La tolérance est-elle une vertu ?
- damienclergetgurna
- 13 févr.
- 20 min de lecture
Pourquoi cette question ? Parce que la tolérance semble être devenue une vertu, voire la vertu centrale des sociétés démocratiques contemporaines. Nul ne semble douter qu'il faille se montrer tolérant, faire preuve de tolérance avec les autres. Inversement, l'intolérance passe pour une attitude très peu recommandable, qui fleurte avec le désir de persécution. Comme toute question qui nous demande de réfléchir, celle-ci exige donc que nous fassions l'effort de nous détacher de cette évidence, de nous arracher au sentiment trompeur du "cela va de soi". La tolérance est-elle vraiment une vertu ? Ce qui justifie cette interrogation, c'est un simple constat historique : tout simplement, il existe depuis l'antiquité un tableau des vertus, c'est à dire des différentes qualités contribuant à l'excellence morale d'un individu. Et la tolérance n'y figure pas. Il y a la justice, le courage, la continence, la prudence,
mais point de "tolérance" nulle part. A ce tableau des vertus grecques, le christianisme a ensuite ajouté ses propres vertus (la foi, l'espérance et surtout la charité). Et la tolérance n'en fait pas non plus partie ! A ce sujet, le romancier catholique Paul Claudel affirmait : "La tolérance, il y a des maisons pour ça". Pour Claudel, on l'aura compris : se montrer tolérant ne figure donc pas au tableau des vertus morales que nous a transmis la tradition. Comment se fait-il alors que nous estimions qu'elle est une vertu, une précieuse qualité morale ? Cette valorisation morale de la tolérance est-elle justifiée ?
La difficulté d'assimiler la tolérance à une vertu
Examinons d'un peu plus près ce concept de tolérance. Tolérer une chose ne signifie pas qu'on l'accepte. Cela signifie qu'on la supporte. Tolérer, c'est ce que l'on fait lorsqu'on doit supporter les défauts d'un proche. Physiologiquement la tolérance implique bien cette idée de "supporter", par exemple lorsque l'on dit qu'un organisme est intolérant au lactose. Il ne supporte pas le lactose. La tolérance serait donc une vertu bien particulière, proche de la "patience", et qui indique une aptitude à supporter des attitudes ou des conduites que nous réprouvons, mais que nous ne souhaitons pas empêcher.
Définie de cette manière, la tolérance n'apparait pas immédiatement comme une vertu. Pour qu'elle soit vertueuse, il faudrait que la raison pour laquelle nous choisissons de supporter ces conduites soit considérée comme moralement légitime. Et ce n'est pas systématiquement le cas : on peut tolérer l'inacceptable, par paresse ou par lâcheté, et nous le voir reprocher (comment peux-tu tolérer ça ?) ; on peut tolérer certaines choses parce que nous n'avons pas le choix (comme les bavardages incessants d'un voisin que nous sommes contraints de tolérer) ; ou on peut effectivement, et là c'est vertueux, tolérer une chose parce qu'on doit la tolérer et qu'il est meilleur de la tolérer. Or, quand est-ce qu'il est moralement meilleur de tolérer une conduite que moralement nous réprouvons ? A quelles conditions précises cette tolérance peut-elle passer pour une vertu ?
Il faudrait semble-t-il, deux conditions : D'abord que la chose ou la conduite que nous tolérons soit de l'ordre du tolérable. On ne doit évidemment tolérer que ce qui est tolérable. Tolérer certaines choses qui sont jugées intolérables, ce n'est plus une vertu, mais une impardonnable faiblesse. On ne peut pas tolérer, on ne doit pas tolérer, dans une classe, des comportements qui mettraient en danger la santé ou l'équilibre d'une personne. Être tolérant, si cela doit être une vertu, ne peut pas s'assimiler à une simple permissivité. Soit. Mais cela ne répond pas complètement à la question que nous nous posons. Car dire qu'on ne doit tolérer que ce qui est tolérable, ça demeure assez vague. Qu'est-ce qui doit être tenu pour tolérable et donc susceptible d'être légitimement toléré ? Qu'est-ce qui, inversement, doit être tenu pour intolérable et donc à ne pas tolérer ? Certaines personnes, comme on dit, ont un seuil de tolérance plus élevé que d'autre. Elles supportent plus facilement des défauts que d'autres ne supportent pas. Par exemple, monsieur Teste de Paul Valéry, ne supporte pas la sottise ("La bêtise n'est pas mon fort"). Certains artistes tolèrent la
présence de petits défauts quand d'autres sont perfectionnistes au point de ne rien tolérer si peu que ce soit une imperfection. Il y a des personnes psychorigides, d'autres très complaisantes. Bref, on aura compris que ce qui parait tolérable aux uns n'est pas forcément
ce qui est tolérable pour les autres.
