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Le mot "philosophie"

  • damienclergetgurna
  • 31 déc. 2024
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 2 janv.

Ce qu'est la Philosophie ? Le projet d'affronter théoriquement, au moyen des ressources de la connaissance rationnelle, le grand mystère de notre existence. C'est ce qui lui vaut son nom : Philo Sophia, c'est-à-dire « Amour de la sagesse ». « Amour », car comme toute activité rationnelle, la philosophie est une recherche. Il n'y aurait aucun besoin de « philosopher » si nous connaissions déjà la Vérité ! « Sagesse (sophia)», parce que son but n'est pas d'accéder à la connaissance d'un domaine particulier, mais d'éclaircir le tout de l'existence, ou plutôt l'existence prise comme un tout, à la façon dont les Mythes et la Religion se proposaient déjà de le faire bien avant que la philosophie n'apparaisse. Si par sa forme, l'activité philosophique est en rupture complète avec le mythe (elle est une activité « rationnelle »), par son fond en revanche elle n'en diffère guère, puisqu'elle vise la « sagesse » et non pas un savoir spécialisé.


Observons que ce vieux terme de « sagesse » renvoie à une disposition qui, dans toutes les civilisations, a été pieusement révérée. Que ce soit le «vieux sage » du village africain, ou le "sage" bouddhiste, toujours la « sagesse » y désigne la qualité de celui qui dispose d'un certain savoir général. Contrairement au savant, le sage ne connaît rien en particulier. Il n'est le spécialiste d'aucun domaine de compétence, d'aucune discipline constituée. Le sage n'est pas un mathématicien, ni un physicien, ni un biologiste, ni un anthropologue, ni un historien.... ni quoi que ce soit d'autre qui désignerait un champ clairement identifié de la connaissance et qui ferait de lui un « savant ». Quand on regarde le programme des notions de philosophie, on s'aperçoit rapidement que la philosophie parle de tout : de la démonstration mathématique, de la physique, de la matière, de la biologie, de l'histoire, de la sociologie, de l'économie, de la psychologie....


Est-ce à dire alors que le philosophe serait un généraliste, qui aurait des vues sur tout ? Cela ferait donc de lui un adepte de cette « culture générale » que l'on nommait jadis polymathie. L'idée de "culture générale" et l'importance que nous lui accordons aujourd'hui, ne vient pas de nulle part. En effet, plus le savoir avance, plus il tend à devenir spécialisé. Du coup, chacun d'entre est très compétent dans un domaine et parfaitement ignorant dans les autres. A une certaine époque, les hommes étaient perdus dans le monde car ils ne disposaient pas d'un savoir qui leur permettait de s'y orienter correctement. Maintenant, il semble que les hommes sont perdus car ils ne savent plus s'orienter dans un savoir devenu si vaste et si complexe qu’il est devenu impossible à maîtriser. Cette ignorance à des effets désastreux, parce qu'elle pousse désormais chaque spécialiste à voir les choses à travers le petit bout de sa lorgnette, dans l'ignorance parfaite des autres savoirs. Ainsi émerge cette grande maladie des spécialistes, qui consiste à vouloir tout expliquer à partir d'un point de vue très local : le psychologue aura tendance à céder au « psychologisme », attitude qui se propose d'expliquer la religion, l'art, la morale, la société, la science... au moyen du type d'explication qui prévaut dans le domaine de la psychologie. Bref, tout est psychologique, tout devrait donc s'expliquer par la psychologie ! L'économiste, de même, aura tendance à céder à « l'économisme », attitude guère plus enviable qui transforme le bonheur en « indice de développement humain », la richesse en « point de PIB », la politique en gestion de rentabilité.... On pourrait, sans peine, multiplier les exemples de pareil esprit de clocher!


