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La question du désir chez Saint Augustin

  • damienclergetgurna
  • 12 févr.
  • 44 min de lecture


I) Les masques du désir


En considérant que le désir est d'abord une affaire de représentations, les stoïciens avaient transformé la gestion des désirs en une pure discipline intellectuelle. C'est par de justes représentations, par le pouvoir du logos, qu'on pouvait parvenir se rendre maîtres du désir et à se libérer de tous les désirs qui nous font inutilement souffrir. Mais en réduisant ainsi les désirs à de simples représentations, les stoïciens n'avaient-ils pas négligé la dimension affective du désir, sur laquelle Aristote avait tant insisté ? S'il est vrai que les désirs sont des états psychiques "intentionnels" [L'intentionalité du désir désigne le fait que tout désir est désir de.... Autrement dit, tout désir suppose une représentation de ce qui est à désirer. Ce qui rapproche beaucoup le désir d'une croyance.] , il est non moins vrai que les désirs sont aussi des émotions, des passions, fondamentalement liées au plaisir et à la peine. De ce point de vue, il ne suffit pas de se convaincre qu'une chose est mauvaise pour cesser de la désirer. C'est ce dont témoigne parfaitement le phénomène d'acrasie, dans lequel on désire une chose en dépit du fait qu'on sache qu'elle est mauvaise. Cette dimension affective apparente donc le désir au corps plutôt qu'à l'esprit.


Cela ne veut certes pas dire que la raison ne pourrait pas contrôler le désir. Mais elle ne le peut pas seulement en usant de ses représentations. C'est pourquoi Aristote rappelle la nécessité des « vertus éthiques », à côté des « vertus intellectuelles ». Apprendre à désirer convenablement passe aussi par une éducation affective. Toutefois, comme le montre Augustin, la chose est plus facile à dire qu'à faire. Car pour éduquer les désirs, encore faut-il que leur présence soit suffisamment visible. Pour Aristote, la difficulté à contrôler le désir tient uniquement à sa force, à sa véhémence... et jamais au fait que ce désir serait obscur et qu'il est serait parfois très difficile d'en repérer la présence. Pourtant, ce qui est inquiétant, c'est moins la puissance massive du désir que sa façon perpétuelle de se déguiser. L'impossibilité de contrôler nos désirs n'est pas imputable à leur puissance incontrôlable. Elle tient au contraire à leur aspect opaque.


Rien de plus commun ainsi pour un adolescent pubère que de confondre la dignité et la noblesse d'un sentiment amoureux, avec les premiers émois de l'excitation sexuelle : « d'impures vapeurs s'exhalaient des fangeuses convoitises de ma chair, de l'effervescence de la puberté ; elles couvraient et offusquaient mon cœur : la sérénité de l'amour était confondue avec les nuages de la débauche ». Cette inévitable confusion rend absolument impraticable le contrôle que la raison prétend exercer sur les désirs. L'exemple canonique de Platon, l'appétit, en est l'illustration parfaite. Pour Platon, le juste usage des plaisirs dans l'ordre de la nourriture consiste à faire preuve de mesure. L'enjeu est pratique et requiert uniquement de notre part une force de volonté. Mais comment savoir, demande Augustin, quand exactement le désir légitime de se nourrir fait place en nous au désir excessif de la gourmandise ? « Parfois, il devient difficile de reconnaître si nous accordons un secours à la requête du besoin, ou un excès aux perfides sollicitations de la convoitise. Notre pauvre âme sourit à cette incertitude, charmée d'y trouver une excuse pour couvrir, au prétexte de la santé, une complaisance coupable ».... un tel constat peut se généraliser à toute autre forme d'épithumia : « ne faut-il pas gémir sur cette nuit profonde qui, nous voilant les ressorts de notre être, interdit à l'esprit, lorsqu'il se consulte lui-même sur sa puissance, toute créance facile à ses réponses, parce qu'il ignore d'ordinaire ce qu'il recèle en lui ».


On ne peut vraiment mettre fin à cette lourde incertitude qu'en adoptant une mesure radicale : celle de la privation complète. Ce n'est qu'en nous privant complètement, et provisoirement, d'un plaisir que nous sommes susceptibles de désirer, que nous pouvons mesurer réellement la présence de ce désir en nous. Il s'agit de faire sortir le loup de sa tanière, l'obliger à se démasquer, en le privant de nourriture : « Quant à la richesse (…) l'esprit se trouve-t-il dans l'impossibilité de deviner s'il la méprise en la possédant, qu'il la congédie pour s'éprouver. ». C'est dire que, à ce niveau, le contrôle de nos désirs ne peut pas passer par la recherche d'une juste mesure. Il passe plutôt par une privation complète, dont la vertu est essentiellement heuristique : en nous privant de nourriture, en jeûnant, nous mesurons exactement l'état de notre désir.


Mais cette solution, remarque Augustin, est d'une efficacité assez limitée. Car elle n'est pas toujours praticable. En particulier dans le cas spécifique de la recherche des honneurs, de louanges. Cette volonté qui nous pousse à rechercher l'estime des autres est une volonté noble puisque la recherche de la louange accompagne naturellement la recherche de la vertu : être apprécié par les autres nous persuade de notre valeur morale et manifeste donc notre ambition d'être vertueux. Mais il est très difficile de faire la part des choses et de distinguer entre cette volonté raisonnable d'être estimé et le désir d'être admiré : « Est-ce à dire que, pour nous assurer de notre capacité à supporter le jeûne de la louange, il faille vivre mal et en venir à un tel cynisme que personne ne puisse nous connaître sans horreur ? Qui pourrait penser ou dire pareille extravagance ? ». Entre la juste estime de soi et la tentation d'orgueil, on ne dispose donc d'aucun moyen pratique de faire concrètement la différence. Pire encore : l'humilité même, le mépris de la vaine gloire, peut devenir un motif sournois de s'enorgueillir ! « Souvent l'homme tire une vanité nouvelle du mépris même de la vaine gloire ; et la vaine gloire rentre en lui par ce mépris dont il se glorifie ».


Comment faire, dans ces conditions ? « Suis-je donc un mystère pour moi-même ? ». Ce constat désolant, qui reconnaît dans le désir un être insaisissable, rend tout à fait illusoire l'ambition du sage antique de se rendre maître de lui-même.


II) La libido ou le désir pervers


Nous avons vu que, pour Augustin, le désir échappait potentiellement à tout contrôle de la raison. Ce qui rend ainsi le désir incontrôlable, ce n'est pas tant sa force que sa ruse insidieuse. Le contrôle que nous prétendons exercer sur nos désirs devient donc très hypothétique. Le concept de « Libido » que Augustin utilise n'est pas la simple traduction en latin du grec « epithumia » ou « orexis ». Il dénote cette nouvelle façon de concevoir le désir comme une force insidieuse et insaisissable. La libido, c'est le désir non plus tel qu'il se donne à voir mais au contraire tel qu'il ne se donne plus à voir, ramené à ses commencements invisibles. Ou, pour le dire autrement : la libido, c'est le désir à l'état naissant, quand il n'est pas encore mouvement ou tension, mais l'ébauche seulement d'un mouvement et d'une tension : inclination pour..., amour de.... Aux quatre grandes passions classiques (Désir et Crainte, Joie et tristesse), Augustin ajoute le couple : Amour/Haine. L'amour devient donc le commencement de tout désir : « si l'amour aspire à posséder l'objet aimé, c'est désir ; s'il le possède, s'il en jouit, c'est joie ; crainte s'il fuit un objet de répugnance ; tristesse s'il en a subi l'atteinte. Toutes impressions bonnes ou mauvaises, selon que l'amour est bon ou mauvais »


Du même coup, on comprend pourquoi -à l'approche éthique du désir – Augustin substitue une approche morale : pour la philosophie antique, ce qu'il peut y avoir de répréhensible dans le désir porte uniquement sur l'aspect « excessif » de certains d'entre eux. La qualité morale que nous prêtons aux désirs (bons ou mauvais) se mesure exclusivement en terme de mesure : trop ou trop peu. Dans tous les cas, c'est l'excès (hybris) qui est condamné, plus que le désir lui-même. D'où l'importance du thème de la pléonexie, ce désir sans limite, véritable « tonneau des Danaïdes » (Platon). Être raisonnable, cela signifie rigoureusement : garder la juste mesure, faire ce qu'il faut, ni plus ni moins, là où il faut, quand il faut. S'il convient de ne pas trop lâcher la bride à nos désirs, c'est uniquement parce que -livrés à eux-mêmes- ces derniers ne manqueraient pas de devenir excessifs. Au contraire, tant qu'ils demeurent dans les limites du raisonnable, ces désirs sont sains et légitimes. La manière dont Platon et Epicure classifient les désirs (désirs nécessaires VS désirs vains ou superflus) témoigne que leur unique préoccupation est bien de fixer la juste mesure.