Si nous laissons ainsi la tolérance exposée à notre appréciation subjective, nous ne disposons d'aucun critère objectif pour savoir quand nous avons raison de nous montrer tolérant et quand cette tolérance devient une impardonnable faute. Pour y voir un peu plus clair, nous pouvons suggérer de distinguer deux cas de figures : parmi les défauts d'une personne, certains des défauts "véniels", qui ne prêtent pas à conséquence. Comme par exemple le fait de ne jamais fermer le tube de dentifrice, ou le fait de parler un peu trop fort. Si nous ne tolérions pas ce genre de défauts, nous ne pourrions pas vivre les uns à côté des autres. Être tolérant, c'est reconnaître que nous avons tous nos défauts. En ce cas, la tolérance est une vertu, celle même à la quelle Jésus nous incite lorsqu'il demande à ses disciples de ne pas regarder la paille qui est dans l'œil du voisin et de savoir regarder la poutre qui est dans notre œil. Fort bien. Mais il ne s'agit pas tant ici de faire preuve de tolérance que de faire preuve, tout simplement, de charité.
D'autre part, à côté de ces fautes "vénielles", le christianisme reconnaissait aussi un certain nombre de péchés graves, de fautes "capitales", qui ne devaient pas être tolérés, sans que cela constitue un défaut de charité. Prenons, par exemple, un épisode des évangiles : celui de la femme adultère, qui s'apprêtait à être lapidée. Jésus décourage la foule de les lyncher (que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre) : il les invite à faire preuve de miséricorde, de bienveillance. A ne pas se comporter comme des juges impitoyables. Mais cette bienveillance n'est pas de la tolérance. Quand la jeune femme vient le voir, Jésus lui dit : "va et ne pêche plus". Il ne tolère pas l'adultère, il ne dit pas que c'est quelque chose qui serait acceptable. Il dit qu'il pardonne. Une chose est de ne pas tolérer l'adultère, autre chose de refuser de pardonner à celui qui vous a trompé. Savoir pardonner, c'est moralement important. Mais c'est de la charité, pas de la tolérance ! Il y a donc des conduites qui ne doivent pas être tolérées, parce qu'elles ne sont pas moralement tolérables. Le meurtre n'est pas tolérable ; certains mensonges ne sont pas tolérables, trahir un ami n'est pas tolérable.... accepter de les tolérer, chez les autres comme en soi, constituerait une erreur morale.
Et pour cause : tolérer cela, c'est ne rendre service à personne ! Ni à celui qui subit le tort (car ce tort est "intolérable"), ni à celui qui le fait, car ce n'est pas rendre service à quelqu'un que de le laisser se comporter mal et donc s'avilir. Il y a un devoir de "correction fraternelle". Ce n'est pas rendre service à quelqu'un que de lui faire perdre toute boussole morale, en le laissant incapable de discerner ce qui est moralement acceptable et ce qui est moralement inacceptable. Ce n'est pas non plus bon pour la société elle-même, qui doit être protégée des comportements qui pourraient nuire à la bonne qualité des relations sociales. Le législateur a aussi son mot à dire au sujet de ce qui peut être toléré et de ce qui ne peut pas l'être.
