Le risque de la pensée
- damienclergetgurna
- 5 févr.
- 17 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 févr.
«Que personne parce qu'il est jeune, ne tarde à philosopher, ni parce qu'il est vieux ne se lasse de philosopher: car personne n'entreprend ni trop tôt ni trop tard de garantir la santé de l'âme». Cette phrase d'Epicure dit quatre choses qu'il nous faut interroger:1)La philosophie n'est pas une simple occupation, mais une nécessité existentielle: elle assure la «santé de l'âme».2)Si elle assure la santé de l'âme, c'est que cette âme peur être malade ou qu'elle l'est même ordinairement. En quel sens? 3)La nécessité de philosopher est pour tout de suite, car il n'est jamais trop tôt ni trop tard. L'horizon existentiel de la philosophie, c'est donc ce temps qui passe, qui file entre les doigts et ne revient jamais. 4)Mais, manifestement, la plupart des gens ne semblent pas ressentir pleinement l'urgence de philosopher, sans quoi la mise en garde d'Epicure serait inutile. A quoi est due pareille indifférence?
Les questions existentielles
C'est par cette indifférence, ce manque d'intérêt pour les questions philosophiques, qu'il nous faut sans doute commencer. A en croire Epicure, la pratique de la philosophie n'est pas une option, mais une nécessité. Nombreux sont ceux, pourtant, qui ne semblent pas ressentir cette nécessité et qui voient dans la philosophie une simple discipline optionnelle dont ils pourraient aisément se passer. Après tout, pensent-ils, personne n'est obligé d'aimer la philosophie. Après tout, «un scientifique» a parfaitement le droit d'avouer que la philosophie ne l'intéresse pas. Chacun son domaine de compétence! Ce type de discours repose sur l'ignorance du caractère existentiel de la philosophie. On peut très bien s'intéresser à l'astrologie, ou au contraire n'avoir aucun appétit pour l'étude des étoiles. On peut très bien s'intéresser aux mathématiques ou au contraire décréter que, décidément, l'étude des mathématiques n'est pas pour nous. Tous ces choix relèvent de nos inclinations, de nos goûts, de nos talents et dispositions. Mais comment pourrions-nous honnêtement nous désintéresser de ce qui concerne notre existence?
La simple décision de choisir une carrière professionnelle, question qui se posera pour vous très rapidement, suppose déjà une interrogation plus fondamentale. Quand je me demande quel métier je vais exercer, cette question est indissociable de cette autre question: qu'est-ce pour moi, qu'une «vie réussie»? La question est là, brûlante, terrible : si nous ne voulons pas «rater notre vie», il faut que nous ayons une petite idée préalable de ce que serait une vie "bonne". Par exemple ,réussir sa vie doit-il signifier "réussir dans la vie" (être riche, être connu, occuper un poste à responsabilités...). A quoi bon devrais-je m'épuiser à chercher toutes ces choses, si je n'estime pas qu'elles sont des ingrédients obligatoires d'une vie réussie ? Comme demande Socrate à l'un de ses jeunes interlocuteurs, «crois-tu en effet qu'il soit avantageux de posséder beaucoup de choses, si elles ne sont pas bonnes, ou de tout connaître, à l'exception du bien?» Cette question (qu'est-ce qu'une vie bonne?) est une question "existentielle", parce qu'elle porte sur mon existence même. Une question existentielle est toujours une question fondamentale. Par "fondamentale", nous voulons dire qu'elle passe avant toutes les autres questions, qu'elle est prioritaire.
