Le libéralisme et ses ennemis
- damienclergetgurna
- 12 févr.
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Le libéralisme est une théorie fondée sur les libertés individuelles, elle considère que l’État ne doit pas intervenir dans le domaine économique ou du moins limiter ses interventions afin que chaque individu réalise sa vie en suivant son intérêt personnel ce qui génère, alors, le progrès et la croissance collective (grâce à l’efficacité des égoïsmes individuels)
Ce concept est à différencier du capitalisme, auquel il est cependant intimement lié, et qui représente à partir du XVIe, un système de production basé sur le capital. En effet, ce phénomène est apparu avec le salariat, et il conduit à distinguer alors le capital et la force de travail. Ceci a pour conséquence l’augmentation rapide du capital, que ne peut suivre l’augmentation du salaire, nécessairement limitée par la contrainte du travail.
En guise d'introduction : Francis Fukuyama, La fin de l'histoire et le dernier homme (1992), En guise d'introduction
Dans son ouvrage La fin de l’histoire, Francis Fukuyama s’interroge sur la place du libéralisme dans les sociétés modernes, dans un contexte post guerre froide où le libéralisme l’emporte. L’auteur en vient à se questionner sur l’existence d’un sens de l’histoire, sens qui amènerait inévitablement toutes sociétés sur la voie du libéralisme. Dans ce texte, Fukuyama commence par montrer que le libéralisme est devenu aujourd’hui une norme dominante, ne laissant subsister en face de lui aucune alternative crédible. Ne faut-il pas voir alors dans cette situation, demande-t-il, la preuve que l’histoire a un sens et que ce sens mène logiquement au libéralisme? Ou bien s’agit-il seulement d’un hasard historique, d’un simple accident qui nous permet pas de préjuger de la pérennité du système libéral?. La réponse à cette question, semble-t-il, dépend de la façon dont le libéralisme parviendra à affronter les objections qui lui sont faites et à triompher d’elles.
1) En premier lieu, partout dans le monde le libéralisme s’impose comme la seule norme dominante. En effet après la guerre froide qui fut une guerre idéologique, opposant le bloc communiste aux occidentaux libéraux, le libéralisme l’a emporté et s’est étendu inévitablement dans le monde. Aujourd’hui, le libéralisme est omniprésent dans la société que cela soit économiquement ou politiquement.
2) Ce triomphe historique du libéralisme amène à en interroger les raisons. S’agit-il d’un simple accident, ou bien révèle-t-il un inévitable progrès? Dans un monde parallèle, si l’URSS avait gagné, le communisme ou d’autres modèles auraient-ils pu triompher ? Fukuyama en vient à se demander : existe- t-il un réel sens à l’Histoire ou bien n’y a-t-il dans les événements de l’Histoire rien d’autre à chercher que la dure loi du hasard? Dans son opuscule Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, Kant considérait sérieusement l’hypothèse d’un « sens de l’Histoire », qu’il nommait “le dessein de la Nature”. Selon lui, inconsciemment, chaque action individuelle de l’homme exercée à des fins personnelles renvoyait à une trame implicite dictée par les lois de la Nature. De même ,Hegel soutenait que la raison fait preuve de ruse pour s’imposer dans l’histoire ,malgré l'environnement irrationnel qui entoure l’Homme. Ainsi le libéralisme pourrait bel et bien être le modèle auquel l’Homme était destiné. Or si le libéralisme était une fin en soi, pourquoi connaissons-nous des crises politiques et économiques qui remettent ou semblent remettre sans cesse en question le modèle libéral?
3) Le débat autour du bien fondé du libéralisme prend plusieurs formes, comme le montre Fukuyama en mettant en exerce plus particulièrement deux critiques distinctes. D’une part la critique classique de gauche qui dénonce un système générant trop d’inégalités. En raison des différences de richesse certains individus seraient plus libres que d’autres. Au 17 e siècle, le philosophe John Locke avait déjà répondu à cette objection : les plus pauvres bénéficient de la richesse globale qui augmente grâce aux actions des riches. Il y aura toujours des inégalités de richesses, mais le niveau de vie global continuerait de progresser grâce au libéralisme et tout le monde en serait bénéficiaire. Cet argument est parfaitement illustré par l’idée de la « théorie du ruissellement » souvent utilisée par le parti Républicain aux États- Unis. Mais cet argument ne met pas fin au problème pointé par la « critique de gauche » : l’inégalité économique est une chose, mais autre chose est l’inégalité sociale et politique qui résulte d’elle. En effet, être pauvre c’est aussi manquer de pouvoir politique, devenir un citoyen invisible.
Ce que Fukuyama nomme la « critique de droite » prend quant à elle une allure toute différente . Cette critique est placée sous l’autorité tutélaire de Nietzsche. Sous cet angle, le modèle libéral a vocation à créer des “hommes sans courage”, uniquement tournés vers leurs passions mesquines et leurs désirs personnels. L’homme libéral serait individualiste, il s'auto-satisferait de sa condition, sans nourrir pour lui-même d’ambition plus haute. Au lieu de chercher à s’élever au-dessus de ses désirs, l’individu libéral se contenterait de chercher son petit plaisir égoïste. La société libérale fait de l’égalité et de la liberté un acquis , banalisant ainsi ces droits et engendrant un manque de rivalité et de volonté de puissance
La critique de gauche : K. Marx et F. Engels, Manifeste communiste (1848)
Commençons par analyser plus précisément la critique dite « de gauche ». Dans l’essai Manifeste Communiste publié en 1848 à la demande de la « Ligue des Communistes », F. Engels et K. Marx établissent une critique de la bourgeoisie et plus particulièrement du modèle capitaliste dans un contexte d’après-guerre. Ce texte explore le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie ainsi que son impact sur les structures sociales. Marx y fonde l’une des principales critiques dites « de gauche » notamment à l’aide d’une comparaison entre le système social et économique du capitalisme et de celui qui lui a précédé.
