L'idéal antique de la "Vertu"
- damienclergetgurna
- 3 janv.
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N'est-ce pas un bel idéal, encore pour nous aujourd'hui, que l'idéal de devenir un homme digne de ce nom ? Agir comme devrait agir un homme, vivre comme devrait vivre un homme, quoi que cela signifie exactement. Lorsque l'empereur Marc-Aurèle avait du mal à se lever le matin et que l'envie lui prenait de rester sous ses couvertures, voici comment il s'encourageait : « Au petit jour, lorsqu'il t'en coûte de t'éveiller, aie cette pensée à ta disposition : c'est pour faire œuvre d'homme que je m'éveille ». Cela a quand-même une autre allure que de se lever chaque matin pour s'examiner le nombril ! Tous les parents souhaitent (en principe) ce qu'il y a de mieux pour leurs enfants. Or, que peut-on vouloir de mieux pour eux, sinon qu'ils deviennent en grandissant des hommes et des femmes « dignes de ce nom ». Qui voudrait souhaiter que son enfant soit humainement méprisable, pourvu qu'il soit épanoui et bien dans ses pompes ? Est-ce vraiment vouloir ce qu'il y a de mieux pour lui ?
Il est vrai toutefois qu'il ne sert pas à grand chose d'admettre ce noble idéal, si nous ne savons pas ce que signifie exactement « être un homme digne de ce nom ». Que doit-on vouloir exactement, lorsque nous désirons réaliser notre humanité ? Spontanément, on pense évidemment à une tradition assez machiste, qui définit l'homme, « le vrai », comme un être particulièrement viril. Le terme 'vir' est un mot latin qui signifie « force ». De ce point de vue, se conduire comme un homme évoquerait une façon de marquer sa virilité en se distinguant d'une « femmelette ». "Boys don't cry", comme dit la chanson, « sois un homme ! ». Pour voir à l’œuvre cet idéal héroïque, guerrier, et pour mesurer à quel point il reste tenace, il suffit d'ouvrir son poste de télévision. Voix grave, muscles d'acier, courage à toute épreuve, voilà l'homme, le vrai ! Tous les héros des films d'action sont des copies plus ou moins imparfaites de la figure d'Achille. Car Achille, c'est le guerrier par excellence. Dans cette figure archaïque, le modèle de l'Homme est forcément un homme, c'est-à-dire un individu de sexe masculin.
Or, un peu de réflexion suffit à nous convaincre que la force ne peut pas constituer un idéal en soi. Être fort est peut-être l'idéal du guerrier, mais cela ne peut représenter un but en soi. Car encore faut-il que cette force soit bien utilisée. La colère d'Achille montre qu'il est parfaitement capable de vaincre ses ennemis, mais qu'il est incapable de se maîtriser lui-même. Achille est fort, mais il ne sait pas se contrôler. Il sort de ses gonds une première fois, lorsque Agamemenon lui vole Briséis ; il sort de ses gonds une deuxième fois, quand Hector tue Patrocle. Et si la véritable force consistait justement dans la retenue ? Si l'homme, le vrai, était d'abord quelqu'un qui sait se tenir ? Un homme qui saurait, en toutes situations, « raison garder » ? Si le véritable courage consistait non pas à « être sans peur et sans reproche » (devise du chevalier Bayard), mais à savoir se rendre maître de sa peur ? Alors, il s'agit moins de faire preuve de virilité que de raison ! Le nouveau visage que l'on dessine ici, le premier à l'avoir décrit exemplairement, c'est Alcibiade. Alcibiade était le neveu de Périclès, un jeune homme prometteur et plein d'ambition. Et le portrait qu'il dresse, c'est celui d'un homme atypique, un homme laid et mal bâti qui ne cesse pas pourtant de l'intriguer au plus haut point et de l'attirer inexplicablement: Socrate ! Dans un passage du Banquet, Platon fait ainsi -par la bouche d'Alcibiade -le récit de l'expédition de Potidée :
