Le mépris du corps
- damienclergetgurna
- 5 févr.
- 16 min de lecture
Dans la tradition philosophique, le corps a longtemps représenté un objet de mépris, car il était le symbole de notre condition animale. Le propre de l'homme, ce qui faisait proprement de lui un homme, c'était son esprit. Aussi, puisque le propre de l'homme est son esprit, il paraît simple de dire aussi que l'esprit doit « commander » au corps. Mais qu'appelle-t-on exactement « corps » ? Et qu'appelle-t-on « esprit » ?
Le corps objet : le dualisme cartésien
Pour beaucoup de personnes, le propre de l'homme, ce qui le distingue des animaux, c'est sa conscience. C'est par cette conscience que nous sommes des sujets et pas simplement des objets ; c'est par cette conscience que nous sommes un « qui » et pas simplement un « quoi ». Prenons par exemple le cas de la douleur : il y a deux manières de décrire cette douleur. Ou bien on la décrit de l'extérieur, comme un phénomène objectif : c'est ce que fait le médecin lorsqu'il identifie la douleur à l'activation des « fibres C » (un certain type de fibres nerveuses, responsables de la douleur). Ou bien on l'a décrit de l'intérieur, en décrivant ce que cela fait d'avoir mal, d'éprouver de la douleur. Dans ce cas, c'est plutôt au poète qu'on demandera des renseignements. Car le poète décrira la douleur du point de vue de la conscience, comme un phénomène qui m'affecte subjectivement.
Bien sûr, ce n'est peut-être là qu'une différence de point de vue. Ce pourrait être simplement deux manières différentes de décrire le même phénomène, deux traductions différentes de la même chose. C'est ce que soutiennent certaines personnes, opposées au dualisme : pour elles, il n'y a rien de plus dans la conscience que ce que l'on trouve dans le cerveau. L'émotion subjective que l'on éprouve lorsque l'on tombe amoureux, ou lorsqu'on écoute un concerto de Mozart, se laisse entièrement traduire par ce que le scientifique observe en scannant objectivement le cerveau du sujet. Ce qu'il vit de l'intérieur (son émotion) est donc exactement la même chose (mais sous un point de vue différent) que ce que l'on peut observer de l'extérieur en mesurant les décharges électriques de son cerveau. C'était, dès l'époque de Descartes, la position défendue par Spinoza : le corps et l'esprit, écrivait-il, ne sont pas deux « substances » différentes, mais seulement deux « modes » différents, c'est-à-dire deux manières différentes de parler de la même chose.
Mais en soi, comme l'observe Bergson, rien ne permet d'affirmer catégoriquement cela. Raison pour laquelle ce débat est loin d'être terminé. Que les phénomènes de conscience soient liés au fonctionnement du cerveau, cela ne fait aucun doute. Personne n'ignore qu'une maladie du cerveau peut produire des troubles de la conscience. Mais l'observation médicale et scientifique ne nous permet pas d'aller plus loin. Il y a certes un lien, mais peut-on affirmer que ce lien est une relation d'identité pure et simple ? L'image que prend Bergson est assez parlante : « un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché ; il tombe si l'on arrache le clou ; il oscille si le clou remue ; il se troue, il se déchire si la tête du clou est trop pointue ; il ne s'ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement, ni que le clou soit l'équivalent du vêtement ; encore moins s'ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose » (l'énergie spirituelle)
C'est la raison pour laquelle la position « dualiste » de Descartes continue d'avoir la vie dure. Pour Descartes, cette opposition de « modes » (subjectif/objectif) constitue également une opposition de « substances » : l'esprit conscient n'est pas la même chose que le corps objectif. Ce sont deux substances distinctes, que l'on peut parfaitement penser à part l'une de l'autre. « Par le mot de penser, écrit Descartes, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c'est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, désirer, est la même chose ici que penser». L'esprit est donc tout le domaine de la conscience, tandis que le corps, lui, est le domaine de ce qui est purement mécanique, sans âme. Le psychique opposé au physique.
Mais s'il y a une distinction de droit entre le corps et l'esprit, il n'y en a pas moins entre eux une union de fait: « je ne suis pas dans mon corps comme un pilote en son navire », précise Descartes. Cette influence du corps sur l'esprit produit, dans le domaine de la connaissance, l'Imagination (que Pascal appelle la « folle du logis » : « Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra »... autrement dit, il aura peur de tomber) ; et dans le domaine de l'action, la Passion (du latin pateor : subir). L'esprit peut donc facilement être abusé par la mécanique du corps, et la conscience n'est pas un gage de connaissance. Voir par exemple le cas du jeune homme en colère, que décrit Spinoza : il croit se mettre librement en colère, parce qu'il est « conscient » de sa colère, mais ignorant des causes réelles qui le rendent colérique.