En quoi selon Marx est-ce que la bourgeoisie (et son système de production capitaliste) est encore plus nocive que le système féodal qu’elle a remplacé ? Marx dénonce dans son texte un système en perpétuel mouvement, sans stabilité sociale où les conditions et relations humaines changent en permanence. Il met en avant le fait que le système capitaliste est caractérisé par un changement constant des conditions de production, des rapports sociaux en évolution, et une instabilité sociale résultant de ces transformations perpétuelles. Selon lui, cette dynamique de changement est une caractéristique fondamentale du capitalisme, entraînant ces inégalités économiques et sociales.
Marx met ainsi en évidence l'ascension de la bourgeoisie comme l’un des facteurs déterminants de la disparition des valeurs traditionnelles. Le texte interroge la façon dont la bourgeoisie a modifié la nature des activités humaines, en évoquant tour à tour la disparition de liens de solidarité entre les membres de la société, la modification du statut des professions, le bouleversement des liens familiaux, la façon dont la perception du travail a évolué puis, pour finir, la manière dont le capitalisme, en constante recherche de nouveaux marchés, cherche à s'implanter partout, à exploiter chaque endroit et à établir des relations économiques et commerciales à l'échelle mondiale. Tout cela traduit l’aspect proprement « révolutionnaire » du capitalisme. Révolutionnaire d’abord en cela que les valeurs de la bourgeoisie sont à l’origine de la mutation qui a entraîné la révolution française et la disparition de l’Ancien Régime ; révolutionnaire ensuite en un sens plus radical, puisque le capitalisme est un système en constante révolution, qui ne laisse rien subsister de stable.
1) C’est d’abord dans le sens classique du mot « Révolution » que Marx mesure l’importance historique de la Révolution. De fait, part la plus privilégiée du Tiers-Etat, la bourgeoisie fût le fer de lance du combat qui a abattu l’Ancien Régime, avec l’abolition des privilèges, pour laisser place à un modèle où les libertés individuelles ont été davantage mises en avant. Le mot « Bourgeois », tel que Marx et Engels l’utilisent, ne désigne cependant pas des personnes, mais l’incarnation même du système de production capitaliste. L’ancien régime pourrait être décrit comme une pyramide, qui fonctionne comme une hiérarchie sociale, où une minorité de personnes constituant la classe dominante se trouve au sommet, tandis que la classe sociale la plus nombreuse et la moins privilégiée occupe la base de la pyramide. Ce que donne à voir cette pyramide, c’est une forme d’organisation sociale très inégalitaire, typique des sociétés aristocratiques ; mais d’un autre côté, la pyramide sociale est étroitement liée à une forme de solidarité entre tous les membres de la société, chaque échelon de la hiérarchie sociale étant étroitement dépendant des autres. A l’inverse, la société moderne pourrait, quant à elle être représentée sous la forme d’un axe horizontal séparé en plusieurs traits, pour illustrer une société davantage égalitaire mais aussi sans liens entre les individus et donc sans dépendance ni solidarité avec les autres membres de la société. En évoquant ce changement d’organisation sociale, Marx ne se contente pas de déplorer l’égoïsme et l’individualisme des sociétés modernes, avec ce que cela entraîne de dévalorisation du lien humain : « Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle a noyé tout cela dans l’eau glaciale du calcul égoïste ». Il voit aussi dans ce règne de l’intérêt personnel une nouvelle forme d’exploitation de l’homme par l’homme, où l’égalité revendiquée est sans cesse contredite par une exploitation économique décomplexée , cette dernière ne cherchant même plus à se masquer où à se dissimuler derrière les justifications morales ou religieuses qu’invoquait l’ancien Régime : « à la place de l’exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis l’exploitation ouverte, éhontée, directe, dans toute sa sécheresse ».
Un autre rôle historique majeur de la « révolution » bourgeoise concerne la perception des « activités humaines ». Marx et Engels soulignent en effet que la bourgeoisie a enlevé toute noblesse et respect à des professions autrefois considérées avec vénération, transformant des individus tels que les médecins, les juristes, les prêtres, les poètes et les scientifiques en simples salariés dépendants de leurs intérêts économiques. En d'autres termes, l'auteur dénonce la façon dont la bourgeoisie a détrôné les anciens statuts mais aussi les idéaux sociaux liés à certaines activités, pour mettre à la place une nouvelle hiérarchie liée moins à la noblesse de la fonction qu’à sa rentabilité économique. De là vient que certaines professions autrefois hautement respectées (médecins, poètes, scientifiques...) se trouvent brutalement déclassée au profit d’occupations plus rentables. En somme, le capitalisme, selon Marx, a été le catalyseur d’une « déglorification » du travail qui incarnait autrefois une noblesse de la tâche puis a été réduit à sa rémunération. Les travailleurs, autrefois définis par leur fonction, sont devenus de simples salariés plus ou moins substituables les uns aux autres. Marx dénonce donc ici deux choses : d’une part une « objectification » de l’être humain qui est réduit à son métier et d’autre part une disparition de la valeur du travail.
Non content de liquider les anciens statuts sociaux, le développement de la bourgeoisie a eu un impact jusque dans l’organisation familiale : “aux relations familiales, elle a arraché leur voile de touchante sentimentalité; elle les a réduites à un simple rapport d’argent”. Par là, on peut d’abord entendre que le règne de l’intérêt personnel, tel qu’il se développe sous la bourgeoisie, ne peut manquer d’affecter négativement le lien familial, chaque membre de la famille se repliant alors sur son intérêt particulier -au détriment de la relation aimante qui est supposée exister entre les membres d’une même famille. Mais on peut aussi comprendre le diagnostic de Marx d’une manière moins simpliste : si le développement de l’esprit bourgeois a “arraché leur voile de touchante sentimentalité” aux relations familiales, c’est peut-être aussi parce que les rapports d’argent (les exigences économiques) interfèrent de plus en plus avec les relations familiales, obligeant les parents à assumer leur rôle de parents sur un temps de plus en plus restreint, l’essentiel de leur vie étant occupé par l’activité salariale.