- « Tout cela m'était arrivé quand nous prîmes part ensemble à l'expédition contre Potidée, au cours de laquelle nous prenions nos repas en commun. D'abord, ce qui est sûr, c'est que pour affronter les peines, il était plus fort non seulement que moi, mais aussi que tous les autres. Lorsque les communications étaient coupées en quelque point, ce qui arrive en campagne, et que nous devions rester sans manger, nul autre ne le valait en endurance pour supporter cette épreuve. En revanche, quand nous étions bien ravitaillés, il n'avait pas son pareil pour en profiter, notamment pour boire. Il n'y était pas porté, mais si on le forçait, il buvait plus que tout le monde et le plus étonnant, c'est que personne n'a vu Socrate ivre. (…) Lors du combat à la suite duquel les généraux me décernèrent le prix du courage, je n'ai dû mon salut à personne d'autre qu'à cet homme. J'étais blessé, et il refusa de m'abandonner ; et il réussit à sauver tout à la fois mes armes et moi-même. (…) Ce n'est pas tout, messieurs. Il valait la peine d'observer Socrate, lorsque l'armée quittant Délion se repliait en déroute. Je m'y trouvais à ses côté, moi à cheval, et lui avec son armement d'hoplite. Il se repliait donc, au milieu de nos hommes qui déjà se débandaient. Je tombe donc sur eux, et, dès que je les vois, je les encourage à tenir bon, et je leur dis que je ne les abandonnerai point. A cette occasion-là, j'ai pu observer Socrate mieux encore qu'à Potidée. D'abord, Socrate faisait preuve d'un grand sang-froid. Ensuite, j'avais l'impression que là-bas, il déambulait comme il le fait ici, observant d'un œil tranquille amis et ennemis, et faisant savoir à tous, même de fort loin, que si l'on s'avisait de se frotter à cet homme, il riposterait avec vigueur. Voilà pourquoi il se repliait sans être inquiété lui et celui qui l'accompagnait ; car, en règle générale, les soldats qui se comportent ainsi au combat, on ne s'y frotte même pas, alors que l'on pourchasse ceux qui fuient en désordre ».
On dirait un récit héroïque dans la pure tradition de l'Iliade ! Et cependant, la figure du héros présentée ici est une figure entièrement nouvelle, « atypique », qui vient d'apparaître sur la scène : l'homme raisonnable, celui qui agit en suivant sa raison et qui ne cède jamais ni à la faim, ni à l'ivresse, ni à la peur. Voilà donc le modèle de l'homme accompli : l'homme qui suit sa raison. Pourquoi ce modèle s'impose-t-il? Une réponse triviale consisterait à dire que ce qui caractérise l'homme, c'est moins sa force que sa raison, et que par conséquent si l'homme a une raison c'est bien pour s'en servir ! Cela correspond donc à une définition classique de l'homme à laquelle chacun d'entre nous souscrit intuitivement : « l'homme est un animal rationnel » (Aristote).
Examinons cette définition. D'abord, elle affirme que l'homme est un animal. Par animal, ici, il faut entendre "être vivant". Le mot animal vient en effet du latin "animus", qui signifie "être animé", par opposition à l'être inerte, l'être sans vie. Une pierre est un corps inerte, une plante est un être animé. Donc, affirmer que l'homme est un animal c'est une certaine manière de reconnaître que l'homme appartient à l'ordre de la nature, au même titre que tous les êtres vivants. Et cet ordre de la nature (ce cosmos), il doit le respecter ! A croire qu'il pourrait échapper à cet ordre naturel, il s'exposerait à de très funestes conséquences. N'est-ce pas ce qui nous arrive aujourd'hui ? Nous avons pensé que nous pouvions maîtriser la nature et en faire ce que nous voulions... résultat : la nature se venge. L'homme doit donc respecter cet ordre naturel. Et il doit d'abord le respecter dans sa propre nature ! Car "la nature ne fait rien en vain" (Aristote). Si un animal a des yeux, c'est pour voir. S'il a des oreilles, c'est pour entendre. S'il a un cœur, c'est pour faire circuler le sang à l'intérieur de son organisme. Chaque chose qui existe a une certaine fonction à remplir, et l'homme n'échappe pas à la règle. Il doit respecter sa nature et ne surtout pas s'amuser à la contrarier.
