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La revanche du corps

  • damienclergetgurna
  • 5 févr.
  • 20 min de lecture

La pensée "dualiste" est loin d'être une pensée aberrante. Elle dispose de nombreux arguments en sa faveur. Mais son plus grand défaut est de considérer la nature humaine comme une nature fixe, donnée une fois pour toutes. Elle considère ainsi que la raison est le propre de l'homme et que c'est donc la raison qui fait de l'homme ce qu'il est. Pourtant, l'avènement de la Raison est un acquis assez tardif dans l'histoire de l'humanité. Les hommes n'ont pas été d'emblée des êtres rationnels.


Au 18e siècle, toute une littérature anthropologique émerge, qui étudie les mœurs et les usages des peuples « sauvages ». Contre une approche « fixiste » de la nature humaine, ces enquêtes mettent en évidence le processus « généalogique », « historique » de cette nature. Elles attestent que l'homme ne s'est pas fait d'un seul coup, qu'il n'est pas sorti de la Nature tout armé de sa raison triomphante. En 1859, la preuve définitive de cette « généalogie » est apportée par Darwin dans son livre De l'origine des espèces : le père de la biologie moderne y défend l'idée, devenue classique aujourd'hui, d'un devenir humain de l'homme, d'une évolution très lente et très progressive qui a permis l'émergence de l'espèce humaine (cf. les ancêtres de l'homme : les hominidés).


C'est donc sous une perspective « généalogique » qu'il faut désormais repenser la nature humaine. « Généalogie », c'est précisément le mot d'ordre de Nietzsche. Plutôt que de considérer l'homme dans la perspective d'une frauduleuse éternité, Nietzsche nous invite à considérer cette nature à la lumière d'une généalogie, d'une histoire. Le résultat immédiat de ce changement de perspective, c'est une démystification sans précédent de tout ce que l'Homme prenait jusque là pour un privilège insigne de son espèce : la Conscience, la Raison. Une perspective génétique de ces facultés montre non seulement qu'elles sont des produits tardifs de l'évolution humaine ; mais plus encore : elle montre que leur importance est largement surestimée ! « Celui qui est éveillé, écrit Nietzsche, celui qui sait, dit : « je suis corps de part en part, et rien hors cela ; et l'âme ce n'est qu'un mot pour une chose qui appartient au corps. (….) Ta petite raison, elle aussi, mon frère, que tu appelles « esprit », est un outil de ton corps, un petit outil, un jouet de ta grande raison ».


La raison humiliée


On ne saurait être plus clair : ce corps animal tant méprisé, ce corps longtemps décrié, ce corps dont Platon écrivait qu'il était la prison de l'âme (soma sèma : « le corps prison »), ce corps devient donc ce à partir de quoi il convient maintenant d'expliquer la raison. Au lieu d'expliquer le corps (donc l'animal) du point de vue de la raison (donc l'homme), la perspective généalogique nous incite à expliquer plutôt la raison (donc l'homme) à partir du corps (donc l'animal). Changement radical de perspective !


Sous cette nouvelle perspective, le privilège de la raison paraît largement usurpé. Triplement usurpé, même. D'abord, parce que cette raison consciente n'est que le sommet émergé d'un iceberg : cette « petite raison », écrit Nietzsche, est le « jouet de ta grande raison ». Cela signifie que l'essentiel de notre activité rationnelle est en réalité commandé par des processus inconscients. Notre conscience ne perçoit que se qui se trouve à la superficie de l'eau, sans percevoir ce qui se joue dans les profondeurs troubles de l'inconscient. « Tu n'es pas maître dans ta propre maison », avertit Freud : manière de dire que la conscience est comme un maître qui croit commander, alors qu'elle est en réalité agie par des forces obscures, dont elle serait en fait le jouet. Cette affirmation jette évidemment le soupçon sur l'illusoire maîtrise de soi que revendiquait le sujet cartésien.


