Le Cogito cartésien 1
- damienclergetgurna
- 31 déc. 2024
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 janv.
Sur quoi repose la certitude que l’on attache à la connaissance scientifique ? D’une part, sur l’expérience (le fameux : « testé en laboratoire »), d’autre part sur la démonstration. Expérience et démonstration sont les deux principaux outils d’une connaissance authentiquement scientifique.
Or, pour que l’expérience soit fiable il faut auparavant présupposer la fiabilité de la sensation comme critère de la vérité. C’est là une postulation métaphysique dont aucun savoir scientifique ne rend compte, mais qui lui sert de point de départ. Or, cette conviction que le monde extérieur auquel donnent accès mes sensation existe bel et bien, n’est pas d’une infrangible certitude. Bien sûr, chacun d'entre nous croit naturellement que les choses extérieures existent hors de lui et, en général, personne n'en doute… mais l'on pourrait très bien imaginer, dit Descartes, que nous sommes en train de rêver. Dans le film Matrix, par exemple, les protagonistes sont persuadés de vivre au milieu de choses qui existent en dehors d'eux, alors qu'en réalité ils sont endormis dans un cocon. Descartes recourt à un argument du même type : « Combien de fois m'est-il arrivé de songer, la nuit que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit. Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je remue n'est point assoupie ; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné ». C'est très invraisemblable, mais ce n'est pas impossible. Après tout, il y a bien des philosophes qui ont remis en cause l'existence des choses sensibles !
Autre principe de certitude : la démonstration. Soit par exemple notre conviction que 2 +3 = 5. Assurément, une telle certitude ne repose aucunement sur l’expérience. Elle ne peut donc pas être remise en cause par le doute concernant la validité de ma sensation. En revanche, elle repose elle aussi sur une postulation métaphysique bien précise : la conviction que ce que je démontre est nécessairement vrai, c’est-à-dire correspond à la réalité. Implicitement, nous admettons donc qu’il existerait une sorte d’harmonie préétablie entre ce que ma raison est capable de démontrer et ce qui se passe dans la réalité. Comme s’il y avait une providence (un « dieu vérace ») qui garantissait que ce que je peux démontrer est nécessairement vrai. Or, une telle croyance implicite n’a aucun caractère de certitude. Au lieu d’un dieu vérace, nous pourrions tout aussi bien avoir un dieu trompeur (un « malin génie ») qui s’amuserait à nous tromper toutes les fois que nous additionnons 2 et 3. « Comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu'ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu'il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l'addition de deux et de trois (…) Je supposerai donc qu'il y, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puisant, qui a employé toute son industrie à me tromper ».
On voit donc au final qu’aucun savoir, même le plus certain, ne peut être absolument certain, au sens où il résisterait à l'acide d'un doute méthodique et hyperbolique. Ultimement, toutes les vérités que nous prétendons posséder de manière sûres et certaines reposent sur la conviction d’un accord possible entre nos facultés de connaissances (la raison ou la sensation) et la réalité. Mais cette conviction, l’argument sceptique du diallèle avait déjà montré dans l'antiquité qu’elle n’était fondée sur rien. Un diallèle est un cercle vicieux, et les sceptiques se servaient de cet argument pour remettre en cause toutes les connaissances, même celles qui avaient l'air d'être les plus certaines. Voici cet argument (ici présenté par Kant) : « La vérité, dit-on, consiste dans l'accord de la connaissance avec l'objet. Selon cette simple définition de mot, ma connaissance doit donc s'accorder avec l'objet pour avoir valeur de vérité. Or, le seul moyen de comparer l'objet avec ma connaissance, c'est que je le connaisse. Ainsi ma connaissance doit se confirmer elle-même ! (…) Les anciens appelaient diallèle un tel cercle dans la définition ». L'argument sceptique est un argument dévastateur ! Avec lui, toute notre connaissance se retrouve menacée. Plus rien ne semble tenir debout, même les vérités les plus absolument certaines. Au fond, la pensée d'une chose n'est jamais cette chose elle-même. La pensée n'est pas l'être. Entre ce que je pense et ce qui est, il y a toujours un espace, une distance, un écart où pourra s'introduire l'acide du doute.
La conclusion du doute cartésien, c'est que je ne peux atteindre à aucune certitude du côté de l'objet de ma connaissance. Peu importe que cet objet soit Dieu ou la matière, ou le temps ou quoi que ce soit d'autre. Le résultat sera toujours le même : je n'ai aucune garantie que ma pensée correspond réellement et effectivement à ce qui est. Par contre, et là réside la grande révolution de Descartes, si je n'ai aucune certitude assurée du côté de l'objet de ma connaissance, il n'en va pas de même du côté du sujet de la connaissance ! Je peux douter de tout…. Mais je ne peux absolument pas douter que moi, qui doute, j'existe. Car penser, en ce qui me concerne, c'est exister ! « Cogito ergo sum ! ». Je pense, j'existe… c'est la seule certitude absolue que le doute sceptique ne peut jamais remettre en cause.
Par conséquent, au lieu de vouloir fonder toute ma connaissance sur l'existence d'un objet dont je peux toujours douter (Dieu, le monde, les idées mathématiques…), il faut que je fonde dorénavant cette connaissance sur l'existence d'un sujet dont je ne peux absolument pas douter ! Avec Descartes, le principe premier de la métaphysique change radicalement de nature : ce n'est plus un objet de connaissance (quel qu'il soit), mais le sujet de la connaissance lui-même. Car de lui seul je peux être absolument certain.
Qu'est-ce que cela change, concrètement, de faire de cette certitude du sujet pensant le nouveau « point d’Archimède » de toute notre connaissance ? En quoi est-ce une révolution ? La façon la plus simple de répondre à cette question est d’observer que Descartes place le sujet pensant (l’Homme) à la place qui était ordinairement dévolue à Dieu. Quel meilleur fondement métaphysique que Dieu ? N’est-il pas l’Être suprême, la cause ultime de tout ce qui existe ? N’est-il pas le premier principe à partir duquel nous pouvons comprendre tout le reste ? En évacuant Dieu de la place centrale, et en mettant à sa place le sujet pensant, Descartes accomplit donc un énorme renversement copernicien. C’est la charte de l’humanisme classique. Désormais toute autorité ne vient plus de Dieu, mais des hommes. En accordant une telle place au « cogito », Descartes nous engage à fonder désormais la connaissance de toutes choses non plus sur le principe ultime qui était traditionnellement Dieu, mais sur le principe ultime qu'est désormais l'homme lui-même, le sujet pensant. Car il n'y a que de notre propre pensée dont nous ne puissions réellement douter...
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