En revanche, si l'homme est un animal au même titre que les autres, il n'est certainement pas un animal "comme" les autres. Autrement dit, peu importe que l'homme descende du singe ou du poisson. L'important, c'est qu'il n'est plus un singe, même pas un singe particulièrement évolué. Beaucoup de gens, aujourd'hui, voudraient pourtant réduire l'homme à l'animal. Ils disent, un exemple parmi mille autres possibles, que l'amour humain n'est rien d'autre qu'un jeu de phéromones; ils disent que la séduction amoureuse n'est rien d'autre qu'une parade amoureuse que l'on trouve chez de nombreux autres mammifères; ils disent que le langage humain n'est qu'une forme particulièrement évoluée de communication animale, que l'on retrouve chez beaucoup d'autres animaux... et ainsi de suite. Bref, ils nient la spécificité des comportements humains, en la réduisant à une simple différence de degré. Et du point de vue de l'humanisme grec, ils ont tort. L'homme n'est pas un animal comme les autres. La sexualité est peut-être la chose la plus naturelle du monde, mais il n'est pas évident que la sexualité des animaux soit la mesure de la sexualité humaine. En effet, la sexualité "naturelle" de l'homme est difficilement séparable de l'attachement qu'il doit ressentir pour son ou sa partenaire. La libération sexuelle des années soixante a, de ce point de vue, montré quelques limites : il n'est pas possible de détacher entièrement la pulsion sexuelle de son rapport à la moralité. Ce qui est naturel pour un Bonobo n'est pas pour autant naturel à l'Homme. Le comportement sexuel est sans doute ce qu'il y a de plus animal en l'homme, et pourtant même lui a quelque chose de particulier. On dit : "faire l'amour", plutôt que "copuler". C'est un signe.
Autre exemple : la loi naturelle de tout être vivant, c'est de se maintenir en vie. Mais "se maintenir en vie" ne signifie pas la même chose lorsque nous comparons une moule sur son rocher et un lion dans la savane africaine. La façon dont la moule se maintient en vie ne correspondrait pas du tout au lion, fait pour sentir, courir, chasser. Une moule n'a pas de sensibilité, elle ne peut souffrir. Mais le lion peut souffrir, ce qui implique une exigence supplémentaire. De la même façon, la manière dont l'homme doit se maintenir en vie doit être respectueuse de sa nature humaine spécifique. En l'occurrence, se contenter de vivre ou de survivre comme une moule ne ferait pas du tout l'affaire. Pour cet animal particulier qu'est l'homme, une vie simplement « végétative » paraît être une vie mutilée ! A juste titre, un homme qui ne disposerait que des conditions minimales de survie pourrait estimer que ce n'est pas une vie ! Lorsque Epicure procède à la classification des désirs, il commence ainsi par distinguer entre les « désirs naturels » et les « désirs vains ». Cette distinction manifeste déjà le souci de demeurer à l'intérieur du cadre que la nature a fixé, en éradiquant tout désir qui serait superflu car non-naturel. Puis Epicure distingue deux genres de désirs naturels : les désirs nécessaires et les désirs non nécessaires. A première vue, cette opposition nous paraît classique : les désirs nécessaires, ce sont les besoins vitaux : boire, manger, dormir... Or, quand Epicure énumère ces « désirs nécessaires », nous sommes surpris : « Parmi les désirs nécessaires, il y en a qui que le sont pour la vie même, d'autres pour la tranquillité du corps, d'autres enfin qui le sont pour le bonheur ». Epicure range donc les désirs utiles au bonheur dans la catégorie des désirs nécessaires ! Pourquoi ? Parce que ce qui constitue un besoin vital pour l'homme n'est pas la même chose que ce qui constitue un besoin vital pour une plante. Une plante, dépourvue de sensibilité, a besoin de se nourrir, de croître, de se reproduire (les trois fonctions dites « végétatives ») ; mais un animal pourvu de sensibilité ne peut plus se contenter seulement de cela ; il a un besoin vital de ne pas souffrir (la « tranquillité du corps » = l'aponie). Et l'homme, qui est un animal très particulier, parce que « rationnel » a encore un besoin vital de quelque chose de plus : « la tranquillité de l'âme » (l'ataraxie). Le bonheur est donc ce que la loi naturelle impose à tout homme de chercher.