Mais il y a aussi une deuxième condition qui doit entrer en ligne de compte pour faire de la tolérance une vertu : il faut que la faute soit "tolérable", mais il faut aussi que les circonstances nous recommandent de la tolérer, parce que nous commettrions plus de mal que de bien à vouloir redresser la faute. Il faut tolérer ce qu'on ne peut pas changer, ou ce qu'on ne peut pas changer sans prendre le risque d'empirer le mal qu'on prétend combattre. Par exemple, commettre des fautes d'orthographe ou de syntaxe dans une copie n'est en aucun cas une faute morale. Mais un professeur pourrait estimer légitimement qu'il ne doit pas tolérer de telles fautes. S'il les tolère, s'il laisse entendre que de telles fautes sont acceptables, comment ses élèves pourront-ils jamais s'améliorer ? De même, un artisan peut être intraitable devant les fautes de son apprenti, parce qu'il veut l'excellence pour son apprenti. Les petites imperfections ne sont pas tolérées. Être intolérant, ne pas se permettre la moindre faute et ne pas permettre que les autres commettent la moindre faute, est en ce cas une attitude tout à fait vertueuse, qui manifeste un réel souci d' "excellence" (de "virtu"). On peut donc, sans manquer d'être vertueux, faire preuve d'une certaine intolérance face à des fautes qui sont pourtant tout à fait "tolérables".
Mais inversement, on pourrait se montrer tout à fait vertueux en acceptant de tolérer des fautes qui pourraient être jugées intolérables, mais que l'on doit tout de même se résoudre à tolérer pour ne pas aggraver le mal. La tolérance ici est une mesure de prudence, et la prudence fait depuis l'antiquité partie des vertus cardinales. C'est ainsi que Thomas d'Aquin justifie l'usage de la tolérance, dans les situations où le pêcheur risque de repousser l'admonition et de tomber par la même dans une état pire : "Il y a deux sortes de correction. La première, réservée aux supérieurs, est ordonnée au bien commun, et a un pouvoir coercitif. Elle ne doit pas être omise, même si l'on craint de troubler celui qui en est l'objet. Car s'il ne veut pas s'amender de son plein gré, il faut le contraindre, en le punissant, à quitter ses fautes, et s'il est incorrigible, on pourvoit encore par là au bien commun, en observant l'ordre de la justice, et en inspirant aux autres une crainte salutaire par cet exemple. Ainsi un juge n'omet pas de porter une sentence de condamnation contre un coupable, par crainte de troubler celui-ci, ou même ses amis. La seconde correction a pour but l'amendement du pécheur ; elle n'use pas de contrainte et procède par simple admonition. C'est pourquoi, lorsqu'on estime avec raison que le pécheur repoussera l'admonition et tombera par là même dans un état pire, mieux vaut s'abstenir, car l'usage des moyens doit être réglé d'après les exigences mêmes de la fin poursuivie". (Somme théologique, II-II, Question 33, article 6). Moralement, il ne sert à rien, pour faire le bien, d'empirer le mal. C'est ce qui justifie par exemple pour Thomas d'Aquin le principe de la "tolérance religieuse". La décision d'interdire une pratique religieuse demande, de la part du gouvernant, la plus extrême prudence. D'un côté, un chrétien peut estimer à juste titre "intolérable" que des hommes et des femmes s'éloignent de la croyance au seul vrai Dieu, en prenant par là le risque d'une damnation éternelle. Mais d'un autre côté, la volonté d'empêcher qu'ils ne se trompent ne doit pas conduire à aggraver le mal en les conduisant à s'obstiner dans le mal, parce qu'ils se sentiraient persécutés. Mutatis mutandis, c'est le même type de raisonnement qui justifie l'existence de ce qu'on appelait les "maisons de tolérance' qui encadraient la pratique de la prostitution. Il s'agissait pour l'Etat d'accompagner ce qu'il ne pouvait empêcher, en tentant d'éviter les pires des conséquences (en particulier au niveau médical) qui pouvaient résulter de la pratique de la prostitution.