Enfin, un dernier élément manifeste le rôle historique de la bourgeoisie dans la Révolution : plus généralement, l’esprit bourgeois a modifié le statut du travail, dont il a fait une activité noble. Sous l’Ancien Régime, le travail (labor) demeurait une activité nécessaire, mais méprisable, en ce que travailler c’était la concession que tout homme devait faire aux nécessités naturelles (travailler = gagner sa vie). L’esclavage et le servage manifestaient une certaine volonté de se libérer du travail en condamnant certaines personnes à “travailler” pour les autres. L’oppression politique était donc en partie justifiée par la volonté de se libérer du travail, ce que Marx traduit de la manière suivante : “La bourgeoisie a révélé qu’au Moyen Âge, les démonstrations de la force brutale (...) trouvèrent leur contrepartie naturelle dans une fainéantise abjecte”. Le terme de “fainéantise” traduit ironiquement le changement de valeur attribué par la bourgeoisie au “travail”. Ce qui était considéré comme une liberté (celle de ne pas être soumis à la nécessité de travailler) devient quelque chose de péjoratif : “une fainéantise”, une tendance à la paresse. Cette glorification bourgeoise du travail a sans aucun doute donné une impulsion déterminante à la transformation de la Nature par l’homme. La manière dont l’environnement humain se trouve façonné depuis le 18ie siècle est sans commune mesure avec les traces que les anciennes générations avaient laissé de leur passage : la bourgeoise “a accompli des merveilles qui sont autre chose que les pyramides égyptiennes, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques...”. L’expression “autre chose” est assez ambigüe et peut s’entendre en un double sens : c’est “autre chose” au sens d’abord où le développement de l’industrialisation a multiplié de façon exponentielle le nombre de réalisations architecturales immenses qui, auparavant, se comptaient sur les doigts de la main. Mais c’est aussi “autre chose” au sens qualitatif du terme, une grande manufacture n’étant guère comparable à la merveille des cathédrales gothiques.
2) Mais le rôle de la bourgeoisie ne se limite pas simplement à l’influence historique qu’elle a exercé dans la disparition de l’Ancien Régime. Révolutionnaire, la bourgeoisie l’est en un sens encore plus radical, que Marx développe dans la suite du texte.
« La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de production, donc l’ensemble des conditions sociales » : la double occurrence du « donc » met en évidence un mouvement en cascade de la dynamique révolutionnaire du capitalisme. Le point de départ de ce mouvement est la façon dont le capitalisme, dans sa recherche constante d’accumulation du capital, est obligé en permanence d’innover en améliorant les instruments de production. La nécessité de s’adapter en permanence sur un marché concurrentiel oblige tout entrepreneur à accroître ses parts de marché pour ne pas mourir, là où les « classes industrielles antérieures » jouissaient d’une relative tranquillité qui leur permettait de « conserver inchangé » leur mode de production. On peut penser ici à la façon dont Steve Jobs, le fondateur d’Apple, présentait chacun de ses nouveaux produits comme une véritable « révolution ».
Mais cette constante innovation technique (les « instruments de production ») ne laisse pas intacts les « rapports de production », c’est-à-dire la façon dont le travail est socialement organisé. Inévitablement, par exemple, le développement du machinisme a impacté les rapports de production, en entraînant une déqualification -et donc une précarisation- des travailleurs. On pourrait aujourd’hui citer l’exemple du développement de l’Intelligence artificielle et de la façon dont cette innovation menace de bouleverser en profondeur les rapports de production, en précarisant des professions (médecins, journalistes...) jusqu’ici protégées de la rivalité des machines.
Mais plus largement encore, c’est bien l’ensemble des conditions sociales qui se retrouve, au bout du compte, emporté par cette dynamique révolutionnaire du capitalisme. Pour présenter cette instabilité sociale, le sociologue allemand Zygmunt Bauman parlait de « société liquide ». Il ne faisait que reprendre le jugement que Marx énonce dans ce texte, lorsqu’il évoque -sous une forme oxymorique - « la permanence de l’instabilité et du mouvement ». Socialement, à quoi se repère cette instabilité permanente ? A l’inconsistance des opinions admises à l’intérieur d’une société. Pendant deux mille ans, la doctrine chrétienne a figé les rapports sociaux sous une forme stable, tenue par le respect « d’idées et d’opinions admises et vénérées ». Cette immobilité sociale était évidemment critiquable, puisqu’elle figeait « dans la rouille » des rapports de production, et donc des instruments de production qui auraient pu évoluer. Mais le capitalisme nous fait tomber dans l’excès inverse : à la pesante immobilité, il a substitué l’insupportable mobilité, qui rend obsolète toute institution et toute opinion, avant même qu’elle n’ait eu le temps de s’installer : « Tout ce qui était solide, bien établi, se volatilise ». L’impact social et psychologique d’une telle instabilité ne manque pas d’être inquiétant : comment, pris dans ce changement permanent, les individus peuvent-ils encore conserver les repères qui leur permettent de penser leur propre identité ? Ne sont-ils pas inévitablement forcés, comme le suggère Marx, « à «considérer d’un œil détrompé la place qu’ils tiennent dans la vie » ?
Cette mobilité et cette extension permanente du capitalisme est, pour finir, intrinsèquement solidaire d’un inévitable mouvement de mondialisation, qui pousse le capitalisme a chercher de nouveaux marchés et de nouveaux débouchés dans d’autres pays. Autrement dit, la dynamique révolutionnaire du capitalisme est solidaire d’un mouvement d’expansion territoriale, qui étend le régime de l’exploitation à la terre tout entière : « la bourgeoisie envahit toute la terre ». De sorte que, même si Marx ne le dit pas dans ce texte, la seule résistance efficace à cette exploitation capitaliste doit inévitablement prendre l’allure d’une « internationale des travailleurs ».
Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, brèves remarques sur l'impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche (2002), Propositions I
Dans son ouvrage, Jean-claude Michéa critique les préjugés qui consistent à dire que le capitalisme correspond à une idéologie de droite. Ce jugement procède selon lui d’une confusion entre ce qu’il nomme « les différentes figures de l’esprit bourgeois » et « l’esprit du capitalisme ». Ce dernier représente l’essence même du capitalisme, sa nature véritable ; le second (les « différentes figures de l’esprit bourgeois ») désigne seulement la façon dont cet esprit du capitalisme s’est historiquement incarné dans des figures comme l’armateur bordelais, le banquier du second empire ou l’entrepreneur industriel dans la France des années soixante. L’idée fausse selon laquelle le libéralisme serait une idéologie de droite procède en réalité d’une sorte de myopie, qui consiste à confondre ces « figures de l’esprit bourgeois » avec l’« esprit du capitalisme ». Par exemple, parce que la figure de l’entrepreneur dans la France des années soixante apparaît comme une figure de droite, on en déduit abusivement que le capitalisme est de droite. Mais c’est une erreur parce que les « figures de l’esprit capitaliste » ne permettent pas de se faire une idée juste de « l’esprit du capitalisme ».
1) Pour établir cette thèse, l’argumentation de Michéa se déploie en trois moments. Tout d’abord, il s’agit de montrer en quoi consiste, réellement, l’esprit du capitalisme. Sur ce point, Michéa s’aligne sur la position de Marx, qui définissait le bourgeois comme un « révolutionnaire » (cf. texte 2). De fait, Michéa définit le capitalisme comme un système en permanente évolution, ce qui le distingue bien de la droite conservatrice et non progressiste. Le système capitaliste fonctionne en postulant un certain type d’homme, l’homo economicus, qui est censé être capable de s’adapter en permanence aux impératifs du marché, en « changeant d’habitudes, de professions et de lieu de résidence ». Autrement dit, un homme sans attache, mobile et souple. Toute la théorie économique du libéralisme repose sur le fantasme d’un homme qui serait ainsi réduit à un simple atome, sans attache ni tradition. Pour se conformer à un tel modèle, les individus doivent s’efforcer d’intérioriser cette norme de « flexibilité » et renoncer à toute forme d’engagement durable, y compris envers autrui. C’est de cet homme-là, réduit au rang d’une « particule élémentaire », dont traitent avec pessimisme la plupart des romans de Michel Houellebecq. En effet, cet idéal est un but bien trop contraignant : cet homme du capitalisme pour évoluer, ne doit être rigoureusement attaché à rien, il ne doit avoir aucune habitude, aucun lieu lui appartenant, aucune frontière, rien qui ne puisse l’empêcher d’évoluer. Même la précarité du chômage ne doit plus être perçue par lui comme une calamité, mais comme la chance d’une reconversion dans un monde en pleine évolution, où le capitalisme domine ! Cela signifie donc que le système ne peut fonctionner que si les individus intériorisent certaines valeurs qui les conduisent à agir comme la théorie libérale le postule.
2) Or, manifestement, ces valeurs ont bien peu à voir avec les valeurs traditionnellement attachées à la droite. C’est ce que Michéa montre dans un deuxième temps, en observant que cet homme « idéal » du capitalisme « ne trouve qu’une réalisation très imparfaite dans le modèle du bourgeois balzacien ou de l’industriel provincial des films de Chabrol ». Réalisation très imparfaites, puisque ces « figures de l’esprit bourgeois » se montrent incapables de souscrire totalement à la dynamique révolutionnaire du capitalisme. S’ils se montrent libéraux en matière économique, ils sont en effet souvent conservateurs en matière morale. Or, ce conservatisme moral contrebalance en permanence chez eux la dynamique révolutionnaire du marché. On peut bien juger que leur position est incohérente (comment peuvent-ils être à la fois libéraux et conservateurs ?), mais cette incohérence a eu au moins la vertu de freiner l’expansion victorieuse de l’esprit du capitalisme. Ces conservateurs bourgeois étaient encore trop attachés au « poids concret des filiations, des appartenances et des enracinements » pour être tout à fait conformes à l’esprit de la bourgeoisie.
3) En revanche, si les valeurs de droite servent à contrebalancer « les sollicitations incessantes de l’économie divinisée », il n’en va pas du tout de même des valeurs de la gauche, telles qu’elles se sont aujourd’hui imposées comme valeurs dominantes. C’est ce que s’attache à montrer la dernière étape du raisonnement de Michéa. Que sont en effet les valeurs de la gauche, sinon des valeurs progressistes, qui incite les individus à s’inventer librement, à se choisir en toute liberté, sans être plus entravés par le poids des « filiations, des appartenances et des enracinements » ? Cela permet du même coup de comprendre pourquoi la gauche, qui se voulait initialement opposée à la logique capitaliste du marché, s’est finalement ralliée aux lois de l’économie, en traitant de « populistes », d’« utopistes » ou même de « totalitaires » ceux qui continuent encore de refuser de s’y soumettre. Ce ralliement à l’économie de marché n’est pas une trahison des valeurs de gauche, mais bel et bien une convergence inévitable, du moins selon Michéa.
Sur ce point, la thèse de Michéa reprend la thèse classique du sociologue américain Christopher Lasch au sujet des mouvements de la révolution étudiante des années soixante (aux Etats-Unis et en France).Cette révolution étudiante s’était accomplie sous la bannière des valeurs de gauche, et elle était dirigée tout à la fois contre l’esprit de la bourgeoisie et contre les valeurs morales oppressives et patriarcales de la droite... comme s’il s’agissait là du même ennemi. Mais en réalité, suggérait Lasch, les valeurs qui émergent et qui s’imposent au cours de ces années (« il est interdit d’interdire », « sous les pavés la plage », « be yourself »...) ont toutes pour point commun de préparer le développement d’un capitalisme de consommation, voué à prendre la place du capitalisme de production. Ce dont le capitalisme d’après-guerre avait besoin, pour s’étendre, ce n’était plus de la « valeur travail » ni des gros bras des travailleurs. Largement automatisée, la production a de moins en moins besoin de travailleurs. En revanche, ce qui tire la richesse vers le haut, c’est désormais le consommateur. Il faut donc encourager l’esprit du consommateur, sa soif démesurée de dépenser... et pour cela, il était impératif de substituer à l’ancienne « éthique protestante du capitalisme » (expression de Max Werber) une nouvelle éthique hédoniste, manifestée par les valeurs triomphantes de la gauche.