De plus, la prétendue supériorité de la raison sur la sensation doit elle aussi être à nouveau interrogée. Rappelons que, chez Platon, le rejet de la sensation tenait au fait que la sensation demeurait prisonnière du singulier et du devenir. Contre quoi, Platon faisait valoir la généralité et immutabilité du monde des Idées, seuls objets possibles d'une connaissance authentique. Mais c'est là, selon Nietzsche, une grossière illusion. Une illusion dont il explique la généalogie : « tout ce que les philosophes ont manié depuis des millénaires, ce n'étaient que des momies d'idées ; rien de réel n'est sorti vivant de leurs mains. Ils tuent, ces Messieurs les idolâtres des notions abstraites, ils empaillent lorsqu'ils adorent, ils mettent tout en péril de mort lorsqu'ils adorent. La mort, le changement, le vieillissement, tout autant que la procréation et la croissance, suscitent en eux des objections, si ce n'est une réfutation ! Ce qui est ne devient pas ; ce qui devient n'est pas... Et pourtant, ils croient tous, et même avec l'énergie du désespoir, à l'Être. Mais comme ils ne peuvent le saisir, ils cherchent des raisons pour expliquer qu'il leur échappe : « Il faut qu'il y ait une apparence trompeuse, une supercherie, pour que nous ne percevions pas l'Etre ! Où est donc ce qui nous trompe ? »... « Nous le tenons, s'écrient-ils, ravis, ce sont les sens !... Ces sens qui, par ailleurs sont si immoraux, ils nous trompent sur le monde vrai. Moralité : il faut se libérer de l'illusion des sens, du devenir, de l'histoire du mensonge ! (…) Et surtout, que l'on ne vienne pas nous parler du corps -cette pitoyable idée fixe des sens!-, entaché de toutes les fautes logiques imaginables, récusé, et même impossible, malgré l'impertinence qu'il a de se comporter comme s'il était réel » (Crépuscule des idoles). En somme, c'est Héraclite qui a raison, et non Parménide. La vérité, c'est l'écoulement universel, le panta rei... et pas la loi de non-contradiction : « l'être est, le non-être n'est pas » (Parménide).


Est-ce à dire, alors, que la connaissance rationnelle, la connaissance abstraite, serait une pure imposture ? Si l'on veut dire par là que cette connaissance nous livre la vérité sur le monde, qu'elle nous révèle l'essence des choses, oui. Le nom commun « arbre », affirme Nietzsche, ne désigne aucune essence universelle. Ce n'est précisément, qu'un nom, un outil dont nous nous servons pour mettre dans la même catégorie des choses très distinctes. L'usage de ces noms communs est une commodité de langage. Mais la faute de Platon, selon Nietzsche, c'est d'avoir succombé à cette « illusion du langage » en croyant que le nom commun désignait un objet universel : une essence, une idée. Ce grand nigaud a pris au sens littéral ce qui n'était en fait qu'une simple « métaphore », une manière de parler ! Cette position, soutenue par Nietzsche (et par bien d'autres avant et après lui), est désignée sous le titre de « nominalisme ».


En revanche, si les noms communs n'ont aucune valeur du point de vue de la vérité, ils en ont belle et bien une du point de vue pratique : celui de l'action. Car cette façon de grossir la réalité, en plaçant les choses singulières dans des rubriques générales, permet de donner des repères commodes et donc, d'agir plus aisément. C'est là ce qui motive la dénonciation d'un troisième privilège de la raison : celui de la théorie sur la pratique, celui de la connaissance sur l'action. La vocation de la connaissance rationnelle, sa seule raison d'être, ce n'est pas du tout de contempler la vérité pour le plaisir de contempler la vérité.... mais d'être utile à l'action ! « « Au demeurant, je fais tout ce qui ne fait que m'instruire, sans augmenter ou stimuler directement mon activité ». Ce sont ces mots de Goethe qui pourront ouvrir notre considération sur la valeur ou la non valeur des études historiques. On y exposera en effet pourquoi nous devons, selon la formule de Goethe, haïr profondément l'instruction qui ne stimule pas la vie, le savoir qui paralyse l'activité, les connaissances historiques qui ne sont qu'un luxe coûteux et superflu » (Considérations inactuelles, II).


