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La Philosophie et le problème de l'existence

  • damienclergetgurna
  • 30 déc. 2024
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : 2 janv.

-"Connais toi toi-même" : cette devise bien connue, écrite sur le temple de Delphes, voulait être le résumé de toute la sagesse humaine. Pourquoi ? Pour le comprendre, il faut commencer par reconnaître que chacun d'entre nous est naturellement amené à se poser des questions sur sa propre existence. Nous existons et nous n'avons pas demandé à exister. Or, cette existence qui nous est donnée, il nous faut en faire quelque chose. Cela signifie que l'Homme est un "existant", au sens fort du terme : il doit vivre sa vie, c'est-à-dire faire quelque chose de sa vie. Sa propre existence est pour lui un tache, en même temps qu'un problème, comme s'il se situait lui-même à l'extérieur, en surplomb. D'où le terme d' "existence" qui exprime parfaitement cette extériorité : ex sistere = se tenir hors de. C'est ce que veut dire Heidegger, dans son style inimitable, lorsqu'il écrit que « l'essence de cet être [l'Homme] tient dans son avoir-à-être ».


-Mais répondre à cette question nous oblige d'abord à nous demander ce que serait une vie "réussie", par opposition à une vie "ratée". Car la question est là, brûlante, terrible : si nous ne voulons pas rater notre vie, il faut que nous ayons une petite idée préalable de ce que serait une vie "bonne". Par exemple, réussir sa vie doit-il signifier "réussir dans la vie" (être riche, être connu, occuper un poste à responsabilités...) ? A quoi bon devrais-je m'épuiser à chercher toutes ces choses, si je n'estime pas qu'elles sont des ingrédients obligatoires d'une vie réussie ? Comme l'écrit Platon, « crois-tu en effet qu'il soit avantageux de posséder beaucoup de choses, si elles ne sont pas bonnes, ou de tout connaître, à l'exception du bien ? »


-Cette question (qu'est-ce qu'une vie bonne ?) est une question "existentielle", parce qu'elle porte sur mon existence même. Une question existentielle est toujours une question fondamentale. Par "fondamentale", nous voulons dire qu'elle passe avant toutes les autres questions, qu'elle est prioritaire. Par exemple, si vous vous demandez quelles études vous allez suivre l'année prochaine, une fois votre baccalauréat en poche : cette question est importante, mais elle n'est pas fondamentale. Pour y répondre, pour savoir quelle filière vous allez suivre, il faut déjà que vous ayez répondu à la question suivante : qu'est-ce qui fait, selon moi, qu'une filière est une "bonne" filière ? Est-ce une filière dans laquelle je fais ce qui me plaît ? Est-ce une filière qui me rapporte beaucoup d'argent ? Est-ce une filière qui me permet d'exercer un travail peu fatigant, avec beaucoup de vacances ? Et cette question elle-même (qu'est-ce qui fait qu'une filière est "bonne") suppose une autre question encore plus fondamentale : qu'est-ce que je dois attendre de la vie, qu'est-ce que je dois vouloir pour mon existence ? A ce niveau, nous affrontons une question existentielle !


- Peut-on être plus précis et dire exactement quelles sont ces questions existentielles ? Oh, elles sont nombreuses ! Il suffit de regarder le nombre de questions que l'on se pose en une année de classe de philosophie ! Mais grossièrement, suggère Emmanuel Kant, on pourrait les réduire à trois. Trois grosses questions qui sont les plus fondamentales d'entre toutes : 1) Que dois-je faire ?, 2) Que m'est-il permis d'espérer ?, 3) Que puis-je connaître ? Toutes les questions de la philosophie tombent sous l'une ou l'autre de ces trois rubriques. Mais Kant fait encore une observation : ne peut on pas dire que ces trois questions ne sont finalement que trois manières différentes de se poser la même question ? Il n'y aurait donc qu'une seule grosse question, « La » question. Laquelle ? "Qu'est-ce que l'Homme ?". Et voilà pourquoi la phrase "connais-toi toi-même" (gnothi seauton) est tenue, depuis l'Antiquité, pour un résumé de toute la sagesse humaine !