Cette vocation naturelle au bonheur tient au fait que l'homme n'est pas un animal comme les autres, parce qu'il est un « animal rationnel ». Ce qui veut dire que la caractéristique propre de l'homme (ce que Aristote nomme sa « différence spécifique ») réside dans sa raison. L'homme est donc le seul animal à avoir l'usage de la raison. Attention à ne pas commettre de confusion ! Beaucoup d'autres animaux manifestent une certaine forme d'intelligence. Mais l'intelligence n'est pas la raison. Un animal peut être rusé, mais il n'est pas "rationnel", parce qu'il lui manque l'usage de la parole. En grec, le terme logos désigne tout à la fois la raison et le langage. Il y a en effet un lien intime entre le langage et la raison : lorsque nous parlons, nous utilisons des mots. Mais que désignent ces mots, par exemple le mot "triangle" ? Il désigne non pas cet objet-ci (ce triangle) ni cet objet là (cet autre triangle), mais un objet universel (Le Triangle). On peut discuter pour savoir si cet objet universel existe véritablement ou s'il n'est qu'une idée dans ma tête. Mais ce qui est sûr, c'est que pour concevoir un tel objet, je doit être capable de "faire abstraction" de tout ce qu'il y a de singulier dans les triangles que je regarde. La raison est précisément cette faculté d'abstraction : elle s'élève au-dessus des images singulières des sens et de l'imagination, pour accéder au niveau d'une idée générale. Sans une telle idée générale, je n'aurai aucun moyen d'affirmer que l'énoncé : « la somme des trois angles d'un triangle vaut 180° » est une vérité « générale ». Autrement dit, puisqu'il « n'y a de science que de l'universel », je ne pourrai jamais avoir de connaissance scientifique !
On pourrait dire, en guise de plaisanterie, que s'il n'était pas un être rationnel, l'homme n'aurait jamais pu inventer la cuisine ! Lorsqu'un animal (mettons une grenouille) saisit un aliment, elle est guidée par un certain schéma mental de l'objet comestible. Ce schéma est une image, du type : « petit objet noir volant ». Du coup, la grenouille est peu susceptible de varier son régime alimentaire. Elle ne risque pas d'attaquer son nénuphar, histoire de le goûter. A l'inverse, lorsqu'un homme mange des « légumes », il est guidé par une idée et non plus par une image : en apparence, il n'y a aucune ressemblance entre une carotte et un chou-fleur. Pourtant les deux peuvent se retrouver dans son assiette, parce que l'objet comestible est désigné par une idée ! On peut encore mesurer l'importance des idées dans notre vie quotidienne en recourant à un autre exemple : il arrive assez souvent que nous soyons prisonniers de schémas mentaux qui sont des images-types. De la même façon qu'un animal apprend à fuir son prédateur en identifiant un certain profil, nous apprenons à changer de trottoir devant une silhouette menaçante. Nous avons en tête le « profil type » du délinquant, ce qui s'avère parfois utile. Mais cette image constitue aussi un stéréotype dont nous savons nous déprendre, en refusant de juger les gens d'après leur apparence. Or, refuser de juger d'après les apparences, c'est se contraindre pratiquement à « faire abstraction » des apparences sensibles. Une opération qui manifeste l'intervention de la Raison.