Plutôt que de se laisser abuser par le corps, l'esprit doit donc se rendre maître de ce corps : Contre l'Imagination, faire valoir l'autorité de la Raison (exemple du morceau de cire ou du bois brisé chez Descartes). De là vient l'idée que l'artiste -cet homme à l'imagination débordante -doit avant tout, pour les théoriciens du 17e siècle, produire une œuvre qui plait à la raison (esthétique classique) : « ce qui se conçoit bien s'énonce clairement... » (Boileau)/ Contre la Passion, il faut faire prévaloir l'effort de la Volonté (par exemple dans le courage : la volonté de tenir son rang impose silence au désir de fuir, que suggère le tremblement du corps).
Mais ce dualisme cartésien pose deux problèmes : 1) En réduisant le corps à quelque chose de purement mécanique, en niant à ce corps animal le droit d'avoir une âme, Descartes a transformé le corps en un simple objet dont on peut disposer à son gré et manipuler comme on manipule une simple machine. Une machine dont on attend d'abord qu'elle soit l'instrument docile de l'esprit et qui doit, comme toute machine, être avant tout « performante ». En comprend mieux, du coup, pourquoi Descartes est la bête noire de tous les défenseurs des animaux : si le corps animal n'est rien de plus qu'une machine sans âme, il en résulte naturellement que les animaux peuvent être traités avec autant d'égard que des machines ! 2) D'autre part, la conscience peut difficilement être le propre de l'esprit, dans la mesure où nous avons vu que cette conscience était bien souvent obscurcie par l'action du corps. Là où l'esprit est vraiment pur, c'est-à-dire non mélangé, c'est uniquement dans cette frange supérieure de la conscience que Descartes nomme Raison et Volonté.
Le corps menteur : la sensation (dualisme platonicien 1)
Au moins, sur ce point, Platon est plus conséquent que Descartes. Chez lui, comme encore chez beaucoup de personnes, le propre de l'homme c'est bien la Raison ! Et le corps, loin d'être une machine docile et aveugle, est au contraire un corps bavard, trop bavard même. La cacophonie des pulsions, des appétits, des sensations en tout genre, font de ce corps le royaume ténébreux de la sensibilité ! C'est Freud qui, au 19e siècle, redécouvrira ce que Descartes avait oublié mais que Platon disait déjà : notre corps a une âme, il n'est pas une machine muette, mais un sujet qui parle, s'exprime violemment, signifie (par exemple, dans les rêves) des choses que nous aimerions mieux ne pas voir : « Il n'est point d'audace, écrit Platon, devant quoi recule notre partie bestiale et sauvage ; […] ni en effet devant l'idée de vouloir s'unir à sa mère ou à n'importe qui, homme, divinité, bête ; de se souiller de n'importe quel meurtre... » (République, IX). Aussi le corps est-il, pour la raison de l'homme, un dangereux voisin !
Dans le domaine de la connaissance, rappelons-nous d'abord le sort que Platon réserve à la sensation (et donc au corps) dans "l'allégorie de la caverne" : - à un premier niveau, la sensation est prisonnière des apparences. Ce premier stade de la connaissance conduit à juger des choses d'après ce qu'elles ont l'air d'être. -à un deuxième niveau, la sensation dépasse les apparences pour devenir "perception" des objets sensibles (non pas l'image du lit, mais le lit lui-même). Mais là encore, cette connaissance ne vaut rien, car elle reste prisonnière de ce qui est singulier et changeant. - La vraie connaissance commence lorsqu'on laisse de côté de ce que l'on voit avec les yeux du corps pour contempler la réalité des Idées avec les yeux de l'âme, par cet effort « d'abstraction » qui est une forme de conversion.