La critique de "droite" : F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), Prologue
Dans cet ouvrage Nietzsche, à travers la voix de Zarathoustra, se présente comme un messager qui vient pour annoncer à l’humanité “la bonne nouvelle” : une nouvelle promesse d’avenir pour l’homme. Mais cette promesse d’avenir qui est celle de l’avènement du « surhomme » représente la solution à ce qui se présente comme un danger imminent , à savoir l’avènement du « dernier homme », l’homme du nihilisme, un homme qui rejette toute forme d'idéalisme. C’est sur la figure de ce dernier qu’il s’attarde particulièrement dans le prologue de son œuvre. En effet, Nietzsche soutient que ce « dernier homme », cet homme du nihilisme achevé , qui n’a plus aucun idéal, qui ne croit plus aux idéaux transcendants ,représente une forme d’humanité étriquée, dégénérée, dont la venue est infiniment plus vraisemblable que celle du Surhomme.
1) Afin de faire passer son message aux hommes, Nietzsche à travers la voix du messager Zarathoustra commence par décrire la situation dans laquelle se trouve l’humanité. Ce qu’il considère comme la croisée des chemins. Nous sommes au XIXe siècle et la société est pleine de changements. En quelques années, l’industrialisation a totalement modifié le rapport des hommes au travail ; les progrès de la science et de la médecine ont apporté une nouvelle vision de la vie et du vivant. Ainsi Nietzsche réalisant que le progrès est devenu la nouvelle religion, affirme que :”Dieu est mort”. Puisque “Dieu est mort”, les hommes doivent donc saisir leur chance, se reprendre en main, se forger eux même leur propre destinée. Cette « mort de Dieu » représente une forme de libération de l’homme. Ce dernier est glorifié puisqu’il se trouve à assumer la responsabilité de valeurs qui étaient autrefois un privilège divin, ces valeurs ( la vérité, le bien , l’unité, l’identité ) ne sont plus désormais le fait d’une sorte de puissance extérieure à l’homme mais dépendent maintenant de lui . Selon lui, la religion emprisonnait les hommes, car ils étaient soumis aux croyances et à la morale religieuse qui leur dictaient comment il fallait vivre et se comporter. De ce fait ils étaient incapables de vivre comme ils le souhaitent . Voilà pourquoi Nietzsche considère que cette mort de Dieu ouvre une perspective pour l’homme moderne: il doit être l’inventeur de ses propres valeurs. L’idéal qu’il doit rechercher doit être un idéal qui soit une projection qu’il se fait de lui même, un homme qui n’a plus de Dieu pour le limiter dans son être. Cet idéal, c’est , proprement, le « Surhomme ».
L’humanité se trouve donc à une période charnière où Dieu et toutes les valeurs qu’Il incarnait ont disparu de nos sociétés. Cette période représente pour lui une aubaine, une occasion en or qu’il faut saisir , pour permettre l’avènement de ce surhomme. Si jamais, l’humanité ne saisit pas cette chance, au lieu de voir germer ce qu’il considère comme le dépassement de l’homme par lui même , ce sera l’avènement du dernier homme . Un homme opposé au surhomme, un homme qui n’attend plus rien de lui même, un homme qu’il qualifie de nihiliste c’est à dire un homme pour qui l’existence avec tout ce qu’elle englobe (les actes, la souffrance, les sensations) n’a plus aucun sens. Puisque tout les idéaux ont été détruits avec la mort de Dieu , le dernier homme est un homme qui s’accepte tel qu’il est, ne se juge pas en fonction d’un certain idéal comme la religion l’imposait. Il ne se juge plus assez bon pour être autre chose que ce qu’il est. Il n’a plus d’idéaux auxquels il pourrait s’accrocher.
2) « Voici ! Je vous montre le dernier homme ». Comment Nietzsche caractérise-t-il la mentalité de ce dernier homme ? Par trois traits principaux qui se suivent logiquement: 1) le dernier homme est le plus méprisable des hommes parce qu'il ne sait plus se mépriser ; 2) Le dernier homme ne croit plus en rien ; 3) Le dernier homme est indestructible comme le puceron.
« Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui- même ». A première vue, la formulation peut sembler assez paradoxale. Pourquoi le plus méprisable des hommes est-il celui qui ne sait plus se mépriser ? Et cette condition n'est-elle pas déjà celle de ces hommes qui « ont quelque chose dont ils sont fiers » ? Pour comprendre cette formule, il faut clarifier le sens des concepts : la fierté n'exclut pas le mépris de soi. Au contraire : pour pouvoir se mépriser soi-même, il faut prendre l'habitude de se regarder soi-même avec une très haute exigeante. Il n'y a que pour celui qui se promet d'être courageux qu'un acte lâche devient un acte méprisable. Et plus on a l'ambition d'être courageux, plus la moindre lâcheté nous rend méprisable à nos propres yeux. Autrement dit : ce mépris de soi est directement proportionné à l'estime que l'on a pour soi, au sens où il révèle la hauteur et l'exigence de nos ambitions. Un homme fier sait se mépriser, précisément parce qu'il exige beaucoup de lui-même. Mais le dernier homme, à l'évidence, ne sait plus se mépriser. Ce qui le caractérise au contraire est l'ambition de s'aimer lui-même tel qu'il est, de s'accepter tel qu'il est ou tel que la nature l'a pondu. En quoi, paradoxalement, il révèle moins sa fierté que son profond mépris pour lui-même. Il ne s'estime plus assez pour pouvoir encore se mépriser. Il n'a plus pour lui-même l'ardente ambition de celui qui s'accroche à une étoile. Tel qu'il est, comme il est, il se trouve bien. Il n'a plus assez l'ambition d'être grand pour se voir encore petit. C'est ce qu'il nomme sa « dignité », et c'est elle qu'il veut voir avant tout respectée par les autres.
« Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? » — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil ». Une telle volonté acharnée de s'aimer tel qu'il est et de se voir respecté tel qu'il est (en proscrivant toute distinction entre le grand et le vulgaire), d'où vient-elle ? Elle vient de l'immense incrédulité qui touche le dernier homme. Au nom de quelle valeur pourrait-il en effet se mépriser encore, lui qui ne croit plus à la valeur des valeurs ? Et pour cause : il est comme un chrétien qui a gardé des habitudes mentales de chrétien après avoir perdu la foi. Il présume que toutes les valeurs ont perdu de leur valeur car elles ne sont rien d'autre que des « créations », le seul produit de son « désir ».Qu'est-ce qu'une valeur qui repose en définitive sur la seule volonté humaine, sinon une fausse valeur ? Pure illusion, selon lui, comme est illusoire cet amour passion que chantent les poètes. Aussi le dernier homme fait-il profession de lucidité, en clignant de l’œil d'un air entendu. Il n'est plus assez dupe pour croire à l'amour, ni pour prendre au sérieux son propre désir, dont l'étymologie dit qu'il est la « nostalgie d'une étoile » (de-siderare). Pourquoi prendrait-il encore au sérieux ce qui n'a pas reçu la caution d'une norme transcendante ? Il ne voit que l'aspect subjectif de ce but qui, ramené à la subjectivité, lui paraît de ce fait totalement injustifié. Il ne voit pas de quoi ce but est en fait le moyen et l'occasion : un déploiement de la volonté de puissance, origine et fin de toutes nos valeurs. Prisonnier de la croyance au Vrai et au Bien, il ne veut plus voir qu'erreur et mensonge dans des valeurs qui ne peuvent plus prétendre être ni vraies ni bonnes... au lieu de renoncer au Vrai et au Bien, il préfère alors renoncer à toute valeur, comme le ferait un chrétien déçu.
« Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps ». Que peut-il faire encore de sa vie, ce dernier homme qui ne veut plus rien ? A quelle étoile peut-il encore atteler son destin ? Quel rêve de grandeur peut encore le guider, lui qui ne voit plus que mensonge dans les idoles des temps passés ? Que reste-t-il pour nous, qui avons enterré toutes les grandes idéologies du siècle passé (nationalisme, nazisme, communisme, socialisme, libéralisme...) ? A quoi allons-nous donc consacrer notre vie ? Ne vivant plus pour rien, le dernier homme en est logiquement réduit à tout faire pour vivre. Sa propre vie, qui devait être ce qu'il consacrerait à une cause (des valeurs) est devenue l'unique valeur à laquelle il peut encore se consacrer. Comme il ne vit plus pour rien, sa vie lui est devenue un but en soi. Vivre en bonne santé et le plus longtemps possible, tel devient alors l'idéal du dernier homme. Préoccupation sanitaire, qui considère qu'une vie réussie réside dans une vie aussi longue et aussi saine que possible. Quand la santé va, tout va... tel est le mantra du dernier homme, son idéal thérapeutique, consacré à la préservation exclusive de son bien-être.
3) Quelles sont alors les valeurs qui découlent de ce statut du dernier homme ? Lui qui ne veut plus pour un idéal mais dont l'idéal est de vivre, comment interprète-t-il les différentes valeurs morales et politiques ? C'est à la lumière de cet exclusif souci du bien-être (« être bien dans sa peau, être bien dans ses pompes »), que l'on doit mesurer et comprendre désormais les valeurs que le dernier homme ne cesse de professer. Car il s'en faut de beaucoup que le dernier homme ne s'apparaisse à lui-même pour ce qu'il est : un nihiliste pur et simple. Au contraire, ce nihilisme lui demeure masqué, du fait qu'il ne cesse d'invoquer des valeurs qui confèrent à toutes ses actions une apparence de sens moral. Aussi faut-il examiner d'un peu près ces prétendues « valeurs » pour comprendre ce qu'elles recouvrent en réalité. S’il invoque encore des valeurs, le dernier homme fait de celles-ci un moyen au service de sa vie au lieu de les comprendre comme le but de sa vie.
« Nous avons inventé le bonheur » . Soit cette valeur éminente entre toutes : le Bonheur. Aristote définissait le Bonheur comme le bien suprême, autrement dit la valeur la plus haute à laquelle tous les hommes aspiraient. Mais comme idéal, et même s'il demeurait un idéal pour ce monde-ci (contrairement à la béatitude), le bonheur n'en était pas moins un but très exigeant. Il exigeait de nombreux efforts et pas mal de sacrifices. Être heureux, cela se mérite. Pourtant, s'il y a bien une valeur que revendique encore le dernier homme, c'est bien celle-ci : il veut être heureux. Or, il n'est pas très difficile de percevoir que dans l'acception que lui donne le dernier homme, le bonheur désigne maintenant tout autre chose. Car ce bonheur, il ne prétend plus le chercher. Il prétend l'avoir déjà trouvé : « nous avons inventé le bonheur ». Il ne s'agit plus de partir en quête du bonheur, mais de comprendre que le bonheur est là, enfin acquis, et nous tenir contents de notre sort. Mais quel peut bien être ce « bonheur » qui n'est plus pour le dernier homme l'objet d'une quête, sinon le simple sentiment d'un confort personnel ou de ce que nommons couramment une bonne « qualité de vie » ? C'est en somme le bonheur du chauffage central, de celui qui a su quitter les contrées où il était rude de vivre, parce qu'il avait besoin de chaleur. L'idéal de Bonheur est ainsi devenu un idéal de confort.
