top of page

La question d'Autrui chez Saint Augustin

  • damienclergetgurna
  • 6 janv.
  • 6 min de lecture

A partir du moment où l'on s'intéresse à la question du mal, on ne peut pas ne pas s'intéresser également à la question des relations avec Autrui. Les grecs ne voyaient pas dans la question du mal quelque chose de très mystérieux. Sur cette question Socrate semblait avoir tout dit : « nul n'est méchant volontairement ». Si les hommes agissent mal, c'est involontairement, soit parce qu'ils ignorent que ce qu'ils font est mal, soit parce qu'ils se passeraient bien de mal agir s'ils disposaient d'un meilleur moyen. Personne n'aime agir par amour du mal. Le voleur, le tricheur, le menteur... tous ceux qui font quelque chose de mal le font uniquement parce que c'est le moyen d'obtenir quelque chose de bien (de l'argent, un gain, un avantage quelconque). Le tricheur ne désire pas « tricher » pour « tricher ». Il désire « tricher » pour avoir une bonne note. Personne ne semble vouloir désirer le mal pour lui-même. On fait donc toujours le mal « involontairement », même si ce caractère involontaire ne nous rend pas toujours innocent. H. Arendt, quand elle énoncera sa thèse sur la « banalité » du mal, se situera dans cette lignée socratique : Eichmann est coupable, mais il est coupable de ne pas avoir pensé à ce qu'il faisait. Autrement dit : il n'a pas voulu ce qu'il a fait ; il l'a fait sans y penser !


Augustin, et plus généralement la pensée chrétienne, remettent en cause cette idée d'un homme bon, qui ne désirerait jamais faire le mal pour le mal. Si les hommes font toujours le mal involontairement, alors le mal n'est pas vraiment un problème, puisque les hommes n'ont pas de penchant pour le mal. En revanche, si les hommes ont un penchant pour le mal, alors le mal devient bel et bien un problème ! Pour illustrer cette thèse, Augustin raconte un épisode de son enfance : s'étant glissé dans le champ d'un voisin, il avait volé des poires pour le seul plaisir de les voler. Ce qui le motivait n'était pas les poires, mais l'excitation du vol. Pourquoi, s'interroge-t-il ? Pour le plaisir de braver un interdit, évidemment. Ce qui signifie qu'un tel acte était motivé par un désir secret de rébellion. Dans le fond, constate Augustin, c'est ainsi que le christianisme explique le premier péché de Lucifer : comme un acte de rébellion contre le Bien. La source de toute volonté mauvaise est donc l'orgueil : « Ce n'est point en tant qu'il est dans la chair, où le diable n'est point, mais en tant qu'il vit selon lui-même que l'homme devient semblable au diable ; le diable aussi a voulu vivre selon lui-même, quand il n'est point demeuré dans la vérité; et sa parole ne vient pas de Dieu, mais de lui-même, lui menteur et père du mensonge».


Qu'est-ce que l'orgueil ? La marque de notre dépendance affective à l'égard d'un autre. Il n'y aurait pas d'orgueil sans la présence d'un autre, qui provoque cette réaction d'orgueil. Par conséquent, on ne peut prétendre expliquer l'origine du mal si on laisse de côté la question des relations compliquées que nous avons avec Autrui. Chez Aristote, l'homme est défini comme un animal raisonnable. Sous cet aspect, chaque homme est similaire à un autre homme. En tant que nous sommes des hommes, il n'y a pas de distinction à faire entre moi et autrui. Mais tout change dès que nous nous pensons comme des « personnes ». Car une personne, contrairement à l'espèce « Animal raisonnable », n'existe qu'en disant « Je ». Bien avant Descartes, Augustin est le premier à avoir découvert l'importance fondamentale de définir l'Homme comme « sujet » : « Puisque donc je suis, moi qui me trompe, comment me puis-je tromper à croire que je suis, vu qu'il est certain que je suis si je me trompe ? Ainsi puisque je serais toujours moi qui serais trompé, quand il serait vrai que je me tromperais, il est indubitable que je ne me puis tromper lorsque je crois que je suis. ». ( La cité de Dieu, XI). On croirait lire le texte du Cogito cartésien ! Je pense, donc je suis ! Mais Descartes utilisait le cogito pour mettre l'Homme à la place de Dieu. Ce qui n'est pas du tout, ici, la perspective d'Augustin.