-On ne peut commencer à ressentir le besoin et la nécessité de philosopher, tant qu'on ne ressent pas en soi, profondément, ce souci existentiel. Or, paradoxalement, ce souci existentiel -qui devrait être la chose la plus naturelle -est très peu commun. La plupart des hommes, observe Pascal, se tiennent soigneusement à l'abri de tout questionnement existentiel par une occupation permanente : « On charge les hommes, dès l'enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis (…). On les accable d'affaires, de l'apprentissage des langues et d'exercices, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu'une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. ». C'est là, observe Pascal, une bien curieuse façon de vouloir rendre les gens heureux, que de les entretenir en permanence dans l'inquiétude, le stress, les soucis quotidien. Qui ne rêverait parfois de tout lâcher, et de partir loin de cet affairement insupportable ? Pourquoi alors nous y soumettons nous ? La réponse est claire : toutes ces occupations nous empêchent de trop penser : « Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient, il penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont ; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner ». Là réside la raison profonde de notre affairement : il nous permet de ne pas trop penser aux vérités gênantes de l'existence. Vérités qui, si on y pense sérieusement, peuvent se révéler assez déprimante : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais ». Ce spectre de la mort qui plane en permanence au-dessus de nous est une perspective si déprimante que nous préférons l'ignorer le plus longtemps possible. « Et c'est pourquoi, après leur avoir tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l'employer à se divertir, à jouer, et à s'occuper toujours tout entiers ». Le mot « divertissement » est intéressant : d'un côté, il renvoie à une activité légère, à un amusement sans prétention qui permet d'oublier pour un temps le sérieux de l'existence ; de l'autre côté, il signifie littéralement l'action de se détourner, de tourner son regard dans une autre direction. A ce titre, ce ne sont pas simplement nos jeux qui ont pour fonction de nous divertir, mais même nos occupations les plus sérieuses !


-La première chose à faire, si nous voulons ressentir le besoin de philosopher, c'est donc de ne pas esquiver le problème de l'existence : c'est justement parce que nous sommes mortels qu'il nous faut de tout urgence réfléchir à notre existence ! Comme dit le bon sens populaire, nous n'avons qu'une vie et le temps nous est toujours compté. La conscience de cette précarité devrait justement nous inciter à ne pas gaspiller ce « grand incendie de la vie » à des occupations sans intérêts : « De tous les ridicules de ce monde, écrit Kierkegaard, le plus grand, ce me semble, est d'être affairé, d'être un homme pressé de manger, pressé d'agir. (…) Que peuvent-ils bien accomplir, ces agités infatigables ? Ne ressemblent-ils pas à cette femme, surprise par l'incendie de sa maison, qui dans son affolement sauvait les pincettes ? Que tirent-ils de mieux, à vrai dire, du grand incendie de la vie ? »


- Mais il y a un deuxième obstacle à la philosophie, qui est la présence envahissante du Préjugé. Comme son nom l'indique, le préjugé est une façon de juger avant tout examen sérieux, une façon de répondre à une question avant même d'avoir sérieusement pris la peine de l'examiner. Le préjugé est une véritable plaie pour la connaissance, parce qu'il empêche les gens de vouloir apprendre. Qu'a-t-on besoin de se poser encore des questions, quand on a déjà la tête pleine de réponses toutes faites ? Par exemple, nous avons tous déjà vu une pomme tomber d'un arbre. Mais nous ne nous demandons pas pourquoi la pomme tombe de l'arbre. Nous ne nous le demandons pas, parce que nous croyons le savoir : la pomme tombe parce qu'elle est lourde. Il n'y a que les petits enfants qui peuvent encore s'étonner qu'une pomme tombe et demander "pourquoi ?". Les petits enfants... ou Newton ! Le grand savant est quelqu'un qui se pose des questions qui paraissent naïves et inutiles à la plupart des gens. C'est un homme qui sait encore s'étonner.


-C'est pourquoi Platon disait que "l'étonnement (thaumadzein) est le début de la connaissance". « Si vous vous adressez à quelqu'un d'inexercé en philosophie, écrivait Bertrand Russell, et que vous lui demandez : « comment savez-vous que j'ai deux yeux ? » Il vous répondra : « Quelle sotte question ! Je puis voir que vous avez deux yeux. ». Il n'y a pas lieu de supposer qu'au terme de notre enquête nous aboutirons à quoi que ce soit de radicalement différent de cette position non philosophique. Ce qui sera advenu c'est que nous aurons été amenés à voir une structure compliquée où nous pensions que tout était simple ; que nous aurons pris conscience de la pénombre d'incertitude entourant les situations qui n'inspirent pas le moindre doute ; que nous trouverons que le doute se justifie beaucoup plus fréquemment que nous ne le supposions (…). Le résultat le plus net sera de substituer une hésitation instruite à une certitude encore frustre ».