Par exemple, si vous vous demandez quelles études vous allez suivre l'année prochaine, une fois votre baccalauréat en poche : cette question est importante, mais elle n'est pas fondamentale. Pour y répondre, pour savoir quelle filière vous allez suivre, il faut déjà que vous ayez répondu à la question suivante : qu'est-ce qui fait, selon moi, qu'une filière est une "bonne" filière ? Est-ce une filière dans laquelle je fais ce qui me plaît ? Est-ce une filière qui me rapporte beaucoup d'argent ? Est-ce une filière qui me permet d'exercer un travail peu fatigant, avec beaucoup de vacances ? Et cette question elle-même (qu'est-ce qui fait qu'une filière est "bonne")suppose une autre question encore plus fondamentale : qu'est-ce que je dois attendre de la vie, qu'est-ce que je dois vouloir pour mon existence ? A ce niveau, nous affrontons une question existentielle !
Le préjugé
Aussi bien, si -à travers la philosophie -il en va du rapport à ces questions existentielles, je ne peux pas affirmer que je m'en fiche! Car cette indifférence n'est, normalement, pas possible! Celui qui dit qu'il s'en fiche, qu'il n'a pas de temps à perdre avec ces questions ou qu'il refuse de se «prendre la tête», celui-là se désintéresse donc de sa propre existence! Comment une telle attitude est-elle possible? Comment peut-on évacuer aussi cavalièrement toute interrogation sur la mort, le destin, la souffrance, le sens de la vie? Comment peut-on en venir à affirmer sincèrement qu'il n'y a aucun intérêt à se prendre la tête et même à s'arracher les cheveux sur de telles questions ?
En somme, qu'est-ce qui fait ainsi obstacle au désir de philosopher? Avant même de commencer à philosopher, c'est cet obstacle qu'il nous faudrait affronter: cette tendance naturelle à ne pas trop vouloir se poser de questions et même, cette volonté tenace que nous pourrions avoir de ne pas nous en poser. Cette volonté atteste la présence du «Préjugé» contre lequel -dès le départ -la philosophie s'est dressée. Qu'est-ce que le préjugé, en effet? Comme son nom l'indique, c'est le fait de juger avant (pré) avant tout examen. Le préjugé, c'est la réponse déjà là, qui précède tout examen sérieux de la question. Pire encore: comme la réponse est déjà là, la question n'a plus de raison d'être posée ! On sait déjà tout ça, la mort, le destin, le bonheur... on est déjà au courant, pas la peine de s'interroger encore! Le préjugé, c'est le règne du «cela va sans dire» ou -comme le formule Heidegger -le règne anonyme du «On». Car il ne faut être lucide: l'écrasante majorité de ce à quoi nous croyons (le plus sincèrement du monde) ne vient pas d'une réelle réflexion personnelle, mais d'une opinion commune à laquelle nous sommes naturellement exposés. Cela est vrai de tout temps, mais particulièrement à notre époque où s'est développée une société de masse qui uniformise les comportements et les pensée de chacun: «En usant des transports en commun ou des services d'information (des journaux, par exemple),chacun est semblable à tout autre». Ce qui rend cette opinion commune extrêmement puissante, ce qui lui permet «de développer sa dictature caractéristique», c'est justement qu'elle n'est jamais sentie! Quand quelqu'un veut que vous pensiez comme lui, la pression qu'il exerce est immédiatement perceptible car son origine est visible. Mais lorsque une opinion est répandue au point qu'elle semble venir de partout et de nulle part à la fois, cette dictature n'est plus du tout sentie! Et c'est là le grand piège du préjugé: comme il ne vient de nulle part, on a facilement l'impression qu'il vient de nous. Puisque je suis incapable d'attribuer une origine déterminée à mes opinions, je peux croire que ces opinions viennent tout simplement de moi, qu'elles expriment ma pensée la plus personnelle. En réalité, elles viennent du «On», «qui n'est personne de déterminé et qui est tout le monde» .C'est en ce sens que Heidegger distingue soigneusement le «On» (qui n'est personne en particulier, qui est parfaitement anonyme) de «Autrui» (qui désigne une personne identifiée). Contrairement à ce qu'on entend souvent, la force du préjugé n'est pas de nous forcer à penser «comme les autres», puisque «les autres n'en disparaissent que davantage en ce qu'ils ont de distinct et d'expressément particulier». Si bien qu'il y a quelque chose d'un peu ridicule à vouloir se faire croire que l'on pense par soi-même du moment que l'on ne pense pas comme les autres. En réalité, la volonté de se distinguer des autres constitue également une forme de préjugé, où s'exerce la «dictature caractéristique» du «On».
