conséquence est-elle discutable. Car s'il est vrai que rien n'est dans l'esprit qui ne soit d'abord dans les sens, s'il est vrai donc que tout objet de la connaissance nous est fourni par l'observation, pourquoi les grandes idées philosophiques (l'être, dieu, l'esprit, le monde...) feraient-elles exception à la règle ? L'idée « d'être » ne nous est-elle pas fournie par la plus basique et la plus simple des observations ? Le constat que les choses existent et que les choses se ressemblent sous certains aspects. Et les lois de l'être (l'ontologie), ne sont-elles pas elles aussi des lois tirées de l'observation ? En somme, pourquoi ne pourrions-nous pas prétendre tirer tout notre savoir métaphysique d'une fine observation des réalités physiques, comme le suggèrait Aristote ? Ainsi, il se pourrait que l'observation ne soit pas un limite à la connaissance philosophique. Au contraire. Ce qui serait plutôt une limite pour elle, c'est la conviction kantienne que nous ne connaissons jamais la réalité, mais seulement l'apparence phénoménale de la réalité. Pour Kant, en effet, nous serions prisonniers des formes a priori de notre sensibilité (l'espace et le temps) comme des formes a priori de notre entendement (les catégories logiques). N'est-ce pas là une façon de disqualifier l'observation, exactement comme l'avait fait Platon ? Avec cette différence, toutefois, que -cette fois -nous ne pourrions plus prétendre échapper à cette illusion, prisonniers à vie du monde phénoménal, enfermés pour toujours dans la caverne de notre esprit...
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