Ce rejet de la sensation, et en particulier de l'apparence, conduit logiquement Platon à nourrir un discours assez critique à l'endroit de l'Art. Platon compare ainsi l'artiste à un sophiste : tout comme le sophiste est maître en illusion (il prend l'apparence de la vérité sans être vrai : vrai-semblable), de même l'artiste produit des univers qui, sans jamais être vrais, ont toujours l'air d'être vrais. De là vient le pouvoir d'envoûtement dont dispose l'artiste. De là vient aussi le danger politique qu'il représente, car celui qui maîtrise les apparences se rend maître aussi de notre accès à la réalité ! Platon voit dans l'Art un problème politique très important car, contrairement à beaucoup d'autres, il refuse de considérer l'activité artistique comme une activité innocente, qui ne ferait de mal à personne. Mieux vaut prendre l'art au sérieux et reconnaître que l'artiste dispose sur nos âmes d'un pouvoir d'envoûtement presque sans égal. Or, tout pouvoir est potentiellement dangereux, et celui de l'artiste beaucoup plus qu'un autre... car non seulement il joue avec la vérité, mais de plus un bon artiste sait toujours être très convaincant ! Le pauvre madame Bovary, cette héroïne de Flaubert, a lu tellement de romans d'amour dans sa jeunesse recluse, qu'elle a fini par prendre ces fictions pour la réalité. Aussi se jette-t-elle dans des amours adultères médiocres, dans lesquels elle s'efforce désespérément de retrouver l'illusion du grand amour, sans s'apercevoir qu'elle prend ainsi la littérature pour la réalité...
Le corps impulsif : les désirs (dualisme platonicien 2)
Acrasie, Incontinence et Intempérance
Si on laisse maintenant le domaine de la connaissance pour s'intéresser au domaine de l'action, la sensibilité du corps s'exprime alors sous la forme du désir (épithumia).
Comment ne pas céder au dualisme, lorsque chacun d'entre nous fait presque quotidiennement l'épreuve d'une sorte de conflit intérieur ? Qui, en effet, n'a jamais ressenti une tension intérieure entre ce que sa raison lui prescrit de faire (par exemple, arrêter de fumer), et ce que son désir le conduit pourtant à faire (fumer encore) ? Depuis l'antiquité, ce phénomène est connu comme un cas d'acrasie. La définition de l'acrasie pourrait se résumer en une formule assez simple : « Je vois le meilleur, mais je ne peux m'empêcher de faire le pire » (Video meliora, proboque deteriora sequor). L'acrasie, c'est donc la faiblesse de la volonté, une incapacité de résister à la voix du corps, ce corps qui -dans le cas du fumeur -réclame bruyamment sa dose de nicotine.
Chez certaines personnes chez qui l'acrasie est systématique et qui sont incapables de résister à la moindre tentation, on parlera plutôt d' « incontinence ». Quand Platon évoque l'incontinence (au livre VIII de la République), il la compare à une forme d'esclavage. Et paradoxalement, l'incarnation de cet esclave, c'est le « tyran » ! Cela nous semble étrange, parce que nous avons l'habitude de considérer que le tyran est l'homme le plus libre de tous, parce qu'il n'obéit à personne et commande à tous. Le tyran a donc la possibilité de satisfaire le moindre de ses désirs ! Or, c'est précisément là que réside son esclavage : car s'il n'est l'esclave de personne, le tyran est bien l'esclave de ses propres désirs, auxquels il est incapable de résister. Le tyran est comme ces petits enfants qui sont trop gâtés et qui deviennent naturellement capricieux, parce qu'ils sont incapables de résister à leurs propres appétits. Outre qu'ils sont malheureux, ils deviennent aussi très rapidement tyranniques avec les autres, car ils ne peuvent pas souffrir que quelque chose (ou quelqu'un) fasse obstacle à leur désir. Aussi surprenant que cela puisse sembler à première vue, la vraie liberté ne consiste pas à ne pas obéir, mais au contraire à savoir obéir. Obéir volontairement à ses parents d'abord (qui sont supposés incarner la voix de la raison), pour ensuite être capables d'obéir à sa propre raison. Sans cet entraînement à l'obéissance, pas de vraie liberté ! Celui qui refuse d'obéir est toujours l'esclave de lui-même. Celui qui n'obéit que sous la contrainte est de la même façon l'esclave de sa peur. Seul celui qui décide volontairement d'obéir peut devenir vraiment « maître de lui-même ».
