Mensonge et illusion : du faire croire au "se" faire croire
- damienclergetgurna
- 30 janv.
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Dans l'ordre du "Faire croire", la manipulation et le mensonge ne constituent que la partie émergée de l'iceberg. C'est le phénomène le plus évident, le plus massif, mais aussi le plus superficiel. Dans cet art de la manipulation, il n'y at pas -comme on était tenté de le croire au premier abord -un sujet actif (le menteur) face à un sujet entièrement passif (celui à qui le mensonge s'adresse). Le trompeur ne peut mentir efficacement sans le concours actif de celui qui est trompé. Pour qu'il puisse le tromper, il faut que sa victime soit encline à se laisser tromper. Autrement dit : derrière tout art de manipuler gît une tendance à s'illusionner.
Or, que se passe-t-il lorsqu'on se fait des illusions ? A l'évidence, on se trompe, on se fait de fausses idées. Mais cette première définition ne suffit pas à saisir la véritable nature de l'illusion. Car l'erreur est toujours involontaire. Personne ne fait exprès de se tromper dans un calcul ou dans une démonstration. A l'inverse, celui qui se fait des illusions semble être pleinement responsable des illusions qu'il nourrit. Avoir commis une erreur est excusable, s'être fait des illusions l'est beaucoup moins : "j'ai été trop bête, trop naïf. Je n'aurais jamais dû le croire !". Celui qui tient ce discours se reproche d'être tombé dans le panneau, parce qu'il a conscience qu'il aurait pu facilement échapper au piège, s'il avait été plus lucide. Ce n'est pas le menteur qui l'a trompé, mais sa propre naïveté, son désir naïf de croire l'autre. Pour empêcher que l'illusionné ne se fasse des reproches, le bon ami répond : "Mais non, tu ne pouvais pas savoir; ce n'est pas de ta faute". Autrement dit, se joue dans cette parole de consolation la volonté de convaincre l'autre que s'il s'est trompé, c'est uniquement parce qu'il "a été trompé". Sa responsabilité personnelle n'est pas engagée, puisqu'il n'a concourru en rien par sa volonté d'être trompé au fait d'être trompé. Mais en général, ces paroles de consolations sont peu efficaces. Car l'illusionné sait très bien, pour sa part, ce qu'il en est : il a été "trop con", il a voulu se faire croire à lui-même, malgré tous les avertissements qu'on lui donnait, que le menteur n'était pas un menteur, que le manipulateur s'était corrigé et qu'il n'était plus celui qu'il était auparavant. Du reste, ce qui prouve bien encore que l'illusion n'est pas une simple erreur, c'est que l'on apprend de ses erreurs, au sens où l'on évite en général de commettre deux fois la même erreur. Alors que l'illusionné ne peut s'empêcher de retomber encore et toujours dans les mêmes travers. Il refuse de voir l'évidence, il écarte volontairement tout fait qui pourrait démentir sa chère illusion. L'illusion engage bel et bien la responsabilité personnelle de celui qui s'illusionne. Lui seul est en cause.
Victime de sa propre illusion, oui , la présidente de Tourvel, lorsqu'elle écrit à madame de Volanges : "Si j'avais un frère, je désirerais qu'il fût tel que M. de Valmont se montre ici" (Lettre XI). Terrible illusion, qu'elle finira par admettre (Lettre CXLIII) : "Le voile est déchiré, Madame, sur lequel était peinte l'illusion de mon bonheur". Ce n'est sans doute pas un hasard si la dernière lettre écrite par la présidente de Tourvel (CLXI), juste avant de mourir, est la seule lettre adressée à un destinataire impossible à identifier. A première vue, il semble qu'elle s'adresse à Valmont : "être cruel et malfaisant, ne te lasseras -tu point de me persécuter ?" . Mais l'instant d'après, cette lettre semble s'adresser à son mari : "Et toi, que j'ai outragé; toi, dont l'estime ajoute à mon supplice; toi, qui seul enfin aurait le droit de te venger, que fais-tu loin de moi ?". Mais à nouveau, quelques lignes plus loin, le destinataire change : "Mais quoi ! c'est lui... Je ne me trompe pas; c'est lui que je revois. Oh ! mon aimable ami ! reçois-moi dans tes bras; cache-moi dans ton sein : oui, c'est toi, c'est bien toi ! Quelle illusion funeste m'avait fait te méconnaître ?". Qui est donc ce destinataire que "l'illusion funeste" lui avait fait méconnaître ? On pourrait faire l'hypothèse suivante : le destinataire véritable de cette lettre, celui qui est à la fois son meilleur ami et son pire ennemi, celui qu'elle perçoit comme un refuge ou comme un spectre, c'est elle-même. Celui qui la trompe, celui qui la rassure, ce n'est qu'une seule et même personne. Autrement dit, elle est son propre tortionnaire et ne peut donc s'appuyer sur aucune aide extérieure : "Je suis opprimée, et ils me laissent sans secours ! Je meurs, et personne ne pleure sur moi. Toute consolation m'est refusée. La pitié s'arrête sur les bords de l'abîme où le criminel se plonge. Les remords le déchirent, et ses cris ne sont pas entendus !"
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