Mais croire qu'on pourrait lutter efficacement contre cette tendance, et plus généralement contre l'éclatement de la connaissance, au moyen d’une meilleure « culture générale » est une illusion. Le polymathe est quelqu'un qui sait un peu de tout sur tout, mais qui ne sait rien de précis sur rien. Autrement dit, c'est un amateur. Mais savoir un peu de tout sur tout n'est pas la meilleure façon d'avoir une vision du Tout ! Ce que Héraclite avait déjà très bien vu : « le savoir de l'essentiel n'a pas sa condition dans le savoir d'une multitude de choses » Connaître un peu de physique, un peu de mathématique, un peu de biologie et un peu de sociologie, revient à savoir jouer un peu de piano, un peu de saxophone, un peu de harpe, un peu de cymbales... tout ça est fort bien, mais le risque est de ne jamais rien savoir jouer très bien. Et puis, surtout, cela ne vous donne pas davantage une vision générale sur la façon dont fonctionne vraiment un orchestre. Pour avoir cette vision d'ensemble, il vaut mieux suivre une formation spécifique, celle de chef d'orchestre ! C'est exactement la même chose pour la philosophie : elle n'est pas l'ambition d'avoir des vues sur toutes choses, mais l'ambition d'avoir une vue sur le Tout.


C'est ce qui fait d'elle une connaissance d'un genre un peu spécial. Tous les autres savoirs sont distingués à partir d'un domaine d'objet particuliers, dont ils s'occupent. La biologie est ainsi l'étude du vivant, la sociologie l'étude des phénomènes sociaux, la psychologie l'étude des phénomènes psychologiques, l'histoire l'étude du passé.... Bref, chaque discipline se constitue autour d'un domaine particulier, clairement délimité, qui est son objet d'étude. Et le but de la connaissance est alors d' « expliquer » cet objet. Expliquer, c'est chercher les causes. « Connaître dit Aristote, c'est connaître par les causes ». Par exemple, le biologiste commence par remarquer qu'il y a, parmi les corps, certains corps qui présentent des propriétés remarquables : ils se nourrissent, se reproduisent, certains ont même la possibilité de se déplacer tout seuls dans l'espace. Voilà des objets bien étranges, se dit-il ! Étudions-les ! Il commence donc par poser l'existence d'une classe d'objets (les êtres vivants), comme un paysan qui délimite d’abord son terrain, avant d'entreprendre de le labourer. Son hypothèse de départ est qu'il existe des êtres singuliers qu'on nomme des êtres vivants. Mais il ne questionne pas cette hypothèse une fois qu’elle a été posée en préambule, il l'accepte comme un point de départ. Son rôle, à lui, c'est d'expliquer comment tout cela fonctionne. Or, ce qui intéresse le philosophe au contraire, c'est de savoir quelle place ces êtres vivants occupent à l'intérieur du Tout. Faut-il, par exemple, considérer les êtres vivants comme un simple agrégat de matière ? A quelle condition une machine peut-elle être dite « vivante » ? Faut-il considérer l'Homme simplement comme un être vivant ?... Ce qui intéresse par conséquent le philosophe, ce n'est pas tant l'explication du vivant que sa « compréhension ». « Comprendre », par définition, c'est cum prehendere, c'est-à-dire « prendre ensemble », rassembler.


Pour "comprendre" l'homme, par exemple, nous pouvons être tentés d'aller chercher une réponse du côté de la psychologie, de l'anthropologie, de la sociologie, de la linguistique, de l'économie et même de la biologie...et nous risquons d'être déçus ! Car le psychologue étudie l'homme en tant qu'il est doté d'un esprit, l'anthropologue étudie l'homme en tant qu'il est un être de culture, le sociologue étudie l'homme comme un animal social, le linguiste étudie l'homme comme être doté de parole, l'économie étudie l'homme comme producteur et consommateur, le naturaliste étudie l'homme comme une espèce vivante... tous ces points de vue sont justes, certes, mais ils se contentent de détailler un des aspects de notre humanité, sans jamais nous donner à saisir l'unité ni la cohérence de l'ensemble. Ils ne nous donnent par conséquent aucune vision unitaire de l'Homme. Pour savoir ce qu'est l'Homme, nous sommes alors obligés de penser l'Homme dans une perspective plus compréhensive. Ce qui n'est possible qu'en le situant et le distinguant par rapport à d'autres genres d'êtres possibles, voisins de lui et comparables à lui/. C'est ce que faisaient justement les grecs, lorsqu'ils pensaient l'Homme en référence aux animaux et aux dieux immortels.