Tout se passe en conséquence comme s'il était impossible de concevoir un désir qui serait intrinsèquement pervers sans être excessif. Significativement, quand Platon évoque les désirs les plus pervers qui soient (les désirs que nous cultivons dans notre sommeil (note 2) : l'inceste, le meurtre, l'anthropophagie...), il peine à en expliquer la présence. Sont-ils pervers parce que la raison ne parvient pas à les contenir (puisque, dans le sommeil, la raison relâche sa garde) ? Ou bien sont-ils pervers indépendamment du fait que la raison parvienne (ou non) à les contenir ? Autrement dit : suffit-il pour expliquer de tels désirs de faire appel à un simple manque de modération ? « Ce que nous voulons constater c'est qu'il y a en chacun de nous, même dans ceux qui paraissent les plus modérés, une espèce de désirs cruels, intraitables, sans lois ; et c'est ce que les songes attestent ». Platon ne cherche pas à résoudre ce mystère ni à pousser plus loin l'investigation, parce que de tels désirs occupent selon lui une place relativement marginale, dans un coin sombre de notre âme. Ils constituent donc une forme d'exception monstrueuse, dont on ne peut tirer aucune forme de généralité....


Or, le concept de « libido » traduit une façon radicalement différente de rendre compte de la perversion du désir. « Libido » exprime non pas la démesure du désir, mais l'amour pervers. Par là, il faut comprendre que certains désirs se révèlent intrinsèquement mauvais non parce qu'ils dépasseraient la mesure, mais parce qu'ils seraient tout simplement contraires à ce qu'il est convenable de désirer au regard de la morale. Dans la tradition socratique, le mal que nous commettons n'est jamais un mal désiré : « nul n'est méchant volontairement ». Cette affirmation peut s'entendre en trois sens : 1) Celui qui fait le mal se trompe et croit faire quelque chose de bien ; 2) Celui qui fait le mal le fait par distraction, sans se représenter le mal qu'il fait ; 3) Celui qui fait le mal voit que ce qu'il fait est mal, mais croit qu'il est obligé de le faire pour obtenir un bien : il ne prend pas plaisir au mal qu'il fait, il ne désire pas ce mal pour lui-même, mais uniquement pour le bien qu'il lui permet d'obtenir. Par exemple, le tricheur ne triche pas pour le plaisir de tricher, mais uniquement pour avoir une bonne note. Autre exemple, proposé par Augustin : « il a été homicide. Pourquoi ? Il convoitait la femme ou l'héritage de son frère, il a voulu le voler pour vivre ou se mettre en garde contre ses larcins ; il brûlait de venger un offense. Aurait-il tué pour le plaisir même du meurtre ? Est-ce croyable ? »


Dans un fameux passage du livre II des confessions, Augustin raconte un épisode de sa jeunesse qui lui permet de montrer justement la fausseté de ce précepte socratique : « Dans le voisinage de nos vignes était un poirier chargé de fruits qui n'avaient aucun attrait de saveur ou de beauté. Nous allâmes, une troupe de jeunes vauriens, secouer et dépouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit, ayant prolongé nos jeux jusqu'à cette heure, selon notre détestable habitude, et nous en rapportâmes de grandes charges, non pour en faire régal, si toutefois nous y goûtames, mais ne fut-ce que pour les jeter aux pourceaux ; simple plaisir de faire ce qui était défendu ». La valeur de cet exemple tient à son extraordinaire banalité. Augustin ne convoque pas un cas d'exception (comme celui proposé par Platon) qui pourrait montrer la limite du jugement socratique. S'il s'agissait d'un fait exceptionnel (par exemple un cas de torture sadique), la généralité du « nul n'est méchant volontairement » continuerait encore de valoir. La force de l'exemple que prend Augustin, c'est qu'il ne s'agit pas d'une exception, d'une situation extrême qui montrerait les limites d'une loi générale, mais du cas le plus ordinaire qui soit : des adolescents s'ennuient un soir dans leur petite ville de province, ils traînent ensemble et font des bêtises pour passer le temps. Quoi de plus banal ? Et pourtant : cette aventure incroyablement banale, on ne peut plus ordinaire... fait mentir le précepte Socratique. Car le m al commis ici ne doit rien à l'attrait d'un bien qui le rendrait nécessaire : les poires volées n'étaient pas objet de désir. La preuve : les chenapans se sont amusés à les jeter. De même, le mal commis ne doit rien à une prétendue ignorance : au contraire, c'est parce que ces adolescents savaient parfaitement que ce qu'ils faisaient était mal qu'ils avaient envie de le faire, excités par le fruit défendu. Augustin, se remémorant cet épisode de son passé, l'exprime sans complaisance : « J'ai aimé ma difformité ; non l'objet qui me rendait difforme ; mais ma difformité même, je l'ai aimée ! ». Ce n'est pas la puissance du désir qui est ici en cause, mais sa qualité.


Mais ce constat (celui de l'existence d'un désir du mal pour le mal) n'est pas encore une explication. D'où vient un tel désir ? Qu'est-ce qui l'explique ? Pourquoi éprouvons-nous un désir spontané pour tout ce qui est défendu, justement parce que c'est défendu ? N'est-ce pas là l'origine même de la faute d'Adam et Eve, le tout premier péché de l'humanité : d'avoir porté leur désir sur le seul arbre qu'il leur était interdit de désirer ? Or, cela demande une explication, que Augustin se charge de fournir aussitôt après avoir raconté l'épisode de son larcin.

D'abord, à un premier niveau, ce vol de poire n'aurait jamais été possible sans la présence des camarades devant qui le jeune Augustin cherchait à se faire valoir : « Si j'aimai ces fruits, si je les désirai, que ne les volai-je seul ? Ne suffisait-il pas à ma convoitise de commettre l'iniquité sans envenimer par le frottement de la complicité les démangeaisons de mon désir ? Mais ce plaisir que ces fruits ne me donnaient pas, je ne le trouvais dans le péché que par cette association de pécheurs (…) Seul, je n'eusse trouvé aucun plaisir à le faire, je ne l'eusse point fait. ». On voit ici comment la figure d'autrui pèse lourdement sur la dynamique du désir  : c'est le désir d'impressionner ses camarades, le désir de rivaliser d'audace avec eux, qui provoque l'action. Adam seul aurait-il mangé du fruit défendu, s'il n'avait été excité à le faire pour complaire à celle qui incarnait en face de lui l'unique visage de l'altérité : Eve ?

Ensuite, à un niveau plus profond, ce vol de poire serait inexplicable sans l'attraction irrésistible qu'exerce spontanément sur le désir l'objet interdit. Ce n'est pas par ses qualités propres, mais uniquement par le fait qu'il est interdit que cet objet tend à devenir désirable. Pourquoi ? Là encore, ce phénomène ne peut s'expliquer si on ne fait pas intervenir la figure d'Autrui. En effet, derrière la volonté de braver l'interdit gît le désir masqué de s'affranchir de notre dépendance à l'auteur de la loi. Notre révolte est dirigée obscurément contre la figure d'autorité qui prétend contraindre et diriger nos désirs. L'orgueilleuse tentation de se libérer de toute dépendance et de devenir ainsi l'unique maître de soi-même, voilà le mobile caché que Augustin expose au grand jour : « sous les liens de la servitude, affectant une liberté boiteuse, ai-je trouvé dans la faculté de violer impunément la justice une ténébreuse image de la toute-puissance ? C'est l'esclave qui fuit son maître et n'atteint qu'une ombre ! Ô corruption ! Ô monstre de vie ! Ô abîme de mort ! Ce qui était illicite a-t-il pu me plaire, et par cela seul qu'il était illicite ? »


III) La libido dominandi


Avoir de mauvais désirs (de « mauvaises pensées ») n'est donc pas la même chose que d'avoir des désirs excessifs. Il ne suffit pas de ramener de tels désirs à la mesure, mais bel et bien de les extirper de notre âme comme une mauvaise graine. Comme le montre remarquablement l'analyse du vol de poires, de tels désirs sont intimement liés à l'importance de la figure de l'autre. Augustin est le premier à mettre en évidence la nature éminemment relationnelle du désir. Tout désir suppose la présence d'un autre, et c'est en fonction de cet autre que le désir se détermine : désir d'impressionner la copains, désir de désobéir... La mise en évidence de cet aspect central du désir passe par la découverte que fait Augustin de la subjectivité. Chez les grecs, c'est en tant qu'Homme (Anthropos) et non en tant que Sujet ou Personne que se définissait l'individu. Du coup, le problème des relations entre individus s'y posait comme le problème de la relation d'un homme à un autre homme, et non pas comme le problème particulier de la relation d'un « Je » à un « Tu ». On considère en général que c'est Descartes qui, avec son cogito, opéra le passage de l'individu-Homme à l'individu-Sujet : « je pense, je suis ». En fait, c'est Saint Augustin qui a formulé le premier ce fameux cogito  : « Puisque donc je suis, moi qui me trompe, comment me puis-je tromper à croire que je suis, vu qu'il est certain que je suis si je me trompe ? Ainsi, puisque ce serait toujours moi qui serait trompé, quand il serait vrai que je me tromperais, il est indubitable que je ne puis me tromper lorsque je crois que je suis » (Cité de Dieu, XI) ! Cette découverte de la conscience (ce que Augustin nomme « l'homme intérieur ») est fondamentale. Car elle fait apparaître, logée au cœur de mon intimité, la présence dissimulée d'une altérité : « Mais quoi ! Vous étiez au dedans, moi au dehors de moi-même ; et c'est au dehors que je vous cherchais ; vous étiez avec moi et je n'étais pas avec vous ». Il n'y a de « moi » que pour un « autre » et par un autre. Il n'y a un « Je » que en face d'un « Tu ». Autrement dit, il y a toujours plus en moi que moi-même.