Le corps glorifié


On peut donc dire que, avec Nietzsche, la raison est brutalement « remise à sa place », au sens où l'on dit que « quelqu'un est remis à sa place » ; c'est-à-dire bien en dessous de celle qu'elle s'était orgueilleusement octroyée. Ce qui fait que le corps reprend, lui, la place qui lui revient de droit : la première.


Rien ne témoigne mieux de ce retour en grâce du corps que la virulente critique nietzschéenne de la morale traditionnelle, cette vieille morale « judéo-chrétienne » qui faisait des désirs du corps un motif permanent de culpabilité et de « mauvaise conscience ». La façon, par exemple, de réprimer la sexualité au nom de la morale témoigne d'un incroyable déni du corps. C'est aussi cette peur du corps qui explique, selon Nietzsche, pourquoi le travail a pris une telle importance dans nos sociétés : en canalisant toute l'énergie du corps, le travail est en effet « la meilleure des polices », le moyen le plus efficace de contrôler les désirs. Une société de travailleur est une société où règne la sécurité, puisque la force explosive du désir y est soigneusement tenue en laisse : « Au fond, on sent aujourd'hui, à la vue du travail -on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -qu'un tel travail constitue la meilleure des polices, qu'il tient chacun en bride et s'entend à entraver puissamment le développement des désirs, du goût de l'indépendance » (Aurore).


Or, cette volonté de réprimer le désir est non seulement illégitime, mais de plus hautement suspecte ! Illégitime, parce qu'elle revient -en condamnant le corps -à juger la vie elle-même. Mais pour pouvoir porter un jugement de valeur sur la vie, il faudrait être extérieur à elle. Or, l'homme est un animal comme les autres, il n'a aucun privilège d'extra-territorialité. Il n'est pas hors de la vie, il est complètement dans la vie. C'est être présomptueux, écrivait déjà Montaigne, de croire que l'homme, par sa souveraine raison, serait le juge et l'arbitre de tout l'univers : « La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures, c'est l'homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici parmi la bourbe et la fiente du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l'univers, au dernier étage du logs, et le plus éloigné de la voute céleste, avec les animaux de la pire condition : et se va plantant par imagination au-dessus du cercle de la Lune, et ramenant le ciel sous ses pieds. C'est par vanité de cette même imagination qu'il s'égale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions divines, qu'il se trie soi-même et sépare de la presse des autres créatures » (Les essais, Apologie de Raymond Sebond). Remis à sa juste place l'homme n'a donc aucun privilège particulier qui lui permettrait, du haut de sa superbe, de porter sur la vie un jugement de valeur. « La valeur de la vie, avertit Nietzsche, ne saurait être évaluée. Pas par un vivant, car il est partie, et même objet du litige : pas davantage par un mort, pour une tout autre raison »(Crépuscule des idoles).


Ce n'est pas à l'homme de juger ce que vaut la vie ; c'est bien plutôt à la vie de juger ce que vaut l'homme. De la même façon, ce n'est pas au nom de nos valeurs morales qu'il convient de juger des valeurs vitales ; mais c'est au nom même de ces valeurs vitales qu'il faut estimer ce que valent réellement nos valeurs morales. A cette aune, la volonté de réprimer le désir paraît soudain assez suspecte. En effet, qu'est-ce que la vie ? La vie, répond Nietzsche, est « volonté de puissance ». Autrement dit, tout être vivant tend naturellement à « persévérer dans son être » (Spinoza : « conatus essendi ») : pas seulement à se maintenir en vie, mais à étendre, à augmenter sans cesse sa capacité d'exister. On le voit par exemple au fait que, dans la nature, une véritable « course aux armements » se livre entre les prédateurs et les proies. C'est à qui sera le plus rapide, le plus invisible, le plus malin, le plus fort... La vie n'est pas statique, mais dynamique : elle est vitalité, fécondité, profusion.