Certes, on peut facilement mépriser ceux qui ne réfléchissent pas et qui se contentent bêtement de se distraire et de s'amuser. Il est parfaitement vrai que, dans ce domaine, celui de la télévision grand public, le «On» est particulièrement présent: «nous nous amusons, nous nous distrayons comme on s'amuse». Mais l'homme cultivé, adepte de l'art et de la littérature, n'échappe pas non plus, quoi qu'il pense, à cette emprise du «On». Lui aussi, écrit Heidegger, lit, voit, juge de la littérature et de l'art, «comme on voit et comme on juge». D'une certaine manière, il n'y a pas plus conformiste que celui qui se veut anti-conformiste. Rien de plus banal, pour chacun, que de prétendre se distinguer des autres.
Le règne du «On», c'est aussi -remarque Heidegger -le règne du bavardage. Comme chacun sait, «bavarder», c'est parler pour ne rien dire. Mais comment peut-on parler pour ne rien dire? Pour comprendre cela, Heidegger nous propose de distinguer quatre fonctions du discours. Lorsque je parle, mon discours a d'abord pour fonction de désigner quelque chose, l'objet de mon discours (je parle de quelque chose). Ensuite, mon discours a aussi pour fonction de dire quelque chose à propos de ce dont je parle (c'est la fonction prédicative: je dis quelque chose à propos de quelque chose).Mais évidemment, je parle toujours à quelqu'un (même si ce quelqu'un est un ami imaginaire!): parler, c'est parler à... Et puis enfin, quatrième fonction du discours, lorsque je parle, je m'exprime, je me rends présent, par ma parole, à mon interlocuteur. Quatre fonctions donc: une fonction désignative, une fonction prédicative, une fonction communicationnelle et une fonction expressive. Maintenant, nous pouvons comprendre ce qu'est ce «bavardage»: une occultation de la fonction désignative et de la fonction prédicative du discours au profit de sa fonction communicationnelle et expressive. Bref, la dimension sociale du langage passe au premier plan. Il ne s'agit plus tellement de parler aux autres pour leur dire des choses qui mériteraient d'être dites, mais uniquement de dire des banalités et des lieux communs pour se donner le plaisir de communiquer avec les autres et de s'exprimer!
Gnothi seauton
On voit donc que le principal problème que pose le préjugé, c'est qu'il empêche tout examen sérieux de la question, qu'il bloque toute volonté de réfléchir vraiment parce qu'il impose d'entrée de jeu une réponse qui empêche l'étonnement et l'inquiétude de surgir. Si Socrate passe, à juste titre, pour le père de la philosophie, c'est d'abord parce qu'il a courageusement entrepris d'abattre les préjugés de ses contemporains. Pour cela, il devait leur montrer qu'ils ne savaient pas vraiment ce dont ils parlaient. L'oracle de Delphes disait que Socrate était le plus sage des hommes. Ce que Socrate, entendant ce jugement de l'oracle, ne comprenait pas. Comment se fait-il que moi, Socrate, qui suis le plus ignorant des hommes, je sois jugé par le dieu le plus sage des hommes? La réponse était là ,justement: parce que Socrate ne prétendait pas savoir ce qu'il ignorait, il en savait finalement beaucoup plus que ceux qui prétendaient savoir. Il vaut mieux savoir qu'on ignore ( «l'inscience socratique») que croire que l'on sait. L'ignorance assumée est le début de la sagesse, parce qu'elle met fin au règne du préjugé (qui est un pseudo-savoir). Socrate, parce qu'il était conscient de ne rien savoir était donc porté à examiner des questions que les autres jugeaient inutiles de se poser, parce qu'ils pensaient déjà savoir ce qu'il fallait en pense.