De la même façon, c'est ainsi que Simone veil présentait en 1975, la loi visant à légaliser la pratique de l'avortement et qui se définissait initialement comme une "loi de tolérance": "Nous sommes arrivés à un point où, en ce domaine, les pouvoirs publics ne peuvent plus éluder leurs responsabilités. Tout le démontre : les études et les travaux menés depuis plusieurs années, les auditions de votre commission, l'expérience des autres pays européens. Et la plupart d'entre vous le sentent, qui savent qu'on ne peut empêcher les avortements clandestins et qu'on ne peut non plus appliquer la loi pénale à toutes les femmes qui seraient passibles de ses rigueurs. Pourquoi donc ne pas continuer à fermer les yeux ? Parce que la situation actuelle est mauvaise. Je dirai même qu'elle est déplorable et dramatique. Elle est mauvaise parce que la loi est ouvertement bafouée, pire même, ridiculisée. Lorsque l'écart entre les infractions commises et celles qui sont poursuivies est tel qu'il n'y a plus à proprement parler de répression, c'est le respect des citoyens pour la loi, et donc l'autorité de l'Etat, qui sont mis en cause. Lorsque des médecins, dans leurs cabinets, enfreignent la loi et le font connaître publiquement, lorsque les parquets, avant de poursuivre, sont invités à en référer dans chaque cas au ministère de la justice, lorsque des services sociaux d'organismes publics fournissent à des femmes en détresse les renseignements susceptibles de faciliter une interruption de grossesse, lorsque sont organisés ouvertement et même par charters des voyages à l'étranger, alors je dis que nous sommes dans une situation de désordre et d'anarchie qui ne peut plus continuer. Mais, me direz-vous, pourquoi avoir laissé la situation se dégrader ainsi et pourquoi la tolérer ? Pourquoi ne pas faire respecter la loi ? Parce que si des médecins, si des personnels sociaux, si même un certain nombre de citoyens participent à ces actions illégales, c'est bien qu'ils s'y sentent contraints ; en opposition parfois avec leurs convictions personnelles, ils se trouvent confrontés à des situations de fait qu'ils ne peuvent méconnaître. Parce qu'en refusant leur conseil et leur soutien à une femme décidée à interrompre sa grossesse, ils savent qu'ils la rejettent dans la solitude et l'angoisse d'un acte perpétré dans les pires conditions, qui risque de la laisser mutilée à jamais. (...) C'est à ce désordre qu'il faut mettre fin. C'est cette injustice qu'il convient de faire cesser. Mais comment y parvenir ? Je le dis avec toute ma conviction : l'avortement doit rester l'exception, l'ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu'il perde ce caractère d'exception, sans que la société paraisse l'encourager ? Je voudrais tout d'abord vous faire partager une conviction de femme (...) : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur l'avortement. Il faut d'écouter les femmes. C'est toujours un drame et cela restera toujours un drame.. C'est pourquoi, si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation de fait existante, s'il admet la possibilité d'une interruption de grossesse, c'est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme". La loi de 1975, telle qu'elle se présentait, était donc bien une "loi de tolérance", visant à encadrer une pratique qui était considérée comme "mauvaise" et qui devait donc demeurer une forme d'exception. La tolérance apparaît ici comme une vertu "prudentielle".
Mais l'est-elle véritablement ? On ne saurait nier l'intensité historique des débats sur l'opportunité politique de toutes ces mesures de "tolérance". Soit par exemple, les questions qui portent aujourd'hui sur l'opportunité d'appliquer des mesures de tolérance pour la pratique de la prostitution, ou pour la consommation de drogue, en ouvrant des salles de shoot. Les débats véhéments autour de ces questions prennent tous la même allure. Ils tournent autour de la question suivante : peut-on vraiment assimiler la tolérance à une vertu prudentielle ? Autrement dit : est-ce que faire preuve de tolérance peut être assimilé à une forme de vertueuse "prudence" ? Beaucoup d'opposants farouches à la légalisation de la prostitution ou à la légalisation du cannabis semblent en douter. La base de leur objection repose sur le constat que faisait déjà Clémenceau au début du 20e siècle : "Toute tolérance devient à la longue un droit acquis". En d'autres termes, un mal que l'on tolère finit inévitablement par prendre l'allure d'une conduite parfaitement normale. Loin de contenir prudemment le mal, la tolérance finirait par lui conférer un droit légitime à l'existence, même si ce n'est pas l'intention initiale du législateur.