Que nous le voulions ou non, nous sommes donc des êtres rationnels. Cela ne signifie pas que nous nous conduisons toujours « raisonnablement » (en suivant notre raison), mais que notre conduite respecte toujours certaines normes de logique. Si ce n'était pas le cas, nous ne pourrions jamais nous comprendre les uns les autres. Lorsque je tente de comprendre votre comportement, je me demande toujours pour quelles raisons vous faites ce que vous faites. Concrètement, j'essaie de recomposer un enchaînement d'idées qui vous a conduit à entreprendre cette action. Que vous ne soyez pas totalement conscient de cette enchaînement d'idées et que vous ayez l'impression d'avoir agi spontanément, ne l'empêche pas d'être bel et bien présent. Aristote nomme cet enchaînement un « syllogisme pratique ». Un syllogisme, c'est une déduction dont on trouve le modèle dans les raisonnements mathématiques : on commence par poser des prémisses (par exemple : 1°) Tous les hommes sont mortels ; 2°) Socrate est un homme), et sur la base de ces prémisses, on « déduit » une conclusion : 3°) Socrate est mortel. Or, à l'origine de la moindre de nos actions, il y a toujours un syllogisme dont la conclusion est l'action que nous entreprenons. Par exemple, comment expliquer le fait que vous soyez allés au cinéma ? Vous pouvez répondre, sobrement : « parce que j'en avais envie ». C'est une des prémisses, sans doute la plus visible. Mais ce n'est pas la seule ! Si vous aviez estimé que vous n'aviez pas le temps d'aller au cinéma, vous n'y auriez pas été. Si vous n'aviez pas estimé que ce film était un « bon » film, vous n'auriez pas été le voir. Si vous n'aviez pas considéré implicitement qu'il « était agréable d'aller au cinéma tout seul », vous auriez attendu qu'un ami soit disponible ; si vous aviez jugé qu'il est plus appréciable de rester tranquillement chez soi...etc.
Bien sûr, il nous arrive aussi souvent d'agir en dépit du bon sens. On se laisse emporter par un mouvement de colère, on se montre intempérant, on cède à un caprice d'un moment, on allume une cigarette alors qu'on s'était promis de ne plus fumer... de telles attitude peuvent paraître irrationnelles, mais elles ne le sont pas. Par exemple, celui qui se laisse emporter par la colère. Il ne faudrait pas croire que l'unique cause de sa violence serait une irrépressible envie de se défouler. Car même si cette envie est présente, on peut toujours lui résister si on juge que cela est nécessaire. On peut serrer les dents et garder les poings dans ses poches. Mais quand un homme cède à la colère, il le fait toujours parce que -sur le moment -il juge bon de lui céder. Il se dit : « il l'a bien cherché ! Je vais lui donner une leçon ! ». Tout se passe comme si sa raison lui donnait la permission de faire ce qu'il a terriblement envie de faire. Ou alors, le fumeur impénitent : il n'allumerait pas sa cigarette s'il ne se trouvait une excuse de le faire. Du genre : « une cigarette de temps en temps, ça ne fait pas de mal »... Bref, même sous le coup de la passion, on continue d'être rationnel. On ne peut pas s'en empêcher ! Ces attitudes sont donc rationnelles, mais elles ne sont pas « raisonnables ». Le mot « passion » signifie d'ailleurs : « subir » (pateor). La passion est ce qu'on subit, au sens précis où la raison "subit" alors la loi de notre désir. Sous le coup de la passion, on juge toujours bon ce que l'on a le désir de faire. Mais il serait préférable de faire l'inverse : désirer faire ce que l'on juge bon. Le tricheur s'invente toujours de bonnes raisons de tricher. Mais il serait préférable qu'il sache s'en tenir à ce qu'une saine raison pourrait lui recommander : ne pas tricher. En trichant, il cède au désir d'avoir une bonne note, fût-ce au détriment de la justice. Sa conduite est rationnelle, parce qu'elle est logique. Mais elle n'est pas du tout raisonnable !
