La raison du plus fort
- damienclergetgurna
- 5 févr.
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«La raison du plus fort est toujours la meilleure, nous l'allons montrer tout à l'heure».. Tout le monde connaît ce premier vers de la fable le «loup et l'agneau». La fontaine y met en scène un simulacre de procès, où un loup accuse sans raison un pauvre agneau d'avoir souillé son eau...uniquement pour se donner des raisons d'abuser de sa force en le mangeant. Drôle de raison, assurément, que cette raison du plus fort! Car le loup n'a pas raison, justement. Son accusation est infondée. Mais cela ne l'empêche pas, au bout du compte, d'avoir le dernier mot. Comme si sa force suffisait à lui donner raison, malgré tout. Peut-on vraiment parler d'une raison du plus fort? L'usage de la force n'est-il pas totalement étranger à la raison? Jouer de sa force, n'est-ce pas une façon de contraindre l'autre pour ne pas avoir à le convaincre?
Platon définissait en effet la raison comme un «dialogue de l'âme avec elle-même». Si raisonner est une forme de dialogue, alors il va de soi que la raison exclut en principe toute utilisation de la force. Dialoguer suppose qu'on écoute les raisons de l'autre... et qu'on lui réponde. Manifestement, on ne peut pas dire que le loup dialogue vraiment avec l'agneau. Il semble au contraire ne rien écouter et déploie une extrême mauvaise foi quand sa victime tente de se disculper: «si ce n'est pas toi, c'est donc ton frère!». Il n'a aucun besoin de dialoguer, donc de faire entendre des raisons, puisque sa force lui permet d'obtenir tout ce qu'il veut. De ce point de vue, nous pouvons conclure qu'il n'y a pas de raison de plus fort, parce que le plus fort n'a pas besoin d'avoir raison.
En même temps, cette première conclusion est peut-être excessive. Car si le loup n'avait aucun besoin de convaincre l'agneau, pourquoi prendrait-il la peine de l'accuser? Il ne veut pas simplement manger l'agneau, il vaut aussi se donner une raison légitime de le faire. N'est-ce pas la preuve que le plus fort a quand même besoin d'avoir la raison de son côté ?Comme le fait remarquer Machiavel, il existe deux formes de cruauté: une cruauté qui se déchaîne en une seule fois, puis s'arrête; et une cruauté qui se continue dans le temps. La deuxième cruauté, écrit Machiavel, est mauvaise parce qu'elle crée un ressentiment durable. Un prince qui resterait au pouvoir en usant de sa force pour faire taire toute contestation aurait une position assez fragile, car il serait vite détesté. Plus il abuserait de sa force, plus il s'exposerait à un soulèvement. Autrement dit : plus il abuserait de sa force, plus il serait vulnérable! S'il veut se maintenir au pouvoir, il lui faut au contraire faire tout le mal en une seule fois, de façon à pouvoir faire rapidement oublier qu'il a utilisé la force. De ce constat, on peut tirer la conclusion suivante: si la force permet d'avoir raison contre ses ennemis, elle ne permet pas d'avoir durablement raison. Pour que la victoire du plus fort soit durable, il faut qu'il devienne raisonnable (ou du moins qu'il paraisse l'être).
Dans ce cas, la raison du plus fort serait une façon pour le plus fort de demeurer le plus fort en se soumettant à la loi de la raison. Pourquoi doit-il s'y soumettre? Parce que sa force ne suffirait pas à lui garantir l'obéissance; il a aussi besoin que les autres acceptent de lui obéir. Or, il ne peut obtenir cette obéissance volontaire par le moyen de la seule contrainte. On peut céder à la force, mais comme le remarque Rousseau, c'est toujours «un acte de nécessité, non de volonté». Tant qu'on obéit par la peur, on ne peut pas dire qu'on obéit volontairement. On est donc contraint d'obéir, mais on n'a aucune obligation morale de le faire. Je n'ai évidemment pas le devoir d'obéir à celui qui utilise sa force contre moi. A la première occasion, je peux donc être tenté de lui désobéir ou de me révolter. Sa force suffit à me dominer, oui. Mais elle ne suffit pas à m'ôter l'envie d'inverser le rapport de force. La seule chose susceptible de m'ôter cette envie serait de trouver que ses commandements ne sont pas tyranniques, mais qu'ils sont au contraire pleins de sagesse et de raison.
En ce sens, il y a bien une raison du plus fort, puisque seul demeure le plus fort celui qui sait user de raison. Mais de quelle raison parlons nous, au fait? Devrions-nous admettre que la raison du plus fort ne serait donc rien de plus que la raison commune, à laquelle le plus fort doit accepter de se soumettre, comme n'importe qui d'autre. Si c'est le cas, alors il n'y a pas à proprement parler de «raison du plus fort», puisque la raison du plus fort serait la même que la raison du plus faible
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