L'expression de cette « tendance à persévérer dans l'être », qu'est-ce d'autre sinon le désir ? Contre Platon, qui voulait placer le désir sous la tutelle de la raison, Spinoza n’hésite pas à déclarer : « le désir est l'essence même de l'homme ». Sacrée revalorisation ! Le désir devient central, parce qu'il manifeste en chacun cette « volonté de puissance » dont parle Nietzsche. Envisagé de cette manière, le désir apparaît maintenant comme quelque chose de très positif. Quand Platon parlait du désir (epithumia), il ne voyait en lui que la recherche du plaisir sensible. Quand Epicure parlait du désir, il voyait au contraire en lui l'expression d'une souffrance et la volonté de sortir de cette souffrance pour atteindre un état de tranquillité. Eh bien !, ces deux visions du désir souffrent du même défaut : elles prennent pour modèle du désir ce qui n'est, tout compte fait, qu'une forme pathologique, une forme diminuée du désir !


Que le désir ne soit pas l'expression d'une souffrance mais au contraire l'expression d'une vitalité (et donc d'une « joie »), cela est facile à montrer : quand la souffrance devient trop forte, le désir n'augmente pas, mais à au contraire a tendance à disparaître. Par exemple, un homme qui a faim aura sans doute le désir de manger. Cela prouve que, malgré sa faim, il garde encore suffisamment d'énergie pour « tendre vers » (« conatus » = tension) la nourriture. Mais dès lors qu'il est dénutri au point de mourir de faim, le désir de manger disparaît aussi ! Les gens qui souffrent beaucoup, par exemple les gens en dépression, sont frappés d'un symptôme que les médecins connaissent bien : « l'aboulie » (ou absence de désir). Littéralement, ils sont trop mal pour avoir envie de faire quoi que ce soit ! Contrairement à ce qu'affirme Epicure, donc, la souffrance peut accompagner le désir, mais elle n'a fondamentalement rien à voir avec lui. Lorsqu'on dit qu'un enfant a « bon appétit », on ne sous-entend pas par là qu'il est en souffrance... mais au contraire qu'il est en forme, qu'il déborde de santé ! Ce dont parle Epicure, ce n'est donc pas vraiment du désir, mais du « besoin ». Car quelqu'un qui est dans le besoin est précisément en souffrance de quelque chose !


Quant à la conception platonicienne, elle correspond aussi à une forme dégradée du désir. Le désir de l'intempérant, qui cherche avidement son confort et son petit plaisir, est un désir au rabais, un désir qui n'a rien à voir avec la vitalité débordante d'un homme qui chercherait à décrocher la lune. L'intempérant ne sait tout simplement plus ce qu'est le véritable désir, il a oublié l'étymologie du mot « desiderare , qui a rapport à rien de moins qu'aux étoiles (sidéral !). Le portrait peu flatteur que Platon fait de l'homme démocratique peut, de ce point de vue, être mis en parallèle avec la critique véhémente que fait Nietzsche de l’embourgeoisement des sociétés modernes. Ce citoyen bourgeois que, par mépris affiché, il nomme « le dernier homme » : « Malheur ! Le temps viendra où l'homme ne lancera plus de flèche de son désir par-dessus l'homme et où la corde de son arc ne saura plus vibrer ! Je vous le dis : il faut encore avoir du chaos en soi pour mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : il y a encore du chaos en vous. Malheur ! Le temps viendra où l'homme n'enfantera plus d'étoile. (…) Qu'est-ce que l'amour ? Qu'est-ce que la création ? Désir ? Etoile ? » demande le dernier homme en clignant des yeux. Puis la terre est devenue petite et dessus sautille le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme est celui qui vit le plus longtemps » (Ainsi parlait Zarathoustra).


Si le désir est la manifestation même de notre vitalité, l'expression de ce « conatus essendi » (Spinoza) ou de cette « volonté de puissance » (Nietzsche), il faut en tirer les conséquences : la volonté de réprimer le désir est la marque d'un profond ressentiment, d'une haine de la vie que Nietzsche nomme « nihilisme ». Cette « force réactive » qui se dresse contre la vie, d'où vient-elle ? Comment un vivant pourrait-il juger la vie, la condamner ? Impossible ! Alors, quoi ? A travers cette morale « judéo-chrétienne », il faut voir une maladie, un abaissement de notre vitalité, le signe d'une décadence, d'une vie épuisée, fatiguée d'elle-même, et qui n'a tout simplement plus la force de se perpétuer.