Ainsi l'édit de tolérance de Constantin (313) rendait légale la religion chrétienne, en mettant fin aux persécutions dont les chrétiens étaient victimes. Résultat : quelques années plus tard, en 380, l'édit de Thessalonique décrété par l'empereur Théodose officialise la religion catholique comme unique religion de l'empire ! De la même façon, l'édit de Nantes était un édit de tolérance promulgué par le roi Henry IV pour mettre fin aux guerres de religion qui déchiraient le royaume. Par cet édit, les protestants étaient autorisés à pratiquer leur culte dans un pays dont la religion officielle demeurait le catholicisme. Or, cet édit constitue le premier pas en faveur d'une liberté religieuse qui consacre la disparition du catholicisme comme religion officielle. Au moment de son discours de l'assemblée nationale, Simone Veil avait parfaitement conscience de cette critique : "comment le tolérer sans qu'il perde ce caractère d'exception ? " ? Et de fait, la loi de tolérance s'est rapidement transformée en un "droit", qui plus est en un droit fondamental que la commission nationale consultative des droits de l'Homme propose aujourd'hui de graver dans le marbre de la constitution : "La CNCDH rappelle en premier lieu que le droit à l'avortement fait partie des droits sexuels et reproductifs, qui font partie intégrante des droits humains. Ces droits concernent des aspects essentiels de la personne liés à son corps, sa sexualité, sa santé, ses relations affectives, ses choix de parentalité"
Faisons maintenant un premier bilan d'étape : pour qu'elle soit une "vertu", la tolérance devrait être assortie de règles strictes. Il ne s'agit pas de tolérer tout ni n'importe quoi, sous n'importe quelles conditions. Mais même dans ce cas, le compte n'y est pas. Même lorsque la tolérance porte sur ce qui mérite d'être toléré, même lorsque les conditions qui pourraient la rendre légitime semblent rassemblées, même dans ce cas il n'est pas encore certain que la tolérance puisse être considérée comme parfaitement vertueuse.
La tolérance comme vertu d'ouverture
Cependant, à quoi nous conduit ce constat ? A prétendre que le principe de la "tolérance religieuse" est en soi pervers, ainsi que l'affirmait Bossuet, parce qu'il conduit à donner des droits à l'erreur ? Ou bien encore à prétendre que la loi Veil n'aurait jamais dû être promulguée, parce qu'elle a abouti à transformer une pratique mauvaise en un droit constitutionnel ? On ne serait autorisé à tirer ce genre de conclusion que si l'on continuait d'admettre que la tolérance consiste uniquement à "tolérer ", c'est à dire à accepter quelque chose que l'on sait être objectivement de nature "mauvaise". Mais qu'est-ce qui nous prouve, justement, que cette condamnation morale, que nous portons sur certaines pratiques, est justifiée ? Ce que je prends pour un défaut est-il véritablement un défaut ou seulement une autre manière de faire qui ne correspond pas vraiment à mes usages ? Quand je tolère les petites manies déplaisantes de mes camarades, dois-je le faire parce que je dois bien supporter leurs petits défauts ? Ou dois-je m'astreindre à les tolérer parce que mon agacement traduit seulement mes petites manies à moi ? Le membre de ma famille qui oublie systématiquement de fermer le tube de dentifrice commet-il réellement une faute, ou est-ce seulement moi qui ne supporte pas d'être bousculé dans mes habitudes de vieux garçons ? Ce que je considère comme une faute n'exprime-t-il pas simplement mon incapacité à admettre qu'on puisse faire les choses autrement ? L'intolérance est-elle autre chose que ce manque d'ouverture qui pousse un individu à rejeter catégoriquement tout ce qui n'est pas de notre usage ou bien de notre coutume ?