Mais l'incontinence n'est pas le plus gros problème. Car il y a pire encore : ce que Platon nomme l'intempérance. L'incontinence est une incapacité chronique de la raison à faire barrage à la voix tumultueuse de notre désir. L'intempérance, elle, est au contraire une décision de la raison. Elle consiste à faire de la quête du plaisir sensible le but suprême de toutes nos actions. En eux-mêmes, les désirs du corps sont toujours limités. Par exemple, le désir de manger -chez un animal -est toujours tempérant. Il n'y a que les animaux domestiques qui peuvent devenir intempérants, gloutons, gourmands. Pourquoi ? Parce que chez eux, comme chez leur maître, ce n'est plus la nourriture qui est l'objet du désir, mais le plaisir de manger ! Le but de leur désir n'est plus l'ingestion de nourriture, mais l'état de satisfaction qui résulte de cette ingestion. Voilà pourquoi l'intempérant mange au-delà de sa faim, pour éprouver encore du plaisir. C'est donc le plaisir qui, chez l'intempérant, devient l'objet d'une quête systématique. L'intempérant cultive méthodiquement et rationnellement un art de jouir, qui va des plaisirs de la table à la frénésie sexuelle, en passant par toute l'éventail des manières possibles de « prendre du bon temps ».
Dans un tel contexte, où le bonheur prend le visage avenant du plaisir, il ne faut pas s'étonner -observe Platon -que l'économie prenne une place de plus en plus importante. Dans une société matérialiste, qui ne place rien au-dessus du plaisir sensible, la quête de prospérité, de confort matériel, d'amusements en tout genre, devient un enjeu capital. Si le plus important dans la vie est de se « faire plaisir », alors les riches disposeront d'un avantage certain. De là cette concurrence acharnée pour obtenir de plus en plus de confort ; une concurrence qui, observe finement Platon, aboutira nécessairement à une société oligarchique. Chaque société place naturellement au sommet de sa hiérarchie le type de citoyens qu'elle considère comme les plus estimables. Dans une société aristocratiques, par exemple, le sommet de la hiérarchie est occupé par les « meilleurs » (les aristoi), qui sont supposés incarner une certaine noblesse d'âme. Dans une société oligarchique, au contraire, le sommet de la hiérarchie est occupé par les citoyens les plus riches. Le pouvoir politique est alors détenu par les banquiers, les hommes d'affaires, les spéculateurs. Une société qui cultive l'intempérance ne peut pas échapper à cette dérive oligarchique.
Mais de l'oligarchie, continue Platon, on passe tout naturellement à la démocratie. L'analyse de Platon n'a, ici, rien perdu de sa chaude actualité ! Dans une société oligarchique, l'important est de s'enrichir. Mais pour s'enrichir, une certaine ascèse est tout de même nécessaire. Car on n'a rien sans rien ! Pour s'enrichir, le citoyen est donc obligé de faire un tri entre les plaisirs, afin de ne pas jeter son argent par les fenêtres. Il distinguera ainsi entre des plaisirs « légitimes », qu'il peut s'autoriser, et des plaisirs « superflus », qu'il vaut mieux s'interdire. Pour gagner de l'argent, il lui faut donc s'astreindre à une stricte économie des plaisirs, bref se comporter en bon gestionnaire. Mais pour gagner de l'argent, il doit aussi encourager les autres à dépenser le leur ! Lui doit être une fourmi, mais les autres -en revanche -doivent être impérativement des cigales ! Autrement, comment parviendrait-il à leur prendre leur argent ? Il doit donc, afin de s'enrichir, inciter les gens à jeter leur argent par les fenêtres, à consommer sans modération. Ce qui reste impossible tant que les gens continuent à croire qu'il existe des plaisirs « légitimes » et des plaisirs « superflus » ou des plaisirs « mauvais ». Pour encourager une consommation tous azimuts, l'oligarque est naturellement poussé à encourager une démocratisation des plaisirs : « tous les plaisirs se valent ! tous les plaisirs sont égaux ! tous également légitimes ! L'important, c'est de se faire plaisir ! Chacun trouve son plaisir où il veut ! » Ainsi disparaît progressivement l'idée qu'il existe une hiérarchie naturelle entre les plaisirs et que certains plaisirs seraient plus nobles que d'autres. Il ne faut plus discriminer entre les plaisirs ni entre les personnes qui poursuivent ces plaisirs. Il n'y a donc plus de hiérarchie, seulement une égalité qui pousse chacun à saisir le premier plaisir qui s'offre à lui, mais sans excès, afin de ne pas s'empêcher de profiter d'autres plaisirs ! La grande diversité des plaisirs (la « liberté de choisir ») est ainsi un plaisir supplémentaire : le plaisir de varier les plaisirs.