Sublimation et spiritualisation


D'un point de vue pratique, les conclusions de ce diagnostic sont évidentes : il faut libérer le désir, favoriser le déploiement de la puissance vitale contre tout ce qui l'entrave. Mais prise à la lettre, cette exaltation de la volonté de puissance ne conduit-elle pas à faire l'éloge de la violence, de la cruauté, de la domination des forts sur les faibles ? Contre Platon, Nietzsche ne prend-il pas résolument le parti de Thrasymaque, cet enragé avec qui Socrate avait eu maille à partir dans la République ? Voici la scène, telle que la raconte Socrate : « Or, Thrasymaque, à plusieurs reprises, pendant que nous parlions, avait tenté de prendre part à l'entretien, mais il en avait été empêché par ses voisins, qui voulaient nous entendre jusqu'au bout. A la pause que nous fîmes, comme je venais de prononcer ces parles, il ne se contint plus ; s'étant ramassé sur lui-même, tel une bête fauve, il s'élança vers nous comme pour nous déchirer. (…) L'écoutant, je fus frappé de stupeur, et jetant les yeux sur lui, je me sentis gagné par la crainte. (…) « Tu t'imagines, dit-il, que les bergers et les bouviers se proposent le bien de leurs moutons et de leurs bœufs et les engraissent et les soignent en vue d'autre chose que le bien de leurs maîtres et le leur propre. Et de même, tu crois que les chefs des cités, ceux qui sont vraiment chefs, regardent leurs sujets autrement qu'on regarde ses moutons, et qu'ils se proposent un autre but, jour et nuit, que de tirer d'eux un profit personnel. Tu (…) ignores que le juste, en réalité, est l'avantage du plus fort et de celui qui gouverne. (…) Car ils ne craignent pas de commettre l'injustice, ceux qui la blâment : ils craignent seulement de la souffrir ! Ainsi, Socrate, l'injustice poussée à un degré suffisant est plus forte, plus libre, plus digne d'un maître que la justice, et (…) le juste consiste dans l'avantage du plus fort » (République I).


Ce mépris de la justice au nom de la loi du plus fort n'est-il pas aussi la conséquence logique du discours de Nietzsche ? L'influence de la pensée nietzschéenne sur la doctrine nazie est, de ce point de vue, explicable, même si elle repose sur un faux sens. « Qu'est-ce qui est bon ? demande Nietzsche. -Tout ce qui élève en l'homme le sentiment de la puissance, la volonté de puissance, la puissance même. Qu'est-ce qui est mauvais ? Tout ce qui provient de la faiblesse. Qu'est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la force croît, qu'une résistance est surmontée. (…) Périssent les faibles et les ratés ! Premier principe de notre philanthropie. Et il faut même les y aider. Qu'est-ce qui est plus nuisible qu'aucun vice ? La compassion active pour les ratés et les faibles » (L'antéchrist). Tout un programme !


