Nature et Liberté chez Spinoza
- damienclergetgurna
- 3 janv.
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La position intellectuelle de Spinoza permet d'unifier notre vision mécaniste et matérialiste de l'univers, en éliminant toute faculté mystérieuse et en supprimant toute cause qui ne serait ni « choc » ni « pesanteur ». C'est donc un mécanisme intégral qui unifie l'univers sous l'universalité de lois physiques qui s'appliquent partout et toujours. Au nom de quoi l'action des hommes pourrait-elle prétendre échapper aux grandes lois physiques qui régissent l'univers ? L'homme serait-il, demande ironiquement Spinoza, un « empire dans un empire », disposant du pouvoir miraculeux de s'affranchir des lois de la Nature ? « Ceux qui ont écrit sur les Affections et la conduite de la vie humaine semblent, pour la plupart, traiter non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la Nature mais de choses qui sont hors de la Nature. En vérité, on dirait qu'ils conçoivent l'homme dans la Nature comme un empire dans un empire ». (Ethique III). Cela n'a aucun sens : si l'Homme appartient au monde physique, il doit aussi pouvoir s'expliquer par les lois de ce monde physique et non par les lois d'un autre monde mystérieux.
Concrètement, dans un monde régi uniquement par des lois mécaniques, il ne peut pas y avoir de place pour la moindre « finalité ». Epicure l'avait déjà affirmé, Darwin le répètera : l'apparition des êtres vivants ne répond à aucune intention, aucun projet. L'évolution n'est pas voulue, elle est un simple mécanisme qui conduit à l'apparition des êtres vivants. De même, ce n'est pas pour voler que les oiseaux ont eu des ailes, mais c'est parce qu'ils ont des ailes qu'ils peuvent voler (l'organe précède la fonction). Autrement dit, la science de la nature nous invite à renoncer une bonne fois pour toutes à une explication « finaliste ». Les choses sont ce qu'elles sont en vertu des lois qui les ont produites, non pas en raison d'une quelconque finalité. Vouloir expliquer les choses à partir d'une finalité, observe Spinoza, est la marque d'un grossier anthropomorphisme. En effet, dans la mesure où l'homme agit en vue de certains buts, qu'il se fixe consciemment, il s'imagine que la même chose doit valoir pour tout ce qui l'entoure. Comme il crée des outils qui n'existent que pour remplir une certaine fonction (par exemple, un stylo pour écrire, un couteau pour couper....), il étend à la Nature tout entière ce mode de raisonnement : comme ses dents lui servent à mordre, il s'imagine qu'il a donc des dents « pour » mordre... comme si ces dents étaient un « outil » qu'une intelligence divine avait conçu exprès pour lui !
L'origine de la superstition vient de là : de la conviction insensée que ce monde serait finalement très « humain », parce qu'il renvoie à une finalité, donc à un projet, à une intention personnelle du même genre que celle qui anime l'esprit humain. En discernant, dans les phénomènes naturels, des intentions cachées, l'homme rend le mécanisme aveugle beaucoup plus humain qu'il n'est en réalité. Ce qui contribue du même coup à donner du sens aux événements. Le mot « sens » ou « signification » renvoie en effet au langage. Ce qui a d'abord du sens, c'est en effet un discours, un texte, un mot, un symbole. Le sens d'un texte, par exemple, c'est la pensée de celui qui l'a écrit, son intention. Et interpréter ce texte consiste donc à dégager cette signification cachée derrière la matérialité du signe (l'esprit derrière la lettre). Pouvoir trouver du sens à un phénomène revient de la même façon à identifier une intention à l'oeuvre derrière ce phénomène, comme si la nature était un texte à déchiffrer. C'est ce que nous voulons dire ordinairement lorsque nous sommes frappés par le caractère « absurde » de certains événements. Spinoza prend l'exemple d'une tuile, qui, en se détachant du toit, tue un individu qui passait par là. Devant un tel accident, la tentation est grande de se demander : « pourquoi ? Pourquoi lui ? Pourquoi cet accident ? ». Autrement dit, la volonté de trouver un sens à cet événement ! Tant que l'on s'en tient, observe Spinoza, à l'explication purement mécanique (le vent a fait tomber cette tuile, la gravité l'a fait chuter à telle vitesse ; dans le même temps, la trajectoire de tel individu l'a amené à se présenter à l'endroit où la tuile devait tomber....), les gens ne se sentent pas satisfaits. Car cette explication a beau rendre compte de l'incident, elle ne donne pas encore du « sens » à cet incident. Au contraire, elle le rend absurde, « sans raison », inhumain. « Si par exemple une pierre est tombée d'un toit sur la tête de quelqu'un, et l'a tué, c'est de cette manière qu'ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l'homme. En effet, si ce n'est pas à cette fin, et par la volonté de Dieu qu'elle est tombée, comment tant de circonstances ont-elles pu se trouver concourir par hasard ? Tu répondras peut-être que c'est arrivé parce que le vent a soufflé et que l'homme passait par là. Mais ils insisteront, pourquoi le vent a -t-il soufflé à ce moment là ? Pourquoi l'homme passait-il par là à ce même moment ? Si de nouveau tu réponds que le vent s'est levé à ce moment-là parce que la mer, la veille, par un temps encore calme, avait commencé à s'agiter ; et que l'homme avait été invité par un ami ; de nouveau ils insisteront, car poser des questions est sans fin, et pourquoi la mer s'était-elle agitée ? Pourquoi l'homme avait-il été invité pour ce moment-là ? Et c'est ainsi de proche en proche qu'ils ne cesseront de demander les causes des causes, jusqu'à ce que tu te réfugies dans la volonté de Dieu, c'est-à-dire dans l'asile de l'ignorance »