Faute de n'avoir pas bien compris le rôle central de cette altérité dans l'économie de notre désir, la philosophie grecque est donc passée complètement à côté de ce qui représente, pour Augustin, le principal danger. Tandis que l'intempérance représentait jusqu'ici la grande menace que le désir faisait planer sur notre existence, Augustin nous invite à porter plutôt nos regards sur une autre menace : l'orgueil, cet amour immodéré de soi qui nous pousse à nous préférer à tout autre. Or quel a pu être le commencement de la mauvaise volonté, sinon l'orgueil ? « « L'orgueil est le commencement du péché » Et qu'est ce que l'orgueil, sinon l'appétit d'une fausse grandeur ? » Reprenant Saint Jean, Augustin distingue trois formes de libido : la libido sciendi (désir de voir), la libido sentiendi (désir des sens) et la libido dominandi (désir de dominer). A première vue, remarquons que cette tripartition reprend fidèlement la tripartition platonicienne du logos, de l'épithumia, et du thumos. Dans la République, Platon faisait correspondre à ces trois parties de l'âme (figurées symboliquement par trois parties du corps : le ventre, le cœur et la tête) trois formes spécifiques de tension (orexis) : le désir de richesse, le désir de gloire et le désir de connaissance. Mais la libido sentiendi, la libido dominandi et la libido sciendi sont les trois formes perverses de ces grands désirs. Formes perverses qui, toutes, puisent à la même source d'un amour immodéré de soi.


Cela est particulièrement évident dans le cas de la libido dominandi. Le désir de gloire est en effet celui où la présence de l'autre dans l'économie de notre désir est la plus évidente. Platon remarquait que la passion de colère était toujours causée par le sentiment d'une injustice subie. Il y a colère lorsqu'il y a sentiment d'une offense. C'est ce qui motivait Platon, à réserver une place privilégiée à cette passion, dans laquelle il voyait un allié potentiel de la raison (note 3) . Derrière tout homme en colère, il y a la révolte généreuse d'une âme qui se cabre contre l'injustice. Mais ce sur quoi Platon n'insiste pas, et qui est pourtant nécessairement impliqué dans la colère, c'est le fait que la colère a toujours rapport à un autrui. Contrairement au désir de richesse, qui est dirigé vers des choses, le désir de gloire, lui, est dirigé vers la figure d'autrui. On se met en colère contre quelqu'un et non pas contre une chose. Dès lors, le désir de gloire peut tout aussi bien manifester la juste estime de soi que le désir de subjuguer les autres. Et la colère peut tout aussi bien être la révolte généreuse de celui qui se dresse contre l'injustice que l'horrible passion du tyran qui ne supporte pas de n'être pas admiré. Telle est la libido dominandi, et ses formes apparentées : l'envie, la jalousie, la haine impuissante. Ce qu'elle manifeste très clairement, c'est le danger que représente le désir pour les sociétés humaines et le besoin, par conséquent, de faire barrage à ce danger par des interdits stricts. Envisagé sous l'aspect de la relation avec l'autre, le désir passe sous le régime de la loi et du devoir. A l'éthique grecque, qui considérait jusque là le désir exclusivement à travers la question de « ce qu'il nous faut » (to deon) désirer pour parvenir au bonheur, Augustin substitue la considération de « ce que nous devons » désirer pour être justes et bons. Pour cet aspect de la question et ce point de vue moral sur le désir, je vous renvoie au cours sur R. Girard.



IV) Eros et Agapè


Dans le cas de la « libido sentiendi » (la convoitise des biens du corps), ce point de vue moral a pesé très lourdement sur l'histoire du christianisme. La culpabilité liée aux plaisirs de la chair, et notamment la culpabilité liée aux plaisirs du sexe, est un phénomène tout à fait nouveau qui rompt avec les considérations purement pragmatiques de la philosophie grecque sur l'usage raisonné et raisonnable des plaisirs. Là où Aristote condamnait seulement les excès de l'intempérance, Augustin semble condamner le désir lui-même (la « concupiscence ») dans lequel il voit la marque du péché. En réalité, les choses sont un peu plus complexes que cela. Pour le comprendre, il faut lire le célèbre livre XIV de la Cité de Dieu.


Dans la théorie platonicienne, la poursuite du plaisir physique (l'épithumia) avait seulement besoin d'être limitée, contenue par la raison. Il ne s'agissait donc pas du tout de prétendre que la recherche du plaisir était en soi mauvaise. Mais en même temps, comparé au désir métaphysique d'éternité (la fameuse analyse d'Eros dans le Banquet), tout désir lilé au corps devenait en même temps un désir voué à être dépassé. A quoi aspirons-nous, au fond, si ce n'est pas à la résorption de ce manque à être fondamental, lié à notre condition temporelle ? C'est cet aspect là de la théorie Platonicienne qui peut éventuellement conduire à rejeter le corps (« corps-prison (sôma-sèma) » dans le Phédon) et par là à considérer tout désir charnel comme intrinsèquement mauvais. Si « philosopher est apprendre à mourir », on doit alors comprendre que la vraie vie passe par une mort au corps. La dynamique d'Eros le conduit naturellement à partir de la beauté des corps pour rejoindre ensuite la vraie beauté, purement idéale. Lié au départ à la vie du corps et au désir sexuel, le vrai amour doit tendre-à l'image de Socrate face à Alcibiade -à s'en défaire complètement.


On voit que le statut du corps chez Platon hésite entre deux conception rivales : ou bien le monde physique est bon en lui-même (quoique imparfait), parce qu'il est une « participation » du monde idéal, fait à son image. Ou bien au contraire, le monde physique est mauvais, parce qu'il nous distrait du monde idéal, seule vraie patrie du sage. Corrélativement, ou bien le désir charnel est bon parce qu'il est une participation à la vie divine, ou bien il est intrinsèquement mauvais parce qu'il est refus de la vraie vie, et donc obscurément un désir morbide. L'enjeu, pour Augustin, est de parvenir à concilier les deux positions qui, chacune, contient une part de vérité. Il parvient à cette synthèse dans le livre XIV de La Cité de Dieu.


D'abord, Augustin y rappelle que, pris en lui-même, le corps est bon. Il n'y a rien de répréhensible dans le désir charnel : « Prétendre que la chair est cause de l'immoralité et de tout vice quel qu'il soit, que l'âme vivant ainsi n'obéit qu'aux impulsions de la chair, c'est ne pas méditer sérieusement sur toute la nature de l'homme. (…) Quiconque attribue au corps l'origine de tous les maux de l'âme est dans l'erreur. En vain Virgile traduit les sentiments de Platon dans ces beaux vers de l'Enéide : « Originaires du ciel, un feu divin pénètre ces substances ; mais le faix de ce corps les appesantit : ces grossiers organes, ces membres envahis par la mort émoussent leur activité » ». Plus que Platon, c'est la doctrine des manichéens que critique ici Augustin, manichéens pour qui tout désir charnel était en soi considéré comme mauvais. En théorie, rien n'est plus contraire à la doctrine chrétienne d'Augustin que cette haine du corps. Le manichéisme est une hérésie, c'est-à-dire une déformation de la doctrine chrétienne. Or, rien n'est plus dangereux pour une doctrine que ce qui risque de la déformer et de la corrompre intérieurement par sa proximité avec elle.


De ce point de vue, l'histoire du christianisme prouve qu'il n'a jamais cessé de lutter contre une permanente tentation manichéenne. Mais cette tentation est d'autant plus perverse qu'elle ne prend pas forcément le visage austère d'une pudibonderie tatillonne, obsédée par le péché de chair. En fait, le manichéisme prend souvent une forme beaucoup plus captieuse, qui lui assure encore de jours un fabuleux succès : le culte de la passion amoureuse, issu du fâmeux éloge d'Eros chez Platon. Dans l'histoire de l'Occident, le succès de l'amour-passion doit beaucoup à sa réactualisation au 12e et 13e par le roman courtois. Selon Denis de Rougemonts (in L'amour en Occident, 1956), la glorification de la passion amoureuse dans les sociétés occidentales est un lointain héritage du catharisme, hérésie médiévale issue elle-même du manichéisme :