Mais il ne faut pas se laisser piéger par cette lecture hâtive, car Nietzsche est beaucoup plus subtil que cela. Certes, il affirme bien qu'il faut respecter la volonté de puissance, qui demeure notre unique horizon. Mais il ne prétend aucunement que l'homme devrait se résoudre à agir comme une « bête fauve ». En fait, il y a deux manières très différentes d'interpréter la thèse selon laquelle l'homme ne serait rien de plus qu'un animal. La première manière est ce que l'on pourrait nommer « l'interprétation réductionniste » : si l'homme est un animal, cela signifierait donc que tout ce qui est prétendument élevé chez l'homme (la raison, la conscience, l'amour, la morale, la justice...) doit en fait être dénoncé comme illusoire et mensonger. Dans le fond, dirait le réductionniste, il n'y a rien de plus dans ce que l'on nomme avec emphase « l'amour », qu'un jeu compliqué de pulsions sexuelles et de phéromones. Rien de plus. « Allez dire à une femme, écrivait Marivaux, que vous trouvez aimable et pour qui vous sentez de l'amour : « Madame, je vous désire beaucoup, vous me feriez grand plaisir de m'accorder vos faveurs ». Vous l'insulterez, écrit Marivaux : elle vous appellera brutal. Mais dites-lui tendrement : « je vous aime, madame, vous avez mille charmes à mes yeux ». Elle vous écoute, vous la réjouissez, vous tenez le discours d'un homme galant. -C'est pourtant lui dire la même chose ; c'est précisément lui faire le même compliment : il n'y a que le tour de changé ; et elle le sait bien, qui pis est ». Le discours de Marivaux est plein d'humour, mais on comprend bien ce qu'il signifie : dire à une femme « je vous aime », ce n'est ni plus ni moins que lui dire : « je désire coucher avec vous ». Voilà pour la lecture réductionniste. Comprise ainsi, l'assimilation de l'homme à un animal revient à l'encourager à assumer cette animalité et cette sauvagerie qui, dans le fond, est son unique vérité. Dans cette perspective, nul n'a été aussi loin que le marquis de Sade, qui (à la fin du 18e siècle) fait carrément l'éloge de la cruauté  :  « Nous voulons être émus, c'est le but de tout homme qui se livre à la volupté, et nous voulons l'être par les moyens les plus actifs. En partant de ce point, il ne s'agit pas de savoir si nos procédés plairont ou déplairont à l'objet qui nous sert, il s'agit seulement d'ébranler la masse de nos nerfs par le choc le plus violent possible. (…) Que nous font les douleurs occasionnés sur le prochain ? Les ressentons-nous ? Non. (…) A quel titre ménagerions-nous donc un individu qui ne nous touche en rien ? A quel titre lui éviterions-nous une douleur qui ne nous coûtera jamais une larme, quand il est certain que de cette douleur va naître un très grand plaisir pour nous ? ». Sade, le sadique.


Le réductionnisme est, philosophiquement, une position assez pauvre. Il consiste en effet à rendre compte d'un phénomène très complexe (par exemple l'amour, la conscience ou la raison) en niant tout simplement son existence et en le « réduisant » à quelque chose de beaucoup moins complexe et de beaucoup plus primitif. De cette manière, on simplifie au lieu d'expliquer. On élimine au lieu de rendre compte. « L'homme est un animal » : le réductionniste comprend cette phrase comme voulant dire que le comportement d'un homme, une fois éliminé tous ses prétendus privilèges (la conscience, la raison...), est au fond exactement le même que celui d'un tigre ou d'un primate. Mais si l'homme est un singe, il n'en reste pas moins vrai que c'est un singe « évolué », et l'on n'a aucun droit de compter cette « évolution » pour quelque chose de négligeable. D'où la deuxième interprétation, beaucoup plus satisfaisante, que l'on pourrait nommer « l'interprétation anti-reductionniste» : si l'homme n'est rien de plus qu'un être vivant, un animal, si l'homme n'est rien de plus au fond que son corps, cela signifie donc qu'il faut rendre compte de l'homme à partir de son corps. Ici, il ne s'agit pas du tout de réduire l'homme au rang de « bête fauve », mais au contraire de comprendre comment la « bête fauve » peut produire un homme. On ne réduit pas le « + » au « - » ; on fait émerger le «+ » à partir du « - ». Ce n'est pas la même chose ! Or, c'est exactement ce que propose Nietzsche, lorsqu'il évoque la « spiritualisation » de nos instincts primitifs. C'est le même processus que Freud désigne encore sous un autre nom : « la sublimation ».