Platon a bien vu que les sociétés démocratiques sont les plus favorables au règne sans partage d'un matérialisme consumériste ! Sans doute Athènes était-elle devenue cela à son époque. Aussi est-il compréhensible que cette société ait provoqué le même type de réaction que celle que l'on rencontre aujourd'hui chez nous : contre cette société de la dépense à tout crin, certains se sont fait les avocats d'un régime de vie plus sobre, plus économe et plus frugal. Rompre avec tous ces « désirs vains », pour se recentrer sur les seuls « désirs naturels et nécessaires », tel était en particulier le mot d'ordre d'Epicure. Le raisonnement d'Epicure garde, encore aujourd'hui, une grande valeur. Il part du constat assez simple que ce que les gens nomment « plaisir » n'est en général que la disparition d'une souffrance. Par exemple, le plaisir de manger est d'autant plus grand que nous avons faim. Le plaisir de boire est d'autant plus grand que nous avons soif. Le plaisir d'être en bonne santé est surtout sensible lorsque nous nous relevons d'une pénible maladie. Le plaisir d'être riche est sensible lorsqu'on a été pauvre. Et ainsi de suite... De sorte qu'on peut dire que la recherche du plaisir n'est pas vraiment la recherche d'un état positif, mais plutôt celle d'un état neutre. Les hommes qui recherchent le plaisir, recherchent surtout, sans s'en apercevoir, la cessation d'une souffrance. C'est cette absence de souffrance (l'Ataraxie), que les hommes convoitent sans s'en rendre compte. Si l'ataraxie est vraiment le but que nous recherchons, il ne sert alors à rien de cultiver des désirs qui ne peuvent qu'augmenter nos chances de souffrir indéfiniment. Quelqu'un qui désirerait manger tous les soirs au restaurant, par exemple, s'expose à beaucoup plus de souffrance que quelqu'un qui aspire simplement à manger tous les soirs à sa faim. Quelqu'un qui recherche ce qui est strictement nécessaire à sa tranquillité n'ira pas bêtement courir après des objets artificiels qui ne lui apporteront pas de plaisirs plus grands, mais seront au contraire pour lui une source de tracas supplémentaires. Tous ceux qui, dans une société aussi consumériste que la notre, savent se raisonner et comprennent qu'ils n'ont vraiment pas besoin de tout ça (le dernier téléphone, la dernière console, la voiture dernier cri...) pour être heureux, sont les dignes héritiers d'Epicure.
Epithumia, Thumos et Logos
Mais Epicure n'est pas Platon. Et l'idéal décroissant d'Epicure n'aurait sans doute pas convenu à Platon. Le problème, avec tous ces appels à la sobriété volontaire, c'est en effet qu'ils prétendent rompre avec une consommation effrénée... mais pas forcément avec la logique de l'intempérance ! Epicure lui-même écrivait : « le plaisir est le commencement et la fin de la vie bienheureuse ». Sans doute a-t-il une vision plus modeste du plaisir (non une jouissance, mais un simple état d'ataraxie) ; mais il n'empêche : chez lui, le plaisir demeure, comme pour tous les intempérants, ce qu'on peut espérer de meilleur en cette vie. Cet idéal du plaisir sensible est, aux yeux de Platon, une pauvre façon de considérer la grandeur de l'homme !
Car au-delà de cet épithumia (littéralement le « plaisir du ventre »), Platon plaçait le Thumos. Ceux qui situent le plaisir au-dessus de tout ne peuvent pas comprendre la satisfaction particulière qu'un homme peut éprouver à vouloir conquérir l'honneur, la gloire, fût-ce en sacrifiant son confort, sa richesse, sa santé et même parfois sa propre vie. La notion de Thumos pourrait se traduire par « force de caractère ». Et cette force de caractère, comme chez tous ceux qui ont « du caractère », s'accompagne aussi d'une disposition colérique. Il y a effectivement quelque chose d'ombrageux, de belliqueux, d'orgueilleux, chez les gens qui ont du caractère. Ils ne se laissent pas faire. Mais justement pour cette raison, ils savent aussi très bien résister à l'appel du plaisir, du confort facile, du repos paisible. Prenons l'exemple d'une compétition sportive, où les concurrents tentent de remporter le trophée et la gloire du vainqueur. Pour un épicurien adepte de la sobriété volontaire, voilà typiquement un désir vain dont on ferait bien de se passer : à quoi bon les honneurs ? A quoi bon le désir de gloire ? On n'en pas besoin pour être heureux, c'est-à-dire tranquille. Cet épicurien ne comprendra donc pas l'ivresse qu'on peut ressentir à se dépasser soi-même pour être le meilleur. Il y a pourtant une certaine admiration inévitable à regarder un coureur qui, au mépris de sa fatigue, continue d'avancer en serrant les dents et en fermant les poings, comme s'il était en « colère » contre lui-même, pour ne pas céder au désir naturel qu'il a de mettre un terme à sa douleur en déclarant forfait. On pourrait dire, ainsi qu'Epicure : à quoi bon ? Mais on ne peut pas s'empêcher d'admirer quand-même. Tel est le Thumos.