« On sait assez, écrit de Rougemont, que pour les Grecs et les Romains, l'amour est une maladie dans la mesure où il transcende la volupté qui est sa fin naturelle. C'est une « frénésie » dit Plutarque. «Aucuns ont pensé que c'était une rage... Ainsi à ceux qui sont amoureux, il leur faut pardonner comme étant malades ... » D'où vient alors cette glorification de la passion, qui est justement ce qui nous touche dans le Roman courtois de Tristan et Iseult ? (…) Tel est l'amour platonicien : « délire divin », transport de l'âme, folie et suprême raison. Et l'amant est auprès de l'être « comme dans le ciel », car l'amour est la voie qui monte par degrés d'extase vers l'origine unique de tout ce qui existe, loin des corps et de la matière, loin de ce qui divise et distingue, au-delà du malheur d'être soi et d'être deux dans l'amour même. L'Eros, c'est le désir total, c'est l'Aspiration lumineuse, l'élan religieux originel porté à sa plus haute puissance, à l'extrême exigence de pureté qui est l'extrême exigence d'unité. Mais l'unité dernière est négation de l'être actuel, dans sa souffrante multiplicité. Ainsi l'élan suprême du désir aboutit à ce qui est non-désir. La dialectique d'Eros introduit dans la vie quelque chose de toute étranger aux rythmes de l'attrait sexuel : un désir qui ne retombe plus, que plus rien ne peut satisfaire, qui repousse même et fuit la tentation de s'accomplir dans notre monde, parce qu'il ne veut embrasser que le Tout. C'est le dépassement infini, l'ascension de l'homme vers son dieu. Et ce mouvement est sans retour. (…) Toute conception dualiste, manichéenne, voit dans la vie des corps le malheur même ; et dans la mort le bien dernier, le rachat de la faute d'être né, la réintégration dans l'Un et dans la lumineuse indistinction. Dès ici-bas, par une ascension graduelle, par la mort progressive et volontaire que représente l'ascèse (aspect négatif de l'illumination), nous pouvons accéder à la Lumière. Mais la fin de l'esprit, son but, c'est aussi la fin de la vie limitée, obscurcie par la multiplicité immédiate. Eros, notre Désir suprême, n'exalte nos désirs que pour les sacrifier. L'accomplissement de l'Amour nie tout amour terrestre. Et son Bonheur nie tout bonheur terrestre. »


Ainsi doit-on comprendre ce qu'il y a de secrètement morbide dans l'amour de Tristan et Iseult. D'abord, comme dans la dynamique érotique chez Platon, cet amour ne voit dans l'être aimé qu'une occasion d'éprouver la fureur de l'amour : « Tristan aime se sentir aimer, bien plus qu'il n'aime Iseut la blonde. Et Iseut ne fait rien pour retenir Tristan près d'elle : il lui suffit d'un rêve passionné. Ils ont besoin l'un de l'autre pour brûler, mais non de l'autre tel qu'il est ; et non de la présence de l'autre, mais bien plutôt de son absence ! La séparation des amants résulte ainsi de leur passion même, et de l'amour qu'ils portent à leur passion ». C'est ainsi que, se remémorant les passions amoureuses du temps de sa jeunesse, Augustin écrit : « j'aimais aimer » (amabam amare).

Ensuite, comme dans la dynamique érotique chez Platon, la passion amoureuse est une quête d'absolu qui rend médiocre et méprisable tout amour ordinaire, bêtement conjugal, pris dans la toile temporelle d'un trivial quotidien. Ce pourquoi l'amour courtois est, par essence, amour extra-conjugal, amour adultère : « affirmer que l'amour-passion signifie, de fait, l'adultère, c'est insister sur la réalité que notre culte de l'amour masque et transfigure à la fois ; c'est mettre au jour ce que ce culte dissimule, refoule et refuse de nommer pour nous permettre un abandon ardent à ce que nous n'osions pas revendiquer ».

Troisièmement, cette nostalgie d'absolu -en faisant peser sur autrui tout le poids d'une espérance métaphysique- conduit immanquablement à faire de l'amour la source d'une haine intarissable. Dans la passion amoureuse, ce que Platon nommait le « mauvais Eros » (pour le distinguer du « Eros ailé ») est toujours susceptible d'apparaître à un moment ou à un autre. Alors, amour et haine se mêlent confusément, excitant par leur présence conjointe ce désir de toute puissance, ce désir de subjuguer qui constitue la libido dominandi. La violence que nous voulons exercer sur les autres est en effet directement liée à la fascination qu'ils exercent d'abord sur nous : la détestation d'autrui est toujours à la mesure de sa divinisation préalable. Si l'Homme devient un loup pour l'homme, c'est d'abord parce que -au préalable -l'homme est devenu un dieu pour l'homme.

Enfin, et c'est le plus important : comme dans la dynamique érotique chez Platon, la passion amoureuse, sous ces allures joyeuses, dissimule un désir caché de mort : « L'obstacle suprême, c'est la mort, qui se révèle au terme de l'aventure comme la vraie fin, le désir désiré dès le début de la passion (…) Vraiment, ce n'est plus la menace de la mort qui est au service d'Eros, mais au contraire c'est la mort qui est devenue le but, la fin désirée pour elle-même. Et Eros n'a donc joué qu'un rôle d'épreuve purificatrice, on dirait presque de pénitence au service de cette mort qui transfigure ».


On peut donc bien croire, par commodité, que nous aurions laissé derrière nous, définitivement, les illusions métaphysique du désir platonicien, tendu vers un dépassement du monde physique. En réalité, il n'en est rien. C'est ce dont témoigne la survivance tenace du mythe de l'amour romantique dans nos sociétés. Il n'est, en somme, que l'autre nom de cette « pulsion de mort » dont Freud en son temps reconnaîtra la place fondamentale dans notre économie libidinale. Or, la promotion de l'amour chrétien opère une véritable inversion de ce modèle. A l'amour Eros, Augustin substitue l'amour Agapè, la charité. Le principe de cet amour consiste à trouver dans la tension vers le divin une raison supplémentaire d'aimer le monde physique plutôt que de s'en détourner et de le rejeter. Dans la doctrine chrétienne, la charité désigne l'amour de Dieu, justifiant en retour l'amour de sa Création. Car le monde physique, le monde crée, est un monde bien organisé. Sa bonté même est un témoignage en faveur de la bonté du créateur. Réciproquement, la supposition d'un Dieu d'amour (qui, par l'incarnation, se serait lui-même fait chair) est un puissant encouragement à aimer la création. Aimer ce monde physique, avec tout ce qu'il contient (en particulier les autres hommes), est donc une façon d'aimer aussi Dieu : « Heureux qui vous aime, écrit Augustin, et son ami en vous, et son ennemi pour vous ! Celui-là seul ne perd aucun être cher à qui tous sont chers en celui qui ne se perd jamais. Et quel est-il, sinon notre Dieu, Dieu qui a fait le ciel et la terre ? ». Aimer Dieu, c'est aimer aussi l'amour de Dieu pour ses créatures, c'est participer à cette charité divine : « Un mot, tout en désignant quelque chose se désigne aussi lui-même, mais ne se désigne en tant que mot qu'à la condition de se désigner lui-même comme désignant quelque chose ; de la même manière , la charité a de la dilection pour elle-même, mais, à moins d'en avoir pour elle-même en tant qu'elle en a pour quelque chose, elle n'en a pas pour elle en tant que charité. Donc, qu'est-ce qui est l'objet de la dilection de la charité, sinon ce qui est objet de dilection en tant que charité ? C'est à dire, pour prendre ce qu'il y a de plus proche, notre frère. (…) Quand nous avons de la dilection pour notre frère selon la dilection, nous avons pour lui de la dilection selon Dieu ; et il ne se peut pas que nous n'en ayons pas d'abord pour cette dilection même dont nous aimons notre frère » (De la Trinité, VIII)


Dans L'amour en Occident, Rougemont résume en quelques lignes remarquables la différence essentielle qui sépare Eros et Agapè : « L'incarnation de la Parole dans le monde -de la Lumière dans les Ténèbres -tel est l'événement inouï¨qui nous délivre du malheur de vivre. Tel est le centre de tout le christianisme, et le foyer de l'amour chrétien que l'Ecriture nomme agapè. (…) Toutes les religions connues tendent à sublimer l'homme, et aboutissent à condamner sa vie « finie ». Le dieu Eros exalte et sublime nos désirs, les rassemblant dans un Désir unique, qui aboutit à les nier. Le but final de cette dialectique, c'est la non-vie, la mort du corps. La nuit et le Jour sont incompatibles, l'homme crée qui appartient à la Nuit, ne peut trouver de salut qu'en cessant d'être, en se « perdant » au sein de la divinité. Mais le christianisme, par son dogme de l'incarnation du Christ dans Jésus, renverse cette dialectique de fond en comble. Au lieu que la mort soit le terme dernier, elle devient la première condition. Ce que l'Evangile appelle « mort à soi-même », c'est le début d'une vie nouvelle, dès ici-bas. Ce n'est pas la fuite de l'esprit hors du monde, mais son retour en force au sein du monde ! (…) Désormais, l'amour n'est plus fuite et perpétuel refus de l'acte. Il commence au-delà de la mort, mais il se retourne vers la vie. Et cette conversion de l'amour fait apparaître le prochain. Pour l'Eros, la créature n'était qu'un prétexte illusoire, une occasion de s'enflammer ; et il fallait aussitôt s'en déprendre, puisque le but était de brûler toujours plus, de brûler jusqu'à en mourir ! L'être particulier n'était guère qu'un défaut et un obscurcissement de l'être unique. Comment l'aimer vraiment, tel qu'il était ? Le salut n'étant qu'au-delà, l'homme religieux se détournait des créatures ignorées par son dieu. Mais le Dieu des chrétiens -et lui seul, parmi tous les dieux que l'on connaît- ne s'est pas détourné, au contraire : « Il nous a aimés le premier » dans notre forme et nos limitations. Il a été jusqu'à les revêtir. Et revêtant la condition de l'homme pécheur et séparé, mais sans pécher et sans se diviser, l'Amour de Dieu nous a ouvert une voie radicalement nouvelle : celle de la sanctification. Le contraire de la sublimation, qui n'était que fuite illusoire au-delà du concret de la vie. Aimer devient alors une action positive, une action de transformation. Eros cherchait le dépassement à l'infini. L'amour chrétien est obéissance dans le présent. Car aimer Dieu, c'est obéir à Dieu qui nous ordonne de nous aimer les uns les autre. (…) Tous les rapports humains, dès cet instant, changent de sens. L'amour humain lui-même s'en trouve transformé. Tandis que les mystiques païennes le sublimaient jusqu'à en faire un dieu, et en même temps le vouaient à la mort, le christianisme le replace dans son ordre, et là, le sanctifie par le mariage. Un tel amour, étant conçu à l'image de l'amour du Christ pour son Eglise, peut être vraiment réciproque. Car il aime l'autre tel qu'il est, au lieu d'aimer l'idée de l'amour ou sa mortelle et délicieuse brûlure (« Il vaut mieux se marier que de brûler », écrit Saint Paul aux Corinthiens). De plus, c'est un amour heureux -malgré les entraves du péché -puisqu'il connaît dès ici-bas, dans l'obéissance, la plénitude de son ordre ».