« On aime encore son voisin et l'on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur ». Quant aux valeurs morales que professe le dernier homme, elles semblent encore fortement marquées de l'esprit de la charité chrétienne. L'homme bon est celui qui aime son prochain. Mais cette valeur humanitaire n'est plus l'effort pénible et le sacrifice de soi que supposait l'humilité du saint. Le voisin, en l'occurrence, n'est plus à aimer par une lutte perpétuelle contre soi-même. Pour le dernier homme, rien n'est plus simple que d'aimer son voisin. Il suffit simplement d'aimer les gens et de savoir se montrer sympathique et point trop ours mal léché. Pour la morale chrétienne,l'amour du prochain était tout à fait compatible avec une vie de solitaire entêté. Pour le dernier homme, l'amour du prochain signifie seulement le dégoût de la solitude et le besoin de chaleur humaine. Il s’agit de ni plus ni moins que d’ “aimer les gens”. Là encore, la valeur morale est à comprendre exclusivement dans une perspective sanitaire : « tomber malade et être méfiants sont pareillement des péchés. » Ce qui signifie que, pour le dernier homme, la méfiance est à considérer à la même aune que la maladie. Celui qui est méfiant souffre inévitablement de sa méfiance systématique et c'est uniquement pour cette raison, et non point parce qu'il serait moralement bon de faire confiance, qu'il doit apprendre à faire confiance aux autres.
Mais l'assimilation de la considération morale à une considération sanitaire (autrement dit : le fait de médicaliser la morale) peut aussi bien se lire dans l'autre sens : la considération sanitaire elle- même (le fait de tomber malade) prend par retour une teinte morale (tomber malade est un péché). De fait, dans une société où le plus important est de rester jeune et en bonne santé le plus longtemps possible, la vieillesse et la maladie deviennent des tares irrémissibles. Sans doute manifestons-nous envers les malades et les handicapés une sollicitude sans égal. Mais cette sollicitude à l'égard des malades est justement la preuve que la maladie nous est devenue à ce point intolérable qu'elle est désormais un scandale. Cette sollicitude consiste à guérir les malades et à soigner les handicapés. A tout le moins, quand ce n'est pas possible, cette sollicitude vise à offrir aux malades et aux handicapés des conditions de vie aussi normales que possibles , c'est-à-dire proches des conditions de vie dont jouit un homme en bonne santé. La sollicitude dont nous faisons preuve à l'égard des malades et des handicapés n'est pas une sollicitude qui va à la maladie ou au handicap en tant que tels. Ces derniers doivent au contraire disparaître et s'ils ne peuvent pas disparaître ils doivent du moins demeurer cachés.
« Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement. » A voir la façon dont l'idéal du Bonheur et l'idéal de l'Amour du prochain ont été redéfinis par le dernier homme, on comprend du même coup quelle est la valeur fondamentale qui lui sert de repère fixe : dans tous les cas, ce qui est à l’œuvre est une volonté d'abolir la souffrance. Le dernier homme veut être « bien dans sa peau ». Dans pareille perspective, la souffrance, la douleur ne trouvent plus aucune place légitime. Ils sont à proscrire, en soi et chez les autres, comme l'unique mal. Or, cette nouvelle intolérance à la souffrance s'explique aisément. Ce n'est pas que le dernier homme soit devenu plus « douillet », moins tolérant à ce qui fait mal. C'est que la souffrance, la peine, la douleur... ont perdu à ses yeux toute signification. On supporte en effet d'autant mieux une souffrance quand celle-ci a pour nous du sens. Ainsi le croyant peut-il supposer que sa maladie est la rétribution divine d'une injustice qu'il aurait commise. Cette hypothèse est sans doute absurde, mais en donnant un sens à sa souffrance elle la rend déjà plus supportable : il ne souffre pas sans raison. De la même façon, l'homme qui est en quête du bonheur accepte tacitement et d'entrée de jeu, tous les efforts et toutes les souffrances que cette quête entraîne. Partout où une valeur (une étoile) nous appelle, la souffrance se trouve du même coup justifiée. Or, dans la mesure où il n'accroche plus sa vie à la poursuite d'aucune valeur, le dernier homme n'a plus rien pour justifier à ses yeux la souffrance qu'il ne cesse pourtant de rencontrer. Et par conséquent, cette souffrance -aussi faible soit-elle- lui est devenue proprement intolérable. Il doit donc tâcher à tout prix de la combattre.
Mais comme elle fait partie de sa vie (cesser de souffrir, c'est aussi cesser de vivre), il doit trouver de nouveaux expédients pour vivre sans souffrance. D'où ces “poisons” que Nietzsche évoque, et qui peuvent désigner tout procédé par lequel l'humeur et la sensibilité d'un individu sont artificiellement réglées. Ce qui implique évidemment tous les produits pharmaceutiques dont le dernier homme fait grand usage (anxiolytiques, somnifères, anti-dépresseurs, tisanes bien-être., stupéfiants...), mais aussi potentiellement les fictions qui lui permettent de vivre par procuration des « rêves agréables ». La croisade contre la souffrance prend donc inévitablement la forme d'une désertion de la vie. Au sens métaphorique (le dernier homme préfère se sentir bien par des moyens artificiels qui règlent son humeur), mais aussi au sens littéral : le dernier homme finissant par préférer se donner la mort (avec beaucoup de poisons) pour mourir agréablement plutôt que de vivre péniblement.