Mais si Socrate livrait une guerre impitoyable aux préjugés, c'était surtout et avant tout pour laisser aux questions existentielles une chance de se poser vraiment. Socrate n'avait en effet aucune réponse à apporter, aucun système philosophique à proposer. Il se contente seulement d'inciter les gens qu'il rencontre à se poser des questions, à s'interroger sur la vie bonne, la vertu, la piété, la mort, l'amour... Il n'a pas du tout la prétention de pouvoir apporter une réponse à toutes ces questions là, mais il a du moins la certitude qu'il vaut mieux vivre en se les posant que vivre sans se les poser. Pourquoi cela? Car celui qui accepte de se poser de telles questions, même s'il ne trouve aucune manière d'y répondre, manifeste déjà par là un vertueux «souci de soi».
Que veut-dire «se soucier de soi»? Dans le contexte, ce n'est ni faire preuve d'égoïsme (se soucier de soi et non des autres), ni faire preuve d'égotisme (passer son temps à se regarder le nombril). C'est se recentrer sur l'essentiel. Nous passons notre temps, en effet, à être occupé de choses qui sollicitent toute notre attention (des querelles, des jalousies, des ambitions diverses, des problèmes en tout genre...), sans toujours voir que tout cela nous détourne de l'essentiel. Tout se passe comme si notre regard, à force d'être accaparé par des soucis extérieurs, avait fini par oublier de voir les choses qui devraient vraiment compter pour chacun d'entre nous. Ce retour à l'essentiel, aux vrais enjeux de l'existence, était contenu dans le précepte inscrit sur le temple de Delphes: «Connais toi toi-même» (gnothi seauton). Socrate va consacrer sa vie à la mise en application de ce précepte: «Jusqu'à mon dernier souffle, Athéniens, et tant que j'en serai capable, je continuerai à philosopher, c'est-à-dire à vous adresser des recommandations et de faire la leçon à celui d'entrevous que, en toute occasion, je rencontrerai, en lui tenant les propos que j'ai coutume de tenir: «Ô le meilleur des hommes, toi qui es Athénien, un citoyen de la cité la plus importante et la plus renommée dans les domaines de la sagesse et de la puissance, n'as-tu pas honte de te soucier de la façon d'augmenter le plus possible richesses, réputation et honneurs, alors que tu n'as aucun souci de la pensée, de la vérité et de l'amélioration de ton âme et que tu n'y songes même pas?» Et si, parmi vous, il en est un pour contester cette affirmation et pour prétendre qu'il se soucie de l'amélioration de son âme, je ne vais ni partir ni le laisser partir; bien au contraire je vais lui poser des questions, je vais le soumettre à l'examen et je vais chercher à montrer qu'il a tort et, s'il ne me semble pas posséder la vertu, alors qu'il le prétend, je lui dirai qu'il devrait avoir honte d'attribuer la valeur la plus haute à ce qui en a le moins et de donner moins d'importance à ce qui en a plus» (Platon,Apologie de Socrate)*
«L'homme est grand en ce qu'il se sait misérable» (Pascal)
Socrate tient ce discours durant son procès. Un procès qui aboutira, finalement, à sa condamnation à mort. Les choses sont claires: pour avoir voulu réveiller ses contemporains, pour les avoir incités à se remettre en question, Socrate fût condamné à mort! Cette réaction violente montre qu'il avait touché une corde sensible. En poussant ses concitoyens à ne plus se contenter de mener une vie superficielle, en les poussant à s'interroger sur leur propre existence, il leur rendait pourtant service .Mais il ne fût pas traité en bienfaiteur, loin de là; il fût plutôt traité en criminel. La force de cette réaction est étonnante! Le problème en effet, n'est pas tellement que nous ayons des préjugés (nous en avons tous!). Le problème, c'est que nous ne sommes absolument pas disposés à perdre ces préjugés et que nous nous mettons volontiers en colère contre celui qui proposerait de nous en délivrer! Comment expliquer ce phénomène ?