A partir du moment où je me définis comme un « Je », l'autre homme apparaît forcément comme celui qui n'est pas moi : « Tu » ou « Il ». Autrement dit, il émerge en face de moi dans son altérité. Il ne peut y avoir un « Autrui » que pour un « sujet ». Il ne peut y avoir un « Tu » que lorsqu'il y a un « Je ».... et, à partir du moment où Autrui est posé, les problèmes commencent ! Pour Descartes, ce problème se nomme « solipsisme » : puisque je suis directement conscient de ma pensée mais que je ne peux pas être directement conscient de la pensée d'autrui, est-ce que ça ne veut pas dire que Autrui passe toujours après moi ? Comment faire pour sortir de notre bulle personnelle et faire une place aux autres ? Comment celui qui est présent à lui-même (« Je pense ») peut-il être aussi présent aux autres ? Le problème d'Autrui, selon Descartes, c'était qu'on ne pensait jamais assez aux autres. On a toujours la fâcheuse tendance de se croire seuls au monde. L'homme, pour Descartes, ressemble à Robinson Crusoé tombant brusquement sur Vendredi et se demandant si Vendredi n'est pas une sorte d'automate qui ferait semblant de penser. Autrement dit, toute personne est une sorte d'autiste, bloquée dans sa citadelle intérieure et cherchant désespérément à en sortir pour faire un place aux autres.


Mais Augustin a une vision beaucoup plus rigoureuse, et beaucoup plus tragique, du problème que pose l'existence d'Autrui. En effet, le problème n'est pas que Autrui n'est pas assez présent pour le « Je » ; le problème est au contraire qu'il est trop présent. Le Sujet ne vient pas en premier, et Autrui en second. C'est l'inverse : Autrui s'impose en premier, et de ce rapport à Autrui découle mon existence en tant que Sujet. Le sujet n'est pas un autiste enfermé sur lui-même et se demandant inquiet comment il va faire pour sortir de lui-même ; le sujet est d'abord un être radicalement ouvert sur l'existence d'autrui, câblé sur autrui, et par conséquent extraordinairement vulnérable au regard qu'autrui porte sur lui. Bref, Descartes à tout faux. Il était persuadé que Autrui n'était jamais assez reconnu, alors qu'en réalité autrui est notre éternelle obsession. Développant ce thème, le philosophe René Girard énoncera la thèse du « désir triangulaire » : contrairement à l'idée ordinaire qu'on s'en fait, le désir ne met pas en scène un sujet qui désire en face d'un objet qui est désiré. Cette présentation du désir est fausse, car elle ne permet jamais de comprendre pourquoi le désir du sujet se porte sur tel objet en particulier. Pour expliquer cela, il faut faire intervenir un troisième terme dans le désir : autrui. Car l'autre sert toujours de modèle à mon désir (je désire ce que l'autre désire) : un objet me paraît désirable quand il est potentiellement désiré par les autres


De là découle, inévitablement, une « rivalité mimétique » entre moi et autrui : car si nous imitons notre désir, nous devenons rivaux. Toute la violence que contient en germe nos relations avec autrui, vient de là Nous sommes extraordinairement dépendants du regard d'autrui et cette dépendance nous rend vulnérable. La conscience que nous prenons de nous-mêmes lorsque nous disons « je pense », n'est rien d'autre que l'intériorisation du regard d'autrui : en effet, prendre conscience de soi, qu'est-ce d'autre sinon se placer par rapport à soi dans la position d'un observateur extérieur ? Dès lors, quand une personne cesse de nous aimer, c'est à nos propres yeux que nous devenons moins aimables. Il est donc inévitable que cette obsession pour autrui tourne au conflit et que nous cherchions à nous rendre maître du regard d'autrui par tous les moyens. Dans les relations que nous avons avec autrui, l'orgueil (ou ce que, depuis Rousseau, on appelle « amour propre ») règne en maître. Il représente à la fois un aveu de dépendance (car l'orgueilleux est obsédé par ce que les gens pensent de lui) et un acte de rébellion contre cette dépendance (car l'orgueilleux veut se rendre maître de ce regard et le soumettre).


Autant que dans le domaine des relations personnelles, on voit à l’œuvre cette logique de l'orgueil dans les relations politiques. Augustin compare ainsi chaque Nation à une « troupe de brigands » qui cherche continuellement à subjuguer ses voisins, entretenant par là un état perpétuel de guerre : « Sans la justice, en effet, les royaumes sont-ils autre chose que de grandes troupes de brigands ? Et qu’est-ce qu’une troupe de brigands, sinon un petit royaume ? Car c’est une réunion d’hommes où un chef commande, où un pacte social est reconnu, où certaines conventions règlent le partage du butin. Si cette troupe funeste, en se recrutant de malfaiteurs, grossit au point d’occuper un pays, d’établir des postes importants, d’emporter des villes, de subjuguer des peuples, alors elle s’arroge ouvertement le titre de royaume, titre qui lui assure non pas le renoncement à la cupidité, mais la conquête de l’impunité. C’est une spirituelle et juste réponse que fit à Alexandre le Grand ce pirate tombé en son pouvoir. « A quoi pense-tu, lui dit le roi, d’infester la mer ? – A quoi penses-tu d’infester la terre ? répond le pirate avec une audacieuse liberté. Mais parce que je n’ai qu’un frêle navire, on m’appelle corsaire et parce que tu as une grande flotte on te nomme conquérant » (Cité de Dieu).



Comments


bottom of page