De la même manière, le principe qui devait pousser les catholiques à "tolérer" la religion réformée devrait-il s'entendre comme une façon charitable de tolérer l'erreur ? Ou bien au contraire, ne s'agirait-il pas de tolérer d'autres cultes et d'autres manières de croire en Dieu en considérant que notre façon de croire en Dieu n'est pas forcément la seule ni la bonne ? Tolérer qu'ils puissent penser autrement, c'est bien encore se forcer à accepter ce que l'on croit sincèrement faux ou sincèrement mauvais. Mais c'est en même temps se refuser à faire de notre croyance l'unique étalon de la vérité. Et de la même manière encore, je pourrais estimer qu'il ne s'agit pas de tolérer "l'avortement" comme s'il était entendu, une fois pour toutes, que l'avortement était en soi quelque chose de moralement condamnable. Je dois plutôt le tolérer en acceptant que mes principes d'évaluation morale (par exemple parce que je serais un catholique traditionaliste) n'ont pas à s'imposer aux autres comme s'ils avaient une valeur absolue. Je peux très bien considérer que, de mon point de vue, cette pratique est mauvaise. Mais je n'ai pas le droit d'estimer que mon point de vue serait le seul légitime et qu'il fait ni ne devrait faire politiquement autorité.
En prenant les choses de cette manière, il nous faut admettre que la tolérance constitue indéniablement une vertu. C'est la vertu de celui qui respecte l'altérité de l'autre, le fait que cet autre soit précisément autre, différent de nous, dans ses mœurs comme dans ses usages. La tolérance devient une vertu parce que l'intolérance devient un vice. L'individu intolérant, c'est celui qui ne supporte pas la différence, c'est celui qui considère que les autres sont des barbares parce qu'ils ne se conforment pas aux codes qui régissent sa conduite. L'intolérant, c'est donc le raciste, le fanatique, le xénophobe, ou l'homophobe....toute personne qui ne tolère pas qu'on puisse s'éloigner de sa norme. L'intolérant, par exemple, ce serait celui qui refuse catégoriquement que deux personnes de même sexe puissent se marier parce que cela choque ses convictions morales et religieuses au sujet du statut de l'homosexualité. Or, cette attitude pourrait paraître doublement fautive : d'abord, en ce qu'elle présuppose -sans le moindre doute -la validité objective de son jugement moral (l'homosexualité est un péché, l'avortement est un crime...) ; d'autre part, en ce qu'elle est conduite à nier le droit des autres individus à décider, librement, en leur âme et conscience, de ce qui est bien ou de ce qui est mal.
Dans les années 1990, la petite commune de Morsang-sur-Orge a connu un psychodrame juridique. Le maire de la commune avait interdit une attraction foraine dite "du lancer de nain". Cet arrêté municipal avait été aussitôt attaqué devant le tribunal administratif de Versailles, qui avait donné raison aux requérants en ordonnant l'annulation du décret municipal. Puis, saisi par un pourvoi, le Conseil d'État avait à son tour statué en annulant le jugement du tribunal de Versailles. Si cette affaire est devenue un cas d'école, c'est parce que s'y opposaient deux philosophies du droit foncièrement antagonistes. Le jugement émis par le Conseil d'État en octobre 1995 s'appuyait sur le principe kantien de la dignité de la personne humaine : "Considérant que l'attraction de `lancer de nain' consistant à faire lancer un nain par des spectateurs conduit à utiliser comme un projectile une personne affectée d'un handicap physique et présentée comme telle ; que, par son objet même, une telle attraction porte atteinte à la dignité de la personne humaine, que l'autorité investie du pouvoir de police municipale pouvait, dès lors, l'interdire même en l'absence de circonstances locales particulières et alors même que des mesures de protection avaient été prises pour assurer la sécurité de la personne en cause et que celle-ci se prêtait librement à cette exhibition, contre rémunération... ". Pour les sages du conseil d'État, le consentement
de la victime (qui gagnait sa vie de cette manière) n'était donc pas une clause suffisante pour légitimer la transaction. Le point important n'était pas là, mais il résidait dans le caractère moralement dégradant de cette activité. Moralement dégradant parce qu'on y traitait une personne comme un moyen (un "projectile") et non pas comme une fin. C'est par conséquent le principe moral de la dignité de la personne qui primait sur le principe du consentement.