Au thumos est attaché cette grande vertu de « courage ». Or, ce qui caractérise à l'évidence les sociétés intempérantes, c'est bien leur manque de courage. Platon le pensait et il est amusant de constater que ce même jugement est porté par l'ancien dissident Alexandre Soljenitsyne. Dans une conférence donnée à l'université d'Harvard en 1978, l'auteur de l'archipel du Goulag décrivait ainsi l'état des sociétés occidentales : « Le déclin du courage est peut-être ce qui frappe le plus un regard étranger dans l'Occident d'aujourd'hui. Le courage civique a déserté non seulement le monde occidental dans son ensemble, mais même chacun des pays qui le composent, chacun de ses gouvernements, chacun de ses partis (…). Les fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent ce déclin, cette faiblesse, cette irrésolution dans leurs actes, dans leurs discours, et plus encore dans les considérations théoriques qu'ils fournissent complaisamment pour prouver que cette manière d'agir, qui fonde la polique d'un Etat sur la lâcheté et la servilité, est pragmatique, rationnelle et justifiée, à quelque hauteur intellectuelle et même morale qu'on se place. Ce déclin du courage, qui semble aller ici ou là jusqu'à la perte de toute trace de virilité, se trouve souligné avec une ironie particulière dans les cas où les mêmes fonctionnaires sont pris d'un accès subit de vaillance et d'intransigeance -à l'égard de gouvernements sans force, de pays faibles que personne ne soutient ou de courants condamnés par tous et manifestement hors d'état de rendre un seul coup. Alors que leur langue sèche et que leurs mains se paralysent face aux gouvernements puissants et aux forces menaçantes, face aux agresseurs et à l'internationale de la terreur. (…) Chacun, aujourd'hui, se voit assurer l'indépendance par rapport à de nombreuses formes de pression étatique, la majorité dispose d'un confort dont nos pères et nos grands-pères n'avaient aucune idée, on peut désormais élever la jeunesse dans l'esprit des nouveaux idéaux, en l'appelant à l'épanouissement physique et au bonheur, en la préparant à posséder des objets, de l'argent, des loisirs, en l'habituant à une liberté de jouissance presque sans limites – alors dites-moi au nom de quoi, dites-moi dans quel but certains devraient s'arracher à tout cela et risquer leur précieuse vie pour la défense du bien commun ? ».
Mais le courage n'est pas tout ; le Thumos n'est pas ce qu'il y a de plus élevé ! Au-dessus du ventre (lieu de l'épithumia), il y a le cœur (lieu du thumos). Mais au-dessus du cœur, observe Platon, il y a la tête, siège du Logos (la raison). Autant, parce qu'elle pousse à se dépasser, la recherche des honneurs a plus de valeur que la médiocre recherche du confort et des plaisirs. Autant cependant, par un autre côté, cette recherche des honneurs s'apparente à un vulgaire combat de coqs. Qu'un individu soit disposé à sacrifier son confort et sa tranquillité pour connaître un éphémère quart d'heure de gloire, cela prouve au moins qu'il n'est pas l'esclave de son petit confort. Mais cela prouve aussi qu'il est un imbécile. Se battre pour les honneurs, pour montrer qu'on est le plus beau, le plus grand, le meilleur, ça n'a tout de même pas la même valeur que de se battre pour ce que l'on croit bon, juste, digne et honnête ! L'un suit son appétit de gloriole, comme Achille, le héros de l'Iliade. L'autre suit sa raison, qui lui présente un motif beaucoup plus respectable de combattre. Car la raison contemple l'Idéal (l'Idée, chez Platon, est non seulement un objet intelligible mais aussi une norme : un « idéal »). Et la satisfaction la plus humaine qui soit, ce n'est ni la satisfaction d'un ventre bien rempli, ni même la satisfaction d'un cœur héroïque, mais la satisfaction qu'il y a à contempler la vérité et à se mettre à son service.
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