Jusque là, nous avons crû que -si nous étions ainsi déconnectés de notre existence -c'était par la faute du préjugé. Mais peut-être convient-il d'inverser l'explication. Peut-être faut-il dire que si nous tenons autant à nos préjugés, c'est au contraire parce que nous tenons absolument à rester déconnectés de notre existence. Drôle de comportement... Pourquoi voudrions-nous ainsi fuir notre existence? Quel bénéfice pouvons-nous tirer à évacuer de notre vie les questions existentielles? En somme, pourquoi voudrions-nous éviter de «penser»? Car Penser, en effet, ce n'est pas simplement réfléchir, ce n'est pas simplement avoir des idées dans la tête. Le «penseur» de Rodin, par exemple, est assurément en train de penser. Mais remarquez qu'on ne sait ni à quoi il pense, ni si ce qu'il pense est particulièrement intelligent. Mais on sait en tout cas qu'il pense, parce qu'il a l'attitude caractéristique du «penseur»: il est replié sur lui-même, le menton sur son poing et le coude sur sa jambe. Il est présent à lui-même, perdu dans ses pensées, et complètement absent au monde environnant. La pensée est donc d'abord une certaine manière d'être présent à soi-même.
Celui qui «réfléchit» à la mort, par exemple le biologiste, n'est pas du tout dans la même position que celui qui «pense» à la mort. On perçoit tout de suite la différence entre ces deux expressions. Celui qui réfléchit à la mort peut dire des choses très intelligentes à propos de la mort, mais pendant qu'il réfléchit à la mort il n'est pas présent à lui-même mais seulement à l'objet sur lequel il réfléchit. En revanche, «penser à la mort ce n'est pas du tout la même expérience! Ce qu'on pense n'a peut-être rien de très intelligent, mais c'est beaucoup plus profond, car ce qui nous occupe alors c'est le fait que nous sommes nous-mêmes voués à la mort. Aussi celui qui pense à la mort a-t-il tendance naturellement à broyer du noir, ce que le biologiste n'a aucune raison de faire!
Cette faculté de penser, écrit Pascal, «fait la grandeur de l'homme. L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser: une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien». La conclusion semble claire: en étant capables de penser, d'être présents à nous-mêmes, nous manifestons notre éternelle supériorité sur tout ce qui peut nous écraser! A l'échelle de l'Univers, que vaut la vie d'un homme? Rien, assurément, c'est un néant dans l'infini, une poussière, un rien! Mais d'un autre côté, que vaut l'immensité effrayante de ces espaces infinis face à un seul individu qui se sait mourir? Sans doute ne peut-on pas empêcher l'univers de nous écraser, mais l'univers tout entier est une masse aveugle qui ignore qu'elle nous écrase. A l'échelle du temps multimillénaire et de l'espace sans limite, je ne suis rien. Mais moi, je sais que je ne suis rien; alors que l'univers a beau être tout, il l'ignore!