« On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l'on veille à ce que la distraction ne débilite point ». Cette allergie à la souffrance explique du même coup la relation ambiguë que le dernier homme entretient avec la fameuse « valeur travail ». Nietzsche n'est pas un chaud partisan de cette valeur, dans laquelle il voit surtout un instrument de police sociale. Mais il n'en demeure pas moins que la valorisation du travail a représenté historiquement un puissant levier de mobilisation. Dans l'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, Max Weber a montré comment cette éthique du travail, vécu comme une vocation (Beruf) naturelle de l'homme, avait fourni au capitalisme la base morale dont il avait besoin pour mobiliser les salariés. C'est cette même éthique de travail qu'évoque Marx dans le texte 2. Mais le dernier homme, à l'évidence, a avec le travail un rapport beaucoup plus contrarié. Plus qu'au travail en lui-même, il est surtout attentif au thème de la souffrance au travail, aux conditions de vie du travailleur. Bien sûr, il ne s'agit pas de vouloir n'avoir plus de travail, car le « travail est une distraction ». Mais il ne faudrait pas non plus que le travail, qui est étymologiquement une torture (tri-palium), nous fasse trop souffrir.
« On ne devient plus ni pauvre ni riche ; ce sont deux choses trop pénibles ». Mais ce qu'affirme ensuite Nietzsche peut sembler plus surprenant : « on ne devient plus ni pauvre ni riche ; ce sont deux choses trop pénibles ». Que veut dire Nietzsche ? Il veut dire d’abord que plus personne ne songe sérieusement à faire de la pauvreté un idéal de vie. La pauvreté volontaire, avec ce qu'elle suppose de privation consentie, est un vieil idéal (pensez par exemple à Diogène, ou à la figure du cénobite). Mais devant l'inconfort d'une telle pauvreté, le dernier homme renâcle spontanément, de sorte que la pauvreté lui paraît être exclusivement une condition subie et dont on doit impérativement délivrer ceux qui en sont accablés. Nul, sauf quelques grands malades, ne peut vouloir être pauvre par choix. Pauvreté signifie précarité.
Il est en revanche plus difficile de comprendre ce que veut dire Nietzsche lorsqu’il affirme que plus personne ne veut devenir riche. Qui ne voudrait, aujourd’hui surtout, devenir riche ? Oui, mais Nietzsche laisse entendre autre chose : avoir beaucoup d'argent est une chose, mais « être riche » en signifie une autre. Le riche n'est pas seulement celui qui dispose de beaucoup d'argent, c'est aussi celui à qui son argent confère un statut et donc aussi une certaine responsabilité sociale. A commencer par la responsabilité qu’il a par rapport à tous ceux qu’il emploie et qui dépendent de lui pour vivre. Or, cette responsabilité, le dernier homme n’en veut plus. Il veut jouir de la supériorité sociale que lui confère son argent, mais il veut pouvoir en même temps en jouir sans responsabilité. Et pour parvenir à cela, il dispose d’une valeur qu’il invoquera volontiers : celle de l’égalité ! C’est là tout le paradoxe : la valeur d’égalité est certes invoquée par tous ceux qui entendent combattre le scandale des inégalités de richesse. Mais on remarque moins cependant que cette valeur d’égalité est aussi celle dont se sert l’homme riche pour se dédouaner dès qu’il le peut de toute responsabilité morale à l’égard de ceux qu’il exploite. Alexis de Tocqueville, le grand observateur des sociétés démocratiques, avait déjà -au début du 19e siècle -mis en garde contre cette logique perverse : « Le manufacturier ne demande à l'ouvrier que son travail, et l'ouvrier n'attend de lui que le salaire. L'un ne s'engage point à protéger, ni l'autre à défendre, et ils ne sont liés d'une manière permanente, ni par l'habitude ni par le devoir. L'aristocratie que fonde le négoce ne se fixe presque jamais au milieu de la population industrielle qu'elle dirige ; son but n'est point de gouverner celle-ci, mais de s'en servir. (…) L'aristocratie territoriale des siècles passés était obligée par la loi, ou se croyait obligée par les mœurs, de venir au secours de ses serviteurs et de soulager leurs misères. Mais l'aristocratie manufacturière de nos jours, après avoir appauvri et abruti les hommes dont elle se sert, les livre en temps de crise à la charité publique pour les nourrir. Ceci résulte naturellement de ce qui précède. Entre l'ouvrier et le maître, les rapports sont fréquents, mais il n'y a pas d'association véritable. Je pense qu'à tout prendre, l'aristocratie manufacturière que nous voyons s'élever sous nos yeux est une des plus dures qui aient paru sur la terre » I, 20 « Comment l'aristocratie pourrait sortir de l'industrie»
« Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles. Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux » Cela nous amène tout naturellement aux valeurs politiques du dernier homme. Héritier du christianisme, le dernier homme croit encore au dogme de l’égale dignité de tous les hommes. Du point de vue politique, cela se traduit par son attachement viscéral aux valeurs de la démocratie. Tous sont égaux ! Mais évidemment, cet idéal démocratique n'a plus rien à voir avec l'idéal démocratique de la Grèce antique. Car celui-ci désignait la capacité qui était offerte à chaque citoyen alternativement de gouverner et d'obéir. L'un n'allant pas sans l'autre : savoir gouverner signifie aussi savoir obéir, puisqu'on ne peut commencer à se commander à soi-même si l'on ne sait pas en même temps s'obéir à soi-même. Et réciproquement. Le citoyen des démocraties antiques avait donc l'ambition d'obéir parce qu'il avait aussi l'ambition de gouverner (et réciproquement). A la façon au contraire dont le dernier homme conçoit la démocratie, il ne s'agit plus pour lui ni d'obéir ni de gouverner : dissocié du gouvernement de soi, de la maîtrise de soi, l’obéissance n’est plus un “service” mais une pénible “servilité”. Et réciproquement, dissocié de l’obéissance à soi, le gouvernement n’est plus une charge mais un odieux privilège de caste. La scène politique ressemble ainsi à une mésentente permanente sur fond d'identité : les gouvernants accusent les citoyens de manquer de sens civique et d'être devenus proprement ingouvernables car incapables d'obéir si on ne les y contraint pas ; et les citoyens accusent les gouvernants d'être incapables de gouverner et de n'avoir plus pour seule ambition que de détenir le privilège d'un pouvoir sans responsabilité. Dans le fond, les uns et les autres sont identiques : l'absence de réelle volonté de gouverner répond exactement à l'absence de réelle volonté d'obéir.
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