De quoi s'agit-il exactement ? De la manière dont la « volonté de puissance », chez ce vivant particulier qu'est l'homme, est amenée à prendre d'autres formes, plus élevées, plus « spirituelles », « sublimées ». C'est toujours la même volonté de puissance, pourtant. Mais la manière dont elle se manifeste va prendre, chez l'homme, des formes de plus en plus évoluées. Prenons, par exemple, le cas de la violence : loin de faire l'éloge de la violence, Nietzsche montre au contraire comment cette violence initiale est amenée à évoluer, à s' « humaniser » : « Tout vivant déploie sa force aussi loin qu'il le peut et se soumet le vivant le plus faible ; il jouit ainsi de lui-même. L' « humanisation » graduelle de cette tendance consiste à ressentir avec une finesse croissante la difficulté qu'il y a à dominer autrui, à s'apercevoir qu'en le lésant brutalement, nous démontrons que nous sommes plus forts que lui, mais que nous nous aliénons de plus en plus sa volonté -nous le rendons moins docile » (Volonté de puissance, §169)


Même chose pour la Raison  : il ne s'agit pas du tout, comme un réductionniste serait tenté de le faire, d'abandonner la raison au profit de nos désirs les plus sauvages. Il s'agit au contraire de comprendre ce qui -du point de vue de la « volonté de puissance » -rend au contraire nécessaire « l'émergence » des désirs rationnels. Si la vie est volonté de puissance, observe Nietzsche, cette volonté de puissance ne se manifeste jamais aussi bien qu'en créant des formes. Il suffit de voir à quel point la Nature est inventive dans la production de nouvelles espèces : « le monde est art » ! Chaque vivant manifeste aussi sa volonté de puissance en marquant son territoire, en l'aménageant, en lui donnant une forme précise, une empreinte reconnaissable. Le désir, par conséquent, en tant qu'il est l'expression en nous de cette volonté de puissance, est lui aussi créateur de formes.. Dès lors, la figure modèle de cette volonté de puissance, c'est l'artiste ! Plus que tout autre domaine, le domaine de la création artistique nous permet en effet de nous faire une idée précise de la façon dont fonctionne la volonté de puissance.


Que faut-il pour créer une œuvre d'art ? A quelles conditions, une œuvre d'art sera-t-elle réussie ? Personne ne doute, qu'il faut, pour être un véritable artiste, avoir une imagination féconde et débordante. Quand l'artiste se met à devenir un intellectuel, quand il devient un raisonneur, la source de sa créativité se tarit rapidement. De là vient cette idée, aujourd'hui commune, selon laquelle l'artiste devrait laisser parler son inconscient. La créativité se joue à fleur de peau, et non au niveau d'une raison qui aurait plutôt tendance à stériliser. De ce point de vue, l'artiste a besoin de laisser libre cours à une certaine ivresse (symbolisée par Dionysos).


Mais d'un autre côté, si ce « délire » permet de faire émerger de nouvelles formes, il ne permet en revanche pas de les stabiliser. L'hyper-sensibilité risque facilement de devenir un handicap, une faiblesse pour l'artiste, car il ne parvient pas à discipliner son imagination, à « dompter le monstre ». Pour cela, il a besoin d'une force qui stabilise et harmonise son « chaos intérieur », il a besoin d'une faculté qui mette de l'ordre dans ce désordre, et y fasse régner l'harmonie. En somme, Dionysos, pour ne pas rester stérile, a besoin du secours d'Apollon (le dieu de la raison) : « il y a deux états dans lesquels l'art lui-même surgit dans l'homme à la manière d'une force de la nature, et dispose de lui, bon gré mal gré, l'obligeant soit à la vision, soit à l'orgiasme. Ces deux états sont préfigurés, mais plus faiblement, dans la vie normale, dans le rêve (Apollon) et dans l'ivresse (Dionysos). Mais il y a la même différence entre le rêve et l'ivresse : l'un et l'autre déchaînent en nous des forces artistes, mais chacun à sa façon : le rêve éveille en nous la faculté de voir, d'assembler, d'inventer ; l'ivresse éveille la passion, le chant, la danse » (VP, §439)