Ce n'est pas seulement mon importance individuelle qui se révèle dans la pensée, c'est également ma dignité morale. Dans les années 1960s, Hannah Arendt avait suivi le procès à Jérusalem du dignitaire nazi Adolph Eichmann. De cette expérience, elle tira un livre qui fit scandale à sa parution, parce qu'elle y soutenait la thèse de la «banalité du mal». Face à des crimes aussi odieux, nous avons spontanément tendance à diaboliser le criminel. Comme une telle barbarie nous paraît inconcevable, nous recourons systématiquement au vieux thème de la possession démoniaque. Sans doute ne croyons-nous plus au «diable», mais nous invoquons facilement d'autres figures de la possession: on dira ainsi d'un tueur en série qu'il est psychopathe (possédé par la maladie) ou fanatique (possédé par une idéologie meurtrière). Cette explication a, en tout cas, un gros avantage: elle permet de faire du «mal» une figure d'exception, donc de le mettre commodément à distance des gens normaux, ordinaires, que nous sommes. C'est pour cette raison que la thèse de Hannah Arendt fût jugée odieuse: en décrivant Eichmann comme un type tout à fait ordinaire, ni fou ni fanatique, elle empêchait cette rassurante mise à distance du criminel. Si Eichmann était un homme ordinaire, chacun d'entre nous – y compris les victimes! - aurait pu commettre les crimes qu'il a commis! C'est cette implication désagréable qui explique pourquoi la thèse de Arendt fit scandale.
Mais alors, restait à expliquer comment un homme si ordinaire pouvait en venir à se rendre complice d'un «crime contre l'humanité» ? Comment ce petit fonctionnaire sans épaisseur avait-il pu se transformer en un si immense bourreau? Voici la réponse de Hannah Arendt: «Ce qui me frappait chez le coupable, c'était un manque de profondeur évident, et tel qu'on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu'au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable -tout au moins le responsable hautement efficace qu'on jugeait alors -était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n'y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes, et la seule caractéristique notable qu'on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l'avaient précédé, était de nature entièrement négative: ce n'était pas de la stupidité, mais un manque de pensée. Dans le cadre du tribunal israélien et de la procédure carcérale, il se comportait aussi bien qu'il l'avait fait sous le régime nazi mais, en présence de situations où manquait ce genre de routine, il était désemparé, et son langage bourré de clichés produisait à la barre, comme visiblement autrefois, pendant sa carrière officielle, une sorte de comédie macabre.» (La vie de l'esprit). En somme, pour Arendt, la seule explication suffisante d'un crime aussi odieux, c'est le «manque de pensée»! Eichmann se contentait de suivre les ordres, comme un petit employé modèle, sans prendre jamais la peine de se demander ce qu'il faisait. Il s'oubliait dans sa tache répétitive, sans se poser de question, afin de ne pas perturber l'agréable routine de son quotidien.
Cette explication est effrayante, parce qu'elle montre à quel point il est facile de s'oublier soi-même et les conséquences énormes -du point de vue moral -que cet oubli peut produire.
La volonté de fuir l'existence : la distraction pascalienne
Mais par cet exemple d'Eichmann, nous comprenons aussi un peu mieux quel intérêt nous pousse à ne pas vouloir penser. Car celui qui pense trop prend forcément le risque de bousculer une routine qui est rassurante et confortable: «Clichés, phrases toute faites, codes d'expression standardisés et conventionnels ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger de la réalité, c'est-à-dire des sollicitations que faits et évènements imposent à l'attention, de par leur existence même. On serait vite épuisé à céder sans cesse à ces sollicitations; la seule différence entre Eichmann et le reste de l'humanité est que, de toute évidence, il les ignorait totalement».
Dans un passage de la République, Platon raconte l'histoire d'un prisonnier qui, libéré de ses chaînes (qui symbolisent nos préjugés), entreprend aussi de libérer les autres prisonniers. Eh bien! exactement comme cela s'est passé pour Socrate, les prisonniers -loin de le remercier -le mettent à mort! On ne bouscule pas sans risque des habitudes routinières, qui ont au moins pour nous l'avantage de rendre la vie prévisible.