L'ennui, avec cette vision d'un ordre juridique conçu comme un ordre moral, c'est qu'elle fait appel à une croyance dogmatique portant sur "les devoirs généraux envers nos semblables" (Tocqueville). Elle contredit frontalement la vision "libérale", qui entend laisser les individus libres de penser ce qu'ils veulent en matière morale, sans leur imposer en ce domaine un dogme qui serait tenu pour "la" vérité. C'est bien cette liberté en matière d'opinion morale que voulait défendre le tribunal de Versailles. N'y a-t-il pas, dans le fait de voir dans la pratique de lancer de nain une activité dégradante, qui "porterait atteinte à la dignité de la personne humaine", une tentative assez contestable d'imposer un canon officiel de la conduite morale ? Ne pourrait-on pas faire appel au même genre d'argument pour interdire à n'importe quelle personne souffrant d'un handicap quelconque de faire de cet handicap un moyen de rémunération ? Ou pour punir d'emprisonnement Christian Grey, le héros éponyme de Cinquante nuances de Grey, grand adepte du BDSM ?
Si les individus doivent être libres de croire ce qu'ils veulent en matière religieuse et philosophique, il n'y a aucune de raison de vouloir leur imposer une orthodoxie morale. Si un nain ne trouve pas "indigne" de gagner sa vie en faisant de son handicap un atout commercial, pourquoi et au nom de quoi le juge lui imposerait-il sa propre version de la " dignité" humaine ? Le contrat social libéral n'autorise nullement le souverain à être prescripteur en matière morale. Il lui assigne uniquement pour tâche, comme dit Locke, de garantir les "intérêts civils" des individus (la propriété, la sécurité, la santé...) en les protégeant contre toute forme de violence. Il n'a pas à se soucier de la moralité des pratiques sexuelles de Christian Grey ; il doit seulement veiller à ce que la jeune Anastasia Steele, sa partenaire dans le roman, ne fasse pas l'objet d'une violence sexuelle.
Cela revient à dire en somme que la tolérance n'est pas seulement une vertu parmi d'autre. Mais que, dans nos sociétés libérales, la vertu de tolérance tend à devenir naturellement la vertu la plus importante. Car dans une société libérale, les individus ne sont plus unis autour de grandes croyances dogmatiques, qu'elles soient morales ou religieuses. Chacun y est donc libre de penser ce qu'il veut, et de faire ce qu'il veut de sa vie, aussi longtemps -comme dit Mill - qu'il ne nuit pas à autrui ou à la paix civile : "La seule liberté qui mérite ce nom, est celle de chercher notre propre bien à notre propre façon, aussi longtemps que nous n'essayons pas de priver les autres du leur, ou d'entraver leurs efforts pour l'obtenir. Chacun est le gardien naturel de sa propre santé, soit physique, soit mentale et spirituelle.
L'espèce humaine gagne plus à laisser chaque homme vivre comme bon lui semble, qu'à l'obliger de vivre come bon semble au reste" (De la liberté, chapitre 1). Christian Grey a parfaitement le droit, si cela lui plaît ou si cela lui paraît respectable moralement, de s'adonner à des pratiques sado-masochistes. L'équilibre libéral repose uniquement sur la coexistence pacifique des individus et non pas sur le projet de créer un corps politique unifié autour de certaines valeurs morales communes. La croyance religieuse ne joue plus un rôle fédérateur dans les sociétés libérales. Aussi chacun, comme le souligne Locke dans sa Lettre sur la Tolérance, doit-il être entièrement libre d'adhérer à la croyance de son choix. Le principe de tolérance est par conséquent une façon de faire droit à ce principe central de la liberté individuelle : "La seule liberté qui mérite ce nom, est celle de chercher notre propre bien, aussi longtemps que nous n'essayons pas de priver les autres du leur ".
Le paradoxe de la tolérance
Reste toutefois un problème : accorder à la tolérance le statut d'une vertu, n'est-ce pas accepter implicitement l'idée que certaines attitudes sont moralement bonnes tandis que d'autres (l'intolérance) seraient moralement condamnables ? En faisant de la tolérance une vertu morale, ne prétendons-nous pas imposer malgré tout une certaine norme morale qui devrait valoir pour tous de façon objective, et sans que personne ne puisse prétendre s'en éloigner ?