On voit par là comment le même principe commande, dans l'ordre de la charité, d'honorer à la fois les désirs de la chair et de lutter contre la libido dominandi. Dans les deux cas, il ne s'agit en somme que d’obéir à une nouvelle économie du désir : celle d'Agapè et non plus celle d'Eros. A une pulsion de mort, substituer une pulsion de vie. A la haine de la chair, l'amour des corps. A la haine des autres hommes, l'amour du prochain...



V) La libido sentiendi


Toutefois, l'analyse d'Augustin au livre XIV de la Cité de Dieu ne s'arrête pas là. Si le désir charnel n'a rien, en lui-même, de répréhensible, si l'amour des beautés sensibles ne nous éloigne aucunement de la Beauté véritable, il n'en demeure pas moins que ce désir charnel est susceptible de poser tout de même problème. En suggérant que la pléonexie trouvait sa source dans le désir de mettre un terme à notre insuffisance ontologique (non pas, supprimer « un » manque, mais supprimer « le » manque), Platon avait énoncé une thèse très importante : dans l'obsession pour le désir charnel, il y a souvent bien autre chose, remarquait-il, qu'un simple souci pour le corps. Par exemple, la fascination que le sexe exerce sur les sociétés contemporaines n'a rien à voir, à l'évidence, avec une reconnaissance tardive de la valeur d'une sexualité épanouie. Elle a plutôt à voir avec une fascination malsaine qui tend à transformer le sexe en enjeu eschatologique, sésame pour une vie enfin réconciliée. Autrement dit, il ne faut pas voir dans cette tendance pléonexique le simple effet de l'épithumia, mais bien plutôt la lourde exigence d'Eros investie sur le corps. Aussi bien, le corps n'est pas aimé pour lui-même, pour ce qu'il nous donne vraiment, mais il est idéalisé, fétichisé comme une idole. A ce titre, la sexualité occupe une place assez similaire aujourd'hui à celle qu'elle occupait jadis dans de vieux cultes païens (par exemple, le culte du dieu Priape), où l'on voyait en elle une façon de communier avec le divin4. La même chose vaut pour la richesse, dont le culte était déjà considéré par les hébreux de l'ancien Testament comme une attitude idolâtre : le culte du dieu Mammon. Dire que la pléonexie est un véritable « culte » des plaisirs charnels n'est donc pas à prendre comme une façon métaphorique d'exprimer ce que de tels désirs pourraient avoir d'excessif. S'ils sont excessifs, c'est littéralement parce qu'ils sont l'objet d'un désir religieux.


Ou plus précisément, un désir idolâtre. Car toute idolâtrie est une façon de diviniser la créature, de lui prêter les attributs de la divinité et d'escompter d'elle les bénéfices que l'on attend d'une divinité. : « Deux amours ont donc bâti deux cités, l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu. (…) Et les sages de la première cité, vivant selon l'homme, n'ont recherché le bien qu'en eux-mêmes ; bien du corps, bien de l'âme, bien du corps et de l'âme  (…) Et cette gloire due au Dieu incorruptible, ils l'ont prostituée à l'image de l'homme corruptible, à des figures de bêtes, oiseaux ou reptiles » ; car ils ont entraîné ou suivi les peuples aux autels de l’idolâtrie ; « et ils ont préféré rendre à la créature le culte et l'hommage dus au Créateur, qui est béni dans tous les siècles » ». L'idée qu'il existerait un Dieu incorruptible, Saint et bienveillant peut prêter à discussion. Mais cela ne remet pas fondamentalement en cause la pertinence de ce que Augustin avance au sujet de l'idolâtrie. Nous peinons sans doute aujourd'hui à nous reconnaître dans la foi au Dieu chrétien ; mais cela ne veut aucunement dire que nous nous serions débarrassés de la religion. Au contraire : la tyrannie du désir métaphysique est telle que, si nous n'avons pas de Dieu, nous aurons obligatoirement des idoles...


Mais essayons d'être plus précis : que signifie « diviniser une créature » ? Pour exprimer cela plus clairement, nous pouvons laisser de côté un instant le langage religieux d'Augustin et formuler les choses en nous servant du vocabulaire philosophique : il y a deux façons pour une chose d'exister ; ou bien elle trouve son être en elle-même, par elle-même ; ou bien elle trouve son être dans un autre, qui lui donne d'exister. Par définition, tout ce qui a commencé d'exister dans un temps déterminé ne peut pas se donner à lui-même l'existence. Car il y a un temps où cette chose n'existait pas ; elle a donc reçu l'existence. Ce qui fait donc d'elle une « créature ». Seul ce qui n'a pas reçu l'existence parce que son essence même est d'exister (définition traditionnelle de Dieu : « ce dont l'essence enveloppe l'existence ») peut donner aux autres choses l'existence qu'elles n'ont pas d'elles-mêmes. Dans un registre plus trivial, on peut exprimer cette thèse métaphysique d'un point de vue sobrement biologique en disant : aucun d'entre nous ne peut se vanter de s'être à lui-même donné la vie. La vie, nous l'avons reçue, nous ne nous la sommes pas donnée. Or, derrière toute idole, il y a la volonté première d'ignorer ce don. Ce pourquoi Augustin y voit l'expression de l'orgueil : « c'est une fausse grandeur qui, délaissant celui à qui l'âme doit demeurer unie comme à son principe, prétend devenir en quelque sorte son principe à soi-même ; et cela, quand l'âme se complaît trop en soi. Elle se complaît en soi, quand elle se détache de ce bien immuable qui devait être préférablement à elle-même l'unique objet de ses complaisances. »


Dès lors, contrairement à ce que pensaient les philosophes antiques, ce n'est pas vraiment l'épithumia qui pose problème : « Ainsi, nos excès et nos vices n'exigent nullement que nous élevions contre la nature de la chair une accusation injurieuse au Créateur ; car, dans son genre et dans son ordre, la chair est bonne ; mais délaisser le Créateur tout bon pour vivre selon un bien créé, cela n'est pas bon, soit que l'on se décide à vivre selon la chair ou selon l'âme, ou selon tout l'homme qui se compose de l'âme et du corps. ». Non seulement la pléonexie ne procède pas de l'épithumia, mais plus encore : la pléonexie peut revêtir bien d'autres formes que celle de l'intempérance dans les plaisirs du corps. Ceux qui vivent « selon la chair » n'ont en effet rien à envier à ceux qui, orgueilleusement, prétendent « vivre selon l'âme ». Ceux que vise ici Augustin, ce sont évidemment les sages stoïciens, qui se proposaient d'éliminer toute passion du corps (apatheia), grâce à une discipline rigoureuse de l'esprit et un strict contrôle de nos représentations mentales. Au point, comme le suggérait même Sénèque, de parvenir à 'être heureux dans le taureau de Phalaris ! Hypothèse absurde que cette volonté de prétendre ainsi devenir maître de soi-même5, au mépris de ce qui manifeste le plus clairement notre état de dépendance : notre capacité à être affectés, à subir passivement l'action d'une chose sur nous ; bref, notre capacité à éprouver des émotions, des passions (pateor : subir). « En effet, quelque louable empire que l'âme semble exercer sur le corps et la raison sur les vices, si l'âme et la raison ne rendent pas à Dieu l'hommage de servitude qu'il commande, cet empire sur le corps et les vices n'est pas selon la rectitude. Eh ! Quel frein peut imposer à son corps et à ses vices, l'âme ignorante du vrai Dieu (….) ? Aussi les vertus qu'elle croit avoir, ces rênes, dont elle gouverne son corps et ces instincts, soit pour atteindre, soit pour retenir ces vertus mêmes, si elle ne les rapporte à Dieu, sont plutôt des vices que des vertus ; car bien qu'aux yeux de plusieurs, elles semblent légitimes et vraies, quand elles ne recherchent qu'elles-mêmes et ne se rapportent qu'à elles-mêmes ; cependant elles ne sont plus qu'enflure et superbe : donc elles ne sont pas des vertus mais des vices. » (Cité de Dieu, XIX). Finalement, peu importe que l'homme glorifie son propre corps (et les désirs charnels qui lui sont liés) ou qu'il glorifie son âme (et les désirs intellectuels qui lui sont associés). Il n'y a pas, entre l'austère stoïcien qui prétend être délivré des soucis du corps et le débauché qui s'adonne à tous les excès de la chair, de notable différence aux yeux d'Augustin. Tous deux sont des monstres d'orgueil, refusant d'accepter la finitude humaine et prétendant, par une boulimie de possessions ou une ascèse impitoyable assurer leur salut par leurs propres moyens, sans rien attendre de la grâce divine.