Sublimation et castration


On peut donc conclure que la raison est une discipline qui, en mettant de l'ordre dans nos désirs, comme un général parvenant à unifier son armée, augmente finalement notre puissance. La « spiritualisation de nos désirs », se fait au moyen de cette discipline rationnelle. Nietzsche ne condamne pas la raison, bien au contraire. Ce qu'il condamne, en revanche, c'est la tendance dualiste a dresser systématiquement la raison contre les désirs, dans une intention « castratrice » : « Jadis, à cause de la bêtise contenue dans la passion, on faisait la guerre à la passion même ; on jurait sa perte. Tous les monstres moralisants sont unanimes : « il faut tuer les passions ». La formule la plus célèbre se trouve dans le Nouveau Testament (…) . Il y est, par exemple, dit  -ceci s'appliquant à la sexualité - « Si ton œil est pour toi une occasion de faute, arrache-le ». (…) Extirper les passions et les appétits, uniquement pour prévenir leur bêtise ou les fâcheuses conséquences de leur bêtise, voilà qui aujourd'hui nous paraît n'être qu'une forme aiguë de bêtise. Nous n'admirons plus les dentistes qui arrachent les dents afin qu'elles ne fassent plus mal... (…) L'Eglise combat la passion en la coupant, dans tous les sens du terme. Sa pratique, son « traitement », c'est le castratisme. Elle ne demande jamais : « comment peut-on spiritualiser, embellir, diviniser un appétit ? » » (Le crépuscule des idoles)


Comment spiritualiser un appétit ? Freud se pose exactement la même question. Comme Nietzsche, il mesure à quel point la volonté de « castrer » les pulsions aboutit concrètement à des résultats catastrophiques. C'est d'ailleurs ce constat qui le conduit à théoriser sa théorie de l'Inconscient. Qu'est-ce que l'inconscient, au sens de Freud ? Il ne faut pas le confondre avec le « préconscient », qui désigne tous les états mentaux (désirs, pensées, sensations...) qui ne sont pas assez forts pour franchir le seuil de la conscience. Le « préconscient », c'est cette marge grise qui entoure la conscience, et dont on peut prendre plus ou moins conscience si on fait un effort d'attention. Mais l'inconscient, c'est autre chose ! On pourrait dire que c'est un trou dans la conscience. Car ce qui est inconscient, en principe, devrait bel et bien être conscient : ce sont des « pulsions » suffisamment puissantes pour pousser l'individu à agir, même malgré lui. Normalement, ces pulsions sont tellement fortes qu'elles devraient allègrement passer le seuil de la conscience. Et pourtant, observe Freud, elles sont là, mais le sujet ne les perçoit pas. La seule manière de se rendre compte de leur présence est une manière détournée : pas l'hypnose, le rêve, le lapsus, ou -dans le pire des cas -la maladie psycho-somatique (névrose). Comment un individu peut-il en venir à ne pas percevoir en lui la présence de désirs qui, pourtant, rugissent comme des bêtes enragées ?


La seule manière dont on peut expliquer ce phénomène, selon Freud, c'est de postuler une opération qu'il nomme « Censure ». L'individu ne voit pas ses désirs, pas parce qu'ils sont invisibles, mais parce qu'il ne veut pas les voir et qu'il les censure. Voilà une belle illustration de ce « castratisme » dont parle Nietzsche ! L'individu fait tout simplement disparaître de la circulation la pulsion gênante, comme on cacherait une bêtise sous le tapis. Si je ne le vois pas, c'est que ça n'existe pas ! Mais justement, le problème c'est que non seulement ces pulsions existent, mais qu'elles continuent de surcroît d'exister même après qu'on ait éteint la lumière. Et pour se satisfaire, ces pulsions trouveront d'autres moyens : le rêve notamment, dans lequel Freud voit la réalisation cachée d'un désir. Mais aussi, plus gravement, la névrose. Il faut donc lever cette censure, non pas pour libérer la bête fauve de sa cage et lui permettre tout ce qu'elle veut, mais pour la domestiquer. Et cette domestication de nos pulsions sauvages, qui transforme la bête en homme civilisé, est précisément ce que Freud nomme « sublimation ». Sublimation, spiritualisation... ce sont des mots synonymes pour désigner la tache d'une éducation digne de ce nom.



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