Mais ce poids de la routine n'est pas une explication suffisante. Car nous sommes aussi parfaitement capables de secouer la routine de notre quotidien, lorsque cette routine devient trop ennuyeuse. Ce qui prouve bien qu'il y a pour nous quelque chose de pire que l'imprévu: l'ennui. En quoi consiste l'ennui? Il consiste à être inoccupé, à n'avoir rien à faire. L'enfant qui s'ennuie se plaint toujours de n'avoir rien à faire. Le temps lui paraît long, interminable. L'ennui est donc visiblement quelque chose de très désagréable. Mais pourquoi? Et pourquoi cette volonté systématique de «tromper l'ennui", de se trouver quelque chose à faire pour ne plus s'ennuyer? Qu'y a-t-il donc de si terrible dans l'ennui?
C'est parce qu'ils détestent l'ennui, observe Pascal, «que les hommes aiment tant le bruit et le remuement; de là vient que la prison est un supplice si horrible; de la vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible». Si l'ennui paraît si effrayant, c'est parce qu'en nous ôtant toute possibilité d'occupation, il nous laisse seul avec nous-mêmes. Celui qui s'ennuie n'a plus la possibilité de se fuir, de s'évader. Mais pourquoi voudrait-il se fuir? Qu'est-ce qui le pousse ainsi à se divertir (di-vertere:littéralement «regarder ailleurs») à la première occasion? Pourquoi cette volonté obstinée d'esquiver la confrontation avec lui-même? Car, répond Pascal, chacun d'entre nous a le pressentiment obscur qu'en affrontant lucidement son existence, il cèderait aussitôt au désespoir: «ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au-dehors, qui vient du pressentiment de leurs misères continuelles». Qu'avons-nous à gagner à regarder en face l'existence? Ne savons-nous pas assez que notre vie ne tient qu'à un fil, que la mort peut nous emporter à tout instant ou bien emporter ceux que nous aimons? Ne savons-nous pas très lucidement que, pour tous les hommes, pour nous comme pour nos proches, la fin de l'histoire sera toujours la même? «Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais». Aucun d'entre nous, s'il ne tient pas à désespérer de sa vie, ne doit penser à ces choses-là! Puisqu'on ne peut apporter de remède à ce problème, le plus simple -sans doute -est de n'y pas penser.
Tous les hommes croient que tout ce qu'ils font, en s'activant du matin jusqu'au soir, est destiné à bâtir leur bonheur. Mais si tel était vraiment le cas, observe cruellement Pascal, force seraient de remarquer qu'ils s'y prennent vraiment très mal: «que pourraient-ils faire de mieux pour [se]rendre malheureux?». Le plus simple, s'ils voulaient vraiment être heureux, serait de se contenter de ce qu'ils ont et de «savoir demeurer en repos dans une chambre». En réalité, ce n'est nullement la quête du bonheur qui les motive. Leur véritable mobile réside plutôt dans la volonté d'oublier «le malheur naturel de [leur] condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut [les]consoler, lorsqu'ils y pensent de près». La meilleure preuve que cette quête du bonheur est un leurre, c'est que chacun se promet d'être heureux une fois qu'il aura obtenu tout ce qu'il veut. On imagine un pur bonheur où nous pourrions avoir tout ce que nous désirons. Et nous disons: «ah! Si seulement je pouvais vivre comme un roi!». Mais en fait, nous savons bien qu'il n'y aurait rien de plus malheureux qu'un «roi sans divertissement». L'image même du bonheur parfait serait un bonheur que nous ne supporterions pas. Les buts que nous poursuivons, les objectifs que nous nous efforçons d'atteindre ne sont en réalité que les prétextes dont nous avons besoin pour faire des choses. Mais l'essentiel, comme le dit joliment Pascal, ce n'est pas le lièvre qu'on attrape, c'est la chasse! «Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable(....). Quand on se verrait même assez à l'abri de toutes parts, l'ennui ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin».
Difficile d'être plus clair: toute notre course vers le bonheur n'est en réalité qu'un fuite loin du désespoir. C'est pour cette raison que le bonheur est toujours un mirage projeté dans l'avenir: «Nous ne pensons presque point au présent. (...) Le présent n'est jamais notre fin: le passé et le présent sont nos seuls moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais».
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