VI) La libido sciendi


Ce même orgueil se manifeste encore au niveau du désir de connaissance, cette tension qui définit le Logos. Dans les textes de Platon et d'Aristote, ce désir de connaissance procède de deux sources bien distinctes : à un premier niveau, celui de la connaissance ordinaire, le désir de connaissance procède selon Aristote du plaisir commun de la vision. La Métaphysique commence par ces lignes célèbres : « tous les hommes désirent naturellement savoir ; ce qui le montre, c'est le plaisir causé par les sensations, car, en dehors même de leur utilité, elles nous plaisent par elles-même, et, plus que toutes les autres, les sensations visuelles ». Cela signifie que le désir de connaissance était pour Aristote un désir parfaitement naturel, qui s'originait dans le plaisir de voir, plaisir sensible par excellence. Mais le plaisir de voir se distinguait selon lui du plaisir du toucher, par le fait que c'était un plaisir gratuit (on pourrait dire « désintéressé »), qui n'était mêlé d'aucune souffrance.


Mais par son ambition démesurée, la connaissance philosophique procède quant-à-elle d'une autre source. En effet, qu'est-ce d'autre que la philosophie sinon l'amour de la Vérité ? Mais ce qu'on nomme ainsi, ce n'est pas seulement une vérité (une parmi d'autres), mais le tout de la vérité, le point ultime vers lequel tend naturellement la connaissance : l'Idée du Bien. A ce titre, notait Platon, le désir philosophique était fortement apparenté au désir érotique. Certes, le philosophe n'est pas « sage », mais il tend à la sagesse et ne peut trouver son repos que dans la contemplation de l'unique Vérité. C'est dire que l'effort même de la raison, dans ce qu'il a de plus ambitieux, doit être compris lui aussi sous l'horizon d'un désir proprement métaphysique (ou « eschatologique »).


Mais l'image que propose Platon de ce désir philosophique est encore celle d'une ascension courageuse, par les moyens exclusifs de la raison, et sans aucun secours extérieur. Eros-philosophe, dans le Banquet, est assez justement comparé à un « chasseur habile, toujours ourdissant des ruses, aussi avide de savoir que fertile en idées ; passant toute sa vie à philosopher ». On ne saurait mieux présenter l'orgueilleuse ambition du philosophe : celle d'un titan qui s'élève, par la seule puissance de son esprit, à la contemplation ultime. La Vérité est une proie qu'il faut débusquer, et non pas ce qu'il faudrait attendre humblement. En cela, la Vérité platonicienne cesse d'être l'élément actif de la connaissance, contrairement à l'étymologie grecque du mot, que Heidegger rappelle souvent : Aletheia, c'est La Vérité considérée comme ce qui sort de l'ombre, ce qui se dévoile. Autrement dit, le terme « aletheia » définit la vérité comme ce qui se donne et non pas comme ce qui se « chasse ». Or, c'est exactement ainsi que l'entend encore Augustin. Au livre VI des Confessions, il raconte ainsi comment il a échappé à la tentation « gnostique », ce mouvement de pensée qui a accompagné les premiers temps de l'Eglise et qui faisait de la Vérité ultime un mystère auquel on pouvait parvenir au moyen d'une initiation plus ou moins codée : « Or, je devais croire pour guérir, pour que les yeux de mon esprit, dégagés de leur voile, puissent s'arrêter en quelque sorte sur votre vérité éternelle, sans révolution et sans éclipse. (…) Toutefois, je préférais dès lors la doctrine catholique, jugeant qu'elle commande avec plus de modestie et entière sincérité de croire ce qui n'est point démontré (soit qu'on ait affaire à qui ne peut porter la démonstration, soit qu'il n'y ait point de démonstration possible), tandis que leurs téméraires promesses de sciences [celle des gnostiques], appât dérisoire à la crédulité, ne sont qu'un ramassis de fables et d'absurdités qu'ils ne peuvent soutenir et dont ensuite ils imposent la créance. Et votre main miséricordieuse et douce, « Seigneur ! » prenant et façonnant mon cœur peu à peu, je remarquais quelle infinité de faits je croyais, dont je n'avait été ni témoin, ni contemporain ; tant d'événements dans l'histoire des nations, tant de récits de lieux, de villes, d'actions, contés par des amis, des médecins, par tous les hommes qu'il faut admettre sous peine de rompre toutes les relations de la vie. Une foi inébranlable ne m'assurait-elle pas des auteurs de ma naissance ? Et que pouvais-je en savoir, si je ne croyais au témoignage ? »  Ce passage est très intéressant, parce qu'il dénonce l'arrogance de la Libido sciendi (« téméraires promesses de sciences, appât dérisoire à la crédulité ») tout en justifiant l'attitude inverse de la foi accordée à une vérité « révélée ». Après tout, observe-t-il, l'essentiel de nos connaissances ne vient-il pas de la confiance que nous accordons à ceux qui nous instruisent et qui sont pour nous des témoins de vérité ? Qu'y a-t-il là de différent avec le principe de la foi religieuse ? On croit, parce qu'on estime que les témoins sont dignes de foi. Mais on ne peut prétendre, à proprement parler, « savoir ». Augustin préfère finalement la doctrine catholique aux promesses du gnosticisme, parce qu'il voit dans cette doctrine une invitation réaliste à ne pas prétendre connaître ce qu'on ne peut, tout au plus, que croire.


Mais là encore, comme dans les rapports du monde idéal et du monde sensible, il ne s'agit nullement d'abdiquer l'un pour l'autre. Pas plus que le monde physique n'est méprisable, la raison ne doit être abandonnée au profit d'un mysticisme d'illuminés. Tout au contraire : de même que le monde physique est d'autant mieux assumé que nous partons du monde idéal ; de même la raison est d'autant mieux assumée que nous partons de la foi en une Vérité révélée : « Et maintenant, ravivez votre attention. Tout homme veut comprendre ; personne qui n’ait ce désir. Mais tous nous ne voulons pas croire. On me dit : « Je veux comprendre pour croire. » Je réponds : « Crois pour comprendre. » ; voici donc une discussion qui s’élève entre nous et qui va porter tout entière sur ce point : « Je veux comprendre avant de croire », me dit l’adversaire ; et moi je lui dis : « Crois d’abord et tu comprendras. » (…) Moi qui vous parle, en ce moment, si je parle, c’est pour amener aussi à la foi ceux qui ne croient pas encore. Donc, en un sens, cet homme a dit vrai quand il a dit : « Je veux comprendre pour croire » ; et moi également je suis dans le vrai quand j’affirme avec le prophète : « Crois d’abord pour comprendre. » Nous disons vrai tous les deux : donnons-nous donc la main ; comprends donc pour croire et crois pour comprendre ; voici en peu de mots comment nous pouvons accepter l’une et l’autre ces deux maximes : comprends ma parole pour arriver à croire, et crois à la parole de Dieu pour arriver à la comprendre ». Nous sommes toujours dans la logique d'Agapè.