Nous sommes placés dans une situation très gênante : si la tolérance est une vertu, alors on ne peut plus vraiment laisser les individus libres de chercher "leur propre bien à leur propre façon" (Mill), mais si elle n'est pas une vertu, alors on ne voit pas pourquoi il faudrait encore tâcher de nous montrer tolérants.
Expliquons cette double impasse : Supposons que nous partions de l'idée qu'il faut être tolérant parce que chacun doit être libre de poursuive sa propre idée du bien de sa propre façon, sans être contraint de suivre une norme morale officielle. Dans ce cas, on admet que ce qui justifie la tolérance, ce qui fait d'elle une vertu, c'est le fait qu'on ne puisse pas dire de façon objective : ceci est bien, ceci est mal, ceci est "vertueux", ceci est "vicieux". La tolérance est justement une façon d'éviter de tomber dans le piège des jugements de valeur dogmatiques, en prétendant imposer aux autres un comportement qui serait simplement conforme à "nos" jugements de valeurs. Mais en ce cas, la tolérance ne peut pas prétendre elle-même être une valeur ! Il faudrait donc, au nom même de la tolérance, accepter des attitudes et des conduites qui ne semblent pas particulièrement tolérantes. La tolérance en viendrait donc à justifier l'intolérance, au nom même du principe qui la fonde. Exprimant son refus d'imposer aux individus des normes de conduite morale qu'ils n'auraient pas librement choisi, la tolérance serait alors dans l'incapacité de se justifier elle-même en tant que norme. Ne prétendant pas être une vertu, la tolérance cesserait immédiatement d'être un idéal moral.
Pour sortir de cet embarras, nous sommes évidemment obligés de considérer que la tolérance est une vertu. Mais si elle est une vertu, alors nous admettons qu'il y a bien quelque chose qui constitue objectivement une attitude moralement "bonne" et que l'attitude contraire (l'intolérance) est objectivement mauvaise. Du même coup, il n'est plus possible de prétendre que chacun doit être libre de penser ce qu'il veut en matière morale. Être intolérant est un vice, et il faut donc combattre l'intolérance. Il faut combattre l'intolérance au nom d'un certain idéal moral (la tolérance), qui ne laisse plus du tout les gens libres de penser ce qu'ils veulent. Par exemple, on considèrera que l'attitude du catholique intégriste qui considère que l'homosexualité est un péché et que l'avortement est un crime, est une attitude en soi "intolérable". La tolérance ne peut pas permettre l'expression d'opinions intolérantes. Là encore, cependant, on retomberait dans une impasse : car la tolérance se transforme alors en une forme de censure morale, empêchant l'expression de tout désaccord moral. C'est ce phénomène qu'observe Allan Bloom dans
la préface de L'âme désarmée : la volonté d'être tolérants et ouverts d'esprit donne lieu à une véritable chasse aux sorcières exercée contre tous ceux qui prétendent exprimer leur désaccord moral au sujet des conduites que la tolérance couvre de son aile protectrice.
C'est cette situation que Karl Popper appelait le "paradoxe de la tolérance" : "une
tolérance sans limites ne peut que mener à la disparition de la tolérance. Si nous étendons une tolérance sans limites même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas préparés à défendre une société tolérante contre l'assaut des intolérants, alors les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance" (La société ouverte et ses ennemis, I, 7 note 4). Ou bien la tolérance ne peut prétendre être une vertu, et dans ce cas, on est bien obligé de tolérer l'intolérance. Puisque si la tolérance n'a pas la prétention d'être une vertu, l'intolérance ne saurait passer pour un vice. Ou bien la tolérance est une vertu, et dans ce cas, elle doit conduire inévitablement à une forme d'intolérance. Pas de tolérance contre l'intolérance. Ce slogan est tout aussi paradoxal que le premier cas de figure, puisqu'il en vient à affirmer la valeur de l'intolérance au nom même de la tolérance.
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