Ainsi, lorsque j'affirme : "je ne suis pas une bête", je laisse entendre par cette revendication une différence essentielle, une différence de nature, entre l'homme et les autres animaux. Je suis un homme, je ne suis pas un singe ! Il y aurait alors, dans cette perspective, une dignité particulière attachée à l'homme, qui justifierait qu'on ne le traite pas comme une bête. Dans Elephant man, le pauvre monstre de foire que l'on exhibe à la curiosité des badauds pousse soudain ce cri déchirant : "I am a human being !". Je suis un homme, ne me traitez pas comme une bête curieuse. C'est le même cri qui retentit chez Primo Lévi dans le livre qu'il consacre à son expérience de déporté. Le titre de ce livre, ce n'est pas un hasard, est : "Si c'est un homme...".  L'homme n'est pas un bête. Il ne peut donc être traité comme une bête; et inversement, une bête peut être traitée avec moins de respect. On ne doit pas traiter une bête comme on traiterait un homme. Il ne s'agit pas d'être cruels envers les animaux mais de considérer qu'il n'est pas légitime de faire passer la vie d'un animal avant celle d'un homme. Tel est le credo humaniste. Or, que vaut ce credo ? Ne peut-on pas l’interroger, le mettre en question ? Autrement dit : ne faut-il pas rouvrir la question de la différence entre l’homme et l’animal. ? 


Pourquoi comparons-nous l'Homme aux animaux ? Parce qu'ils prennent place tous deux à l'intérieur d'un Tout qui se nomme « le Monde ». Quand nous nous demandons quel est le rapport de l'homme à l'animal, nous nous interrogeons sur le lien qui existe entre ces deux formes d'êtres qui appartiennent au monde de la physique. Le monde de la physique, c'est le monde des choses qui se meuvent dans l'espace et dans le temps. En plus des hommes et des animaux, ce monde contient de nombreuses choses inertes (par exemple, des pierres). Ce tout qui nous sert de cadre de référence est donc le « monde ».


Le grand biologiste Von Uexkhüll avait montré que chaque animal vivait en interaction avec un milieu (Umwelt) environnant, et que ce milieu ne devait pas être décrit comme une réalité objective, mais comme la façon spécifique dont chaque animal percevait ce qui l’entourait. Par exemple, l'environnement de la tique se limite à trois éléments : la lumière (qu'elle a besoin de sentir pour se hisser sur les arbres), le mouvement (qu'elle a besoin de sentir pour repérer sa proie), la chaleur (qu'elle a besoin de sentir pour trouver la veine). Chaque animal a ainsi son environnement propre, constitué des informations qui sont nécessaires à sa survie. Il n'y a que chez l'Homme que cet environnement (Umwelt) subjectif laisse place à un monde (Welt) objectif !


Il n'y a que l'Homme qui ne vit pas dans un environnement qui lui est spécifique, mais dans un Monde qu'il sait commun à lui et à toutes les autres créatures. Cette capacité à habiter dans le Monde confirme que nous sommes capables d'avoir un point de vue détaché, purement contemplatif, qui ne regarde plus les choses à travers le prisme de nos besoins. L'Homme est capable de s'oublier lui-même, fût-ce l'espace d'un instant, afin de se rendre entièrement disponible à ce qui l'entoure, sans autre objectif que celui de contempler. Dans cette capacité à porter un regard désintéressé sur les choses gît toute la grandeur de l'activité théorique : « Le vie de l'homme naturel, écrivait Bertrand Russell, est bornée par l'horizon de ses intérêts privés : sa famille, ses amis peuvent y être compris, mais le monde extérieur n'y est perçu que comme une aide ou un obstacle au cercle étroit de ses désirs. Une telle existence a quelque chose de fébrile et d'enfermé, à côté du calme et de la liberté de la vie théorétique [ou vie contemplative]».

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