Le terme « raisonnable » évoque pour nous une conduite mesurée, un juste milieu qui consiste à ne pas en faire trop ni à en faire trop peu. Ainsi, dira-t-on peut-être à un enfant qu'il n'est pas raisonnable de travailler du matin au soir, sans prendre jamais le temps de se reposer. Mais on lui dira aussi, inversement, qu'il n'est pas raisonnable de passer ses journées à regarder la télévision, sans jamais ouvrir ses cahiers. La conduite raisonnable est donc un juste milieu, qui incarne la conduite la plus appropriée face à une situation chaque fois singulière. Ce qui est la conduite la plus appropriée pour l'un n'est pas forcément la plus appropriée pour l'autre. Cela dépend des personnes et des situations. Ce qu'il est raisonnable de manger quand on est un adulte n'est pas la même chose que ce qu'il est raisonnable de manger quand on est un enfant. Et un sportif de haut niveau n'a évidemment pas les mêmes besoins alimentaires qu'un patachon qui vivrait dans son bureau. Cette capacité à discerner chaque fois le juste rapport, la bonne mesure, les grecs la nommaient : « prudence » (phrônesis). Par définition, un homme prudent est capable de voir quelle est la position la plus appropriée à adopter en face d'une situation donnée. L'idée de « mesure » est étroitement associée à l'idée de « prudence ». En latin, le mot « ratio » (raison) désigne d'ailleurs le « juste rapport ». C'est encore ce sens qu'il a en mathématique.
Pour Aristote, cette « juste mesure » n'avait rien d'une « demi-mesure ». Elle était au contraire un « sommet » difficile, exigeant, sans cesse menacé par le trop ou le trop peu, l'excès et le défaut. L'homme courageux, de ce point de vue, n'est pas un homme « téméraire » qui se jetterait tête baissée dans n'importe quel danger. Il est vrai que la prudence ne recommande pas de se jeter à la gorge d'un ennemi deux fois plus fort que vous ! Mais être prudent ne signifie pas non plus se tenir à l'abri du danger, lâchement. Car la prudence recommande aussi parfois de tenir tête, de savoir se dresser contre un mal qu'on ne peut éviter et qu'il faut combattre. Lorsque 300 spartiates tiennent courageusement le défilé des Thermopyles, pour contenir l'irrésistible avancée de l'armée perse, lors de la première guerre médique, ont-ils manqué de prudence ? N'ont-ils pas fait plutôt la seule chose qu'il fallait faire dans une telle situation, le sacrifice le plus approprié pour permettre aux forces grecques dispersées de se rassembler et d'organiser la riposte ? Ni veulerie, ni témérité, le courage est un juste milieu. Et la conduite la plus raisonnable peut quelquefois justifier le sacrifice de sa propre vie. La prudence n'est donc pas une forme de lâcheté. Certaines de nos qualités morales deviennent véritablement monstrueuses lorsqu'elles nous font perdre le sens de la prudence : le courage devient un comportement suicidaire, la Justice devient une sévérité impitoyable, la franchise devient une forme de grossièreté et de sans-gêne, la générosité devient irresponsabilité.... Ce qui fait de ces qualités morales des « qualités », c'est précisément qu'elles nous permettent d'agir comme il faut, avec qui il faut, de la manière qu'il faut.
Toutes ces qualités sont ce que nous nommons des « vertus ». Ce mot est la traduction du grec « arèté », qui signifie : « excellence ». C'est en ce sens que nous parlerons de la vertu d'un couteau ou de la vertu d'un cheval de course. Un couteau est fait pour couper ; par conséquent la vertu d'un bon couteau, c'est de couper parfaitement. Autrement dit, la vertu désigne cette qualité qui fait qu'une chose accomplit au plus haut point ce à quoi elle est destinée. Dans la mesure où la vocation de tout homme est naturellement d'agir sous la conduite de sa raison (plutôt que sous la conduite de ses pulsions), on en déduira logiquement qu'un homme vertueux est celui qui accomplit au plus haut point cette exigence de vivre selon sa raison. Le but de la vertu est donc de devenir parfaitement conforme à notre nature d'homme. Disons le autrement : le but de la vertu est de devenir pleinement ce que nous sommes ; littéralement, de nous « épanouir ». S'épanouir, c'est ce que fait une fleur lorsque rien ne l'empêche de réaliser son potentiel. Et c'est aussi en ce sens que nous comprenons l'idée d'un homme « épanoui ». Être épanoui c'est être heureux. Cette équivalence va de soi, parce que nous avons encore la même idée du bonheur que les philosophes de l'Antiquité: un homme est heureux quand il peut se « réaliser », quand rien n'empêche sa nature de s'épanouir !
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