Ce petit texte, tiré d'un sermon de Saint Augustin (le Sermon 43) résume de manière simple et limpide la complémentarité qu'il suppose entre la foi et la raison. Loin d'être une offense à la raison, l'acte de foi est au contraire ce que présuppose la raison, comme ce vers quoi elle tend. L'évidence de ce que dit Augustin est observable même au niveau des connaissances les plus triviales : pour comprendre ce que me dit un professeur, je dois d'abord commencer à lui faire confiance et croire qu'il y a en son discours une vérité à comprendre. Inversement, si la confiance n'est pas là, si je ne crois pas en lui, je m'arrêterai rapidement de chercher à le comprendre si j'ai du mal à le faire. A quoi bon m'obstiner à comprendre si tout cela est sans réel intérêt ? Il faut une foi profonde pour motiver la raison. Cette loi générale, observe Augustin, vaut pour tous, également pour ceux qui prétendent se passer de la foi. En réalité, ils prétendent s'en passer parce qu'il ont une foi immodérée en leurs propres capacités. Autrement dit, c'est moins de la vérité dont ils sont amoureux que des ressources formidables de leur esprit. Amour de soi donc, plutôt qu'amour de cette vérité qui n'est pas nous et, parce qu'elle n'est pas nous, peut tout aussi bien nous éclairer que nous confondre. Celui qui désire réellement la vérité ne peut conditionner son acceptation de la vérité à sa convenance personnelle, en rejetant par principe toute vérité qui serait pour lui humiliante. Or, tel est l'effet direct de la libido sciendi, qu'elle conduit à « refuser d'être trompés », tout en refusant cependant « d'être convaincus d'erreur » : « De l'amour de ce qu'ils prennent pour la vérité vient leur haine de la vérité même. Ils aiment sa lumière et haïssent son regard. Voulant tromper sans l'être, ils l'aiment quand elle se manifeste, et la haïssent quand elle les découvre »



VII) La désobéissance, salaire de la désobéissance


L'amour immodéré de soi (l'orgeuil) n'est pas seulement mensonger dans son principe. Il est aussi catastrophique dans ses effets. Augustin résume, dans un passage célèbre du livre XIV de la Cité de Dieux, ce qu'il perçoit comme un remarquable mécanisme d'inversion : « L'homme qui, fidèle, fût devenu spirituel dans sa chair, devient charnel dans son esprit ; l'homme qui, dans son orgueil, s'est plu à lui-même, Dieu, dans sa justice, le laisse à lui-même ; et toutefois l'homme n'est pas destiné à l'indépendance ; mais, en désaccord avec soi, c'est sous le joug de celui dont il s'est fait le complice que, au lieu de cette liberté si désirée, il va trouver un dur et misérable esclavage ; mort spirituellement par sa volonté, la mort corporelle l'attend contre sa volonté (…) Enfin, pour trancher le mot, quelle autre peine est infligée à la désobéissance que la désobéissance même ? Car est-il pour l'homme une autre misère que la révolte de lui-même contre lui-même ? Il n'a pas voulu ce qu'il pouvait ; et il ne peut plus ce qu'il veut. Quoique dans le paradis, avant le péché, tout ne lui fût pas possible, il ne voulait que ce qu'il pouvait ; aussi pouvait-il tout ce qu'il voulait. Maintenant, et tel qu'à l'origine l’Écriture nous le montre : « l'homme n'est que vanité ». qui pourrait énumérer tout ce qu'il veut sans le pouvoir, quand lui-même à lui-même désobéit, c'est-à-dire sa volonté ; à l'esprit la chair esclave ? » 


Le fait est qu'on ne peut prétendre échapper à notre dépendance qu'en retombant aussitôt dans une dépendance plus cruelle. Ainsi en va-t-il pour la libido dominandi : la prétention de s'affranchir de l'autorité morale conduit immanquablement à tomber sous la férule tyrannique des autres. De ce point de vue, l'épisode du vol des poires est éloquent : c'est simultanément que le jeune Augustin se libère de la loi et qu'il se retrouve en même temps captif de l'influence de ses camarades. Dans la théorie de René Girard, ce phénomène est très bien illustré par « l'illusion romantique » : en prétendant revenir à l'authenticité de son propre désir, en niant le principe de l'imitation docile d'un modèle exemplaire, le héros romantique ne s'est pas libéré. Il n'a fait que passer de la domination d'un médiateur-modèle à celle d'un médiateur-rival.


Il en va rigoureusement de même dans le cas de la libido sciendi : le désir, comme l'on dit aujourd'hui, de « penser par soi-même » plutôt que de se soumettre humblement à un « maître de vérité », ne conduit pas davantage à exercer librement son propre jugement. Au contraire, elle amène à se soumettre à l'autorité tyrannique d'un « maitre à penser » qui -loin de libérer la raison- l'étouffe. Il importe peu que ce « maître à penser » soit un gourou (dans la terminologie chrétienne : « un faux prophète ») ou l'opinion publique tout entière. Ce qui compte est que la vérité, considérée comme idéal transcendant et donc inaccessible au pouvoir de la seule raison, se change aussitôt en savoir prétendu. Non pas objet de croyance, mais objet putatif de connaissance. Intellectuellement, la foi religieuse laisse libre qui s'y soumet car elle ne prétend jamais être un savoir auquel nous serions contraints d'adhérer. Il faut croire, faute de savoir ; et croire « pour » savoir. Mais on échappe beaucoup plus difficilement à la contrainte d'une idéologie qui se prétend d'entrée de jeu « scientifique » (par exemple, l'idéologie marxiste, l'idéologie nazie...)  ! Evoquant les esprits orgueilleux qui cèdent à la libido sciendi, Augustin conclut : « par une jute rémunération, les dévoilant malgré eux, la vérité leur reste voilée ». Que veut-il dire ? La libido sciendi nous porte à ne pas vouloir être trompé, mais à ne pas vouloir non plus être convaincu d'erreur. Telle est la façon dont l'orgueilleux aime la vérité, non pour elle-même mais seulement pour lui-même. Il veut bien que la vérité l'éclaire, mais surtout pas que la vérité le confonde. Or, le résultat final est exactement l'inverse du but escompté : non seulement l'orgueilleux est trompé (parce que ce qu'il prend pour « la vérité » n'est jamais rien de plus au final que la conviction de certains hommes), mais en plus il est convaincu d'erreur  (parce qu'il n'en devient que plus facile de montrer alors que sa pensée obéit à un déterminisme, à des influences cachées qu'il ignore).


Mais c'est sans doute dans le cas de la libido sentiendi que ce mécanisme d'inversion (la désobéissance comme salaire de la désobéissance) est le plus spectaculaire. Rappelons ce qu'est, pour Augustin, la signification philosophique de cette libido : en se rabattant sur la convoitise exclusive des biens de ce monde, l'homme du désir prétend s'affranchir de toute dépendance à l'égard d'un Être transcendant à qui il devrait sa vie. Par sa volonté de couper le lien ombilical qui le tenait uni à son principe, il s'autonomise donc en prétendant devenir l'unique maître de son existence. Mais, observe Augustin, cet acte de libération entraîne rapidement une servitude encore pire que celle à laquelle on voulait échapper. A la soumission à Dieu succède aussitôt la tyrannie exercée par le corps. Une tyrannie qui peut s'entendre à deux niveaux. Premier niveau : l'homme qui s'est émancipé d'un Dieu sur-humain n'a conquis sa liberté que pour se soumettre à la pression d'un monde devenu in-humain. Libéré de la présence de Dieu, le monde ne devient pas plus humain, mais il tend au contraire à devenir inhumain. L'ordre que l'homme engendre, le monde qu'il aménage pour son bénéfice exclusif (et non pour la gloire de Dieu), tend immanquablement à devenir un ordre qui lui échappe, un monde d'objets et de machines qui échappe à son contrôle. Prétendant occuper la position du créateur souverain, l'homme est rattrapé par les créatures qu'il a lui même engendré. Destinée intialement à le servir, la technique fait ainsi de lui son docile serviteur. On n'arrête pas le progrès, parce que littéralement on ne « peut » plus l'arrêter. Le mythe moderne de Frankenstein n'est, de ce point de vue, que la prise de conscience tardive de ce mécanisme d'inversion, qui transforme le monde des hommes (un monde sans Dieu) en un monde déshumanisé6.



VIII) Le désir sexuel


A un deuxième niveau, plus intime, cette mécanique d'inversion affecte le rapport que chacun d'entre nous entretient avec son propre corps. Car à l'homme qui se rebelle contre son principe créateur répond, par un effet de symétrie, la juste rebellion de la chair contre l'homme. Comme le dit joliment Augustin, son corps dont il se glorifiait devient « le témoin pénal de sa propre rebellion ». Qu'est-ce à dire concrètement ? Que pour l'homme pécheur qui a rompu avec Dieu, les appétits du corps deviennent absolument incontrôlables. Nous revenons ainsi, à la fin, au point dont nous étions partis au départ : la fâcheuse tendance de nos désirs à échapper à tout contrôle ! L'incapacité où nous sommes de repérer ces désirs (parce qu'ils plongent leur racine au plus intime de nous, dans un premier mouvement qui n'est pas encore désir, mais amour : en l'occurrence, « amour de soi »), puis l'incapacité où nous sommes de les arrêter (car on a beau couper les branches, elles repoussent toujours tant que les racines du mal ne sont pas extirpées).


Or, parmi tous les désirs charnels, le désir sexuel manifeste mieux qu'aucun autre cette sourde rebellion du corps : « Entre toutes les convoitises de l'homme, quand on parle sans en déterminer l'objet, l'esprit ne se représente guère que ce mouvement honteux qui sollicite les organes. Or, ce n'est pas seulement par des assauts extérieures, mais encore par de secrètes attaques qu'elle s'empare de tout le corps, qu'elle envahit tout l'homme, soulevant à la fois les passions de son âme et les instincts de sa chair ; et quand la volupté qui naît de ce trouble, volupté à laquelle nulle autre volupté corporelle n'est comparable, arrive au dernier terme, en ce moment même, l'intelligence, sentinelle enivrée, se laisse surprendre et désarmer ».