-Lorsque Socrate, le père de la philosophie, interrogeait les gens dans la rue, en leur demandant ce qu'était, selon eux, le bonheur, la vertu, la justice, la mort.... il était frappant de constater que tous avaient déjà -sur ces questions plus que sur d'autres -une opinion toute faite. Et la mission de Socrate était de leur montrer qu'ils ne savaient pas vraiment de quoi ils parlaient. "Je ne sais qu'une seule chose, répétait-il, c'est que je ne sais rien". Il fallait démolir le préjugé pour que les gens apprennent à réfléchir à nouveau ces questions. Le but de Socrate n'était pas de leur transmettre ce que lui savait, mais de leur apprendre plutôt qu'ils étaient eux dans l'ignorance. Ce que Socrate entendait produire chez ses interlocuteurs, ce n'était pas un quelconque savoir, mais le sentiment d'une docte ignorance. Ce n'est pas ce qu'il y a de plus intuitif, mais le geste de Socrate nous oblige à comprendre que l'ennemi de la sagesse n'est pas tant l'ignorance que la prétention de savoir ce qu'en réalité on ne sait pas vraiment. L'ignorance n'est pas le contraire de la sagesse, mais tout à au contraire le début de la sagesse, ce par quoi elle commence véritablement. Car pour celui qui sait qu'il ne sait pas, la question demeure toujours ouverte, présente à l'horizon, avec tout ce qu'elle charrie encore d'inconfort et d'inquiétude. Pour celui qui ignore qu'il ne sait pas, la question en revanche a complètement disparu, recouverte sous les amas de réponses toutes faites, d'évidences admises et déjà « bien connues ». A quoi bon encore se « prendre la tête » ?


-Si le préjugé a tant de force, c'est d'abord parce qu'il remplit une éminente fonction prophylactique : il dispense de penser, donc de s'inquiéter. C'est dire qu'on adhère à un préjugé parce qu'il est gratifiant, qu'on a envie d'y croire, plutôt que parce qu'il est intellectuellement convaincant. Sans raison (puisqu'on n'a jamais pris la peine d'y réfléchir sérieusement), le préjugé n'est pas toutefois sans motif (puisqu'on a toujours quelque intérêt à y adhérer). Cela explique que le préjugé révèle sa présence par une triple propriété qui le rend facilement discernable : il est à la fois violent (il ne supporte pas la remise en cause, puisqu'il s'appuie moins sur des raisons objectives que sur une puissante envie de croire), complètement instable (on change de préjugés avec d'autant plus de facilité que l'envie seule et aucune raison sérieuse ne nous y fait adhérer), et furieusement banal (car échappant à toute discussion et à toute remise en cause, il doit revêtir l'aspect d'une évidence accessible à tous). De ce point de vue, le racisme d'hier était un préjugé, mais l'anti-racisme d'aujourd'hui pourrait tout aussi bien se révéler un préjugé du même ordre, lui aussi porteur d'une certaine agressivité, lui aussi susceptible de varier au gré des courants dominants, et lui aussi désespérément banal dans sa façon de se justifier ou plutôt de ne pas se justifier.


-S'offrir le droit de discuter de ce dont on n'a pas envie (ou à la limite pas le droit) de discuter est un luxe que Socrate a très chèrement payé. Accusé d'avoir corrompu la jeunesse athénienne en la forçant à s'interroger sur la validité des valeurs que la bonne société lui avait transmis, il fût comme chacun sait condamné à boire la ciguë. On ne touche pas aux préjugés d'une époque sans courir de sérieux risques. Preuve que si le préjugé est funeste à l’individu, il est à tout le moins essentiel à la société. Il y a bel et bien, constitutivement, quelque chose de subversif dans cette activité qui met toute son énergie à démolir les réponses les mieux admises, celles qui fédèrent la communauté des citoyens, pour rouvrir les questions les plus essentielles. Surtout quand, après avoir abattu les idoles, on n'a rien de mieux à proposer à la place ! Socrate n'était que l'homme du questionnement, le gardien de l'étonnement philosophique. Il enseignait l'ignorance, mais n'avait aucunement la prétention de venir à bout de cette ignorance en substituant aux préjugés admis des réponses intellectuellement plus satisfaisantes. Aucun savoir à transmettre, ce dont il se flatte auprès de ses disciples. Dans beaucoup de dialogues de Platon où Socrate est mis en scène, tout se termine par une aporie, c'est-à-dire une impasse. Au final, on ne sait pas, ou plutôt : on sait très clairement qu'on ne sait pas et même ce que l’on ne sait pas. Cela a évidement quelque chose d'assez frustrant.


Pour aller plus loin sur la question de "l'étonnement" : https://smartlink.ausha.co/une-annee-en-prepa/philosophie-tout-ce-qui-tonne

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