Comprenons bien : ce n'est pas le désir sexuel qui est mauvais, mais c'est l'orgueil de l'homme qui le rend mauvais davantage que n'importe quel autre désir. Lorsque elle est subordonnée à l'amour du partenaire (Agâpè et non pas Eros), la volupté sexuelle est naturellement présente tant que l'amour l'est. Les problèmes sexuels au sein d'un couple sont donc toujours aussi le symptômes d'un amour imparfait, d'un manque inévitable de charité. On réveille alors le désir en tentant de ranimer l'amour. Solution normale, somme toute : on désire naturellement celui (ou celle) que l'on aime, précisément parce qu'il (ou elle) est celui (ou celle) que l'on aime. Mais dès lors que l'amour de soi passe au premier plan, la jouissance sexuelle tend à être recherchée pour elle-même, le partenaire n'étant plus alors que le moyen plus ou moins efficace de cette jouissance. Voulant se rendre maître du plaisir, le libidineux découvre rapidement l'impasse dans laquelle il s'est enlisé : coupé de tout amour véritable, le désir sexuel devient en effet immaîtrisable :« Parfois cette ardeur survient importune, sans être appelée ; parfois elle trompe le désir ; l'âme est de feu et le corps de glace ; chose étrange ! Ce n'est pas seulement à la volonté légitime, mais encore aux impudiques émotions de la concupiscence refuse d'obéir ». Le problème n'est donc pas seulement que le désir sexuel survienne sans qu'on l'ait voulu (cas classique de l'acrasie) ; il est aussi que ce désir ne vienne pas quand on l'appelle. Misère de la panne sexuelle ! Incapacité pour Adam, dit Augustin, de commander l'érection de son membre. C'est dire, au final, que la misère du libidineux (cet homme entièrement soumis à l'épithumia) ne réside pas simplement dans la puissance frénétique (l'hybris) de son désir ; elle réside aussi, réciproquement, dans sa perpétuelle impuissance à relancer et entretenir un désir qui va et vient à sa guise.


Cette position singulière du désir sexuel explique, selon Augustin, pourquoi il est l'un des seuls désirs à être systématiquement accompagné de honte. Le désir de manger ou de boire est relativement contrôlable, de même le désir de voir (la concupiscence des yeux : curiosité) peut être plus ou moins maîtrisé... à ce titre, ces désirs ne nous font pas perdre notre dignité d'être rationnels et il n'y a rien de particulièrement honteux à les exhiber en public, tant qu'ils ne prennent pas la forme d'une boulimie incontrôlable. C'est déjà nettement moins le cas pour les fonctions physiologiques comme uriner ou déféquer qui sont parfaitement étrangères au fonctionnement de la raison. Aussi ces fonctions inclinent-elles naturellement à la pudeur, car elles ont toujours pour l'homme rationnel quelque chose d'un peu honteux. Mais le désir sexuel occupe, dans notre économie libidinale, une position encore plus compromettante : il n'est pas seulement ce qui, obstinément, résiste à la raison ; il est aussi ce qui se rend complètement maître de la raison par le pouvoir d'une extraordinaire volupté. La raison n'est pas seulement impuissante face à un tel désir, elle est immanquablement vaincue par lui. Raison pour laquelle, observe Augustin, il est systématiquement vécu dans la honte : «  Chez tous les peuples (…) ce sentiment de pudeur est si naturel, que l'on voit des barbares conserver même au bain, certain voile. Et les sages, appelés gymnosophistes, qui philosophent nus dans les profondes solitudes de l'Inde, dérogent par une ceinture à leur complète nudité. Et quand cette convoitise veut se satisfaire, non seulement dans ces unions clandestines qui cherchent les ténèbres pour échapper à la justice humaine, mais encore dans ces ivresses de la débauche que la cité terrestre autorise, infamies licites et que nulle loi ne poursuit, cette convoitise même permise et impunie fuit néanmoins le jour et les regards ; et une honte naturelle lui assure le secret jusque dans les lupanars ; tant il est plus facile à l'impudicité de secouer le joug de la loi qu'à l'impudence de supprimer les mystères de la honte ; honte, même aux yeux des plus honteux débauchés. Ils l'aiment, cette honte, mais ils n'osent l'afficher ».


La dernière phrase de cette citation mérite un dernier commentaire : « tant il est plus facile à l'impudicité de secouer le joug de la loi qu'à l'impudence de supprimer les mystères de la honte ». Par là, Augustin veut dire deux choses essentielles : d'une part, le fait que la sexualité soit devenue un objet de honte pour les hommes n'est pas le fait du christianisme. C'est une réalité anthropologique qui n'a pas attendu Saint Augustin pour exister. Le médecin qui diagnostique la maladie n'est pas celui qui en est responsable. Ce n'est donc pas à cause de la doctrine chrétienne que le sexe serait brutalement devenu pour nous un objet de honte. La doctrine chrétienne, telle que Augustin la présente, permet seulement de faire apparaître l'origine de cette honte. D'autre part, il est illusoire de croire que nous pourrions nous délivrer jamais de cette honte en nous affranchissant d'une morale sexuelle répressive (« le joug de la loi »). Cette « libération sexuelle », aussi légitime soit-elle, ne lèvera pas pour autant ce que Augustin appelle « les mystères de la honte ». Et pour cause : la honte de l'impuissant qui ne parvient pas à commander son érection, ou la honte de l'obsédé qui ne parvient pas à se libérer de son obsession sont tout aussi envahissantes aujourd'hui. Même les plus fieffés débauchés, note Augustin, ne peuvent pas se délivrer de cette honte. Seulement, pour eux, la honte devient justement un excitant, un élément supplémentaire qui pimente leur désir érotique : « ils l'aiment, cette honte ».


***

Note 2 : « Parmi les désirs et les plaisirs non nécessaires, j'en aperçois d'illégitimes qui naissent probablement dans l'âme de tous les hommes, mais qui, chez quelques uns, réprimés par les lois et par d'autres désirs meilleurs, s'en vont tout-à-fait, grâce à la raison, ou demeurent faibles et en petit nombre, tandis que chez d'autres il subsistent en plus grand nombre et plus forts. Je parle de ceux qui se réveillent durant le sommeil lorsque la partie de l'âme qui est raisonnable, pacifique et faite pour commander, est comme endormie ; et que la partie animale et féroce, excitée par le vin et la bonne chère, se soulève, et repoussant le sommeil cherche à s'échapper et à satisfaire ses propres penchants. Elle ose tout alors, comme si elle avait secoué et rejeté toute honte et toute retenue ; l'inceste avec une mère ne l'arrête pas ; elle ne distingue ni dieu ni homme ni bête ; aucun meurtre, aucune affreux aliment ne lui fait horreur ; en un mot, il n'est point d'infâmie, point d'extravagance dont elle ne soit capable » (…) Ce que nous voulons constater, c'est qu'il y a en chacun de nous, même dans ceux qui paraissent les plus modérés, une espèce de désirs cruels, intraitables, sans lois ; et c'est ce que les songes attestent » (République)

Note 3 : Aristote parle quant à lui d'un « serviteur trop pressé », qui suit la voix de la raison sans avoir pris la peine de l'écouter attentivement.

Note 4 : C'est exactement la place que Whilhem Reich, disciple de Freud et l'un des pères de la sexologie, lui assigne. Faites une petite recherche sur internet, vous verrez....

Note 5 : Dans la Cité de Dieu, (IX, 14) Augustin raconte une anecdote amusante au sujet d'un sage stoïcien qui ne peut s'empêcher d'éprouver la peur : « Aulu Gelle, écrivain non moins recommandable par l’élégance de son style que par l’étendue et l’abondance de son érudition, rapporte dans ses Nuits attiques que, dans un voyage qu’il faisait sur mer avec un célèbre stoïcien, ils furent assaillis par une furieuse tempête qui menaçait d’engloutir leur vaisseau ; le philosophe en pâlit d’effroi. Ce mouvement fut remarqué des autres passagers qui, bien qu’aux portes de la mort, le considéraient attentivement pour voir si un philosophe aurait peur comme les autres. Aussitôt que la tempête fut passée et que l’on se fut un peu rassuré, un riche et voluptueux asiatique de la compagnie se mit à railler le stoïcien de ce qu’il avait changé de couleur, tandis qu’il était resté, lui, parfaitement impassible. » 

Note 6 : Ajoutons que ce caractère « inhumain » est aussi, selon Augustin, l'un des attributs caractéristiques de l'idole. La première idole, parce qu'elle est celle qui crée les autres, c'est bien sûr l'homme lui-même, être créé qui prétend se faire son propre créateur. Mais rapidement, remarque Augustin, l'idole devient simple objet, ou animal (les dieux antiques sont souvent figurés comme des animaux), ou la Nature elle-même (le dieu Pan)... puis, plus tard encore : la Nation, la Race, le Progrès.... tous êtres formidables qui ont pour point commun de n'être pas placés au-dessus de l'Humanité, mais hors d'elle. Moralité de l'histoire : commençant par se vouer un culte à lui-même, l'homme en vient inévitablement à vouer un culte aux forces anonymes qui le dominent.

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