Notre erreur vient donc du fait que nous projetons sur les phénomènes du monde un type d'explication (finaliste) qui vaut exclusivement pour les actions volontaires. A cette première erreur s'ajoute une seconde, qui porte sur la manière dont nous nous représentons ces actions « volontaires » comme des actions « libres ». Libres au sens où mes actions non seulement sont produites par ma volonté, mais au sens où ma volonté elle-même n'est produite (« déterminée ») par rien. Mon vouloir est libre, il n'est déterminé par rien. Ou, pour le dire autrement : ma volonté est la cause de mes actions, mais ma volonté n'a pas elle-même de cause. Rien ne me détermine à vouloir ceci ou cela ; c'est librement que je me détermine à vouloir ceci ou cela. La vérité est en réalité beaucoup moins flatteuse. Et là-dessus, il faut suivre la leçon de Spinoza : ce n'est pas parce qu'une action est volontaire qu'elle est libre. Je fais peut-être une chose parce que je la veux, mais cela ne m'empêche pas d'être déterminé à la vouloir ! Les exemples que prend Spinoza sont parfaitement éloquents : « un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s'il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu'ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même, un délirant, un bavard, et bien d'autres de même farine, croient agir par un libre décret de l'âme et non se laisser contraindre » (Lettre VIII).
Non seulement le libre arbitre est une illusion, mais qui plus est, c'est une illusion qui naît de notre conscience ! La croyance en notre libre arbitre vient en effet de l'importance excessive que nous accordons au témoignage de notre conscience. Comme si cette conscience était une authentique connaissance ! Or, ce n'est pas le cas. La conscience me renseigne sur la présence en moi de certains désirs, de certaines émotions, de certaines pensées. Mais la conscience ne va pas plus loin, elle ne rend pas compte de l'origine en moi de ces pensées, de ces émotions, de ces désirs. Au regard de ma conscience, tout se passe comme si tout cela n'avait d'autre origine en moi que mon bon vouloir. Le jeune homme qui se met en colère croit toujours qu'il a choisi de se mettre en colère, parce qu'il n'a conscience que de sa colère, et non pas des causes (parfois profondément enfouies) qui suscitent ce sentiment en lui sans qu'il y soit pour rien. « Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre, par exemple reçoit d'une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l'impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. (…) Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, pense et sache qu'elle fait effort, autant qu'elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle a conscience de son effort seulement et qu'elle n'est en aucune façon indifférente, croit qu'elle est très libre et qu'elle ne persévère dans son mouvement que parce qu'elle le veut. » Et Spinoza de conclure : « Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent ».
En lisant ces lignes, on comprend du même coup pourquoi le thème de l'Inconscient est philosophiquement aussi important. Son apparition marque la fin d'une certaine idée triomphale de l'Homme comme « sujet conscient », maître de ses choix et de son destin. Le thème de l'Inconscient marque l'apparition d'un soupçon face à cette prétendue autonomie du sujet. Du même coup, c'est tout le privilège du cogito cartésien qui se trouve ébranlé, tout le projet de fonder la vérité et l'ordre du monde autour de la conscience humaine ! Car cette conscience se révèle, en fin de compte, mensongère. Celui qui dit « je pense » ignore en réalité ce qui se passe en lui. Il n'est pas le véritable sujet de sa pensée ! Comme dira Freud, plus tard : « il n'est pas seulement maître dans sa propre maison » ! Il serait donc plus juste de dire que quelque chose pense en lui, que quelque chose désire.... et tout ce que ça conscience perçoit, en définitive, ce n'est pas l'origine de ce processus, mais seulement son résultat. Dans l'ordre des priorités, le sujet conscient (« je pense ») ne doit plus être traité comme le point d'Archimède sur lequel tout repose. Lui-même repose en réalité sur un mécanisme universel dont il n'est qu'un modeste maillon.
Débarrassés de l'illusion de la liberté, nous découvrons alors que le monde de l'esprit est tout aussi mécaniquement déterminé que le monde physique : « l'ordre et l'enchaînement des idées est le même que l'ordre et l'enchaînement des causes ». Manière de dire que, d'un bout à l'autre de l'univers, c'est le même mécanisme causal qui serait à l'œuvre, les mêmes lois universelles qui gouvernent la Nature. Est-ce à dire alors que l'esprit, le monde de la conscience, serait finalement réductible au monde de la matière ? La conviction de Descartes était qu'une telle réduction était tout bonnement impossible, parce qu'on ne pouvait assimiler ce qui était subjectif (l'esprit) à ce qui était objectif (l'étendue). La conviction de Spinoza est que cette différence entre le subjectif et l'objectif n'est qu'une différence de points de vue et certainement pas une différence de "substance". Une manière différente de parler de la même chose et non pas une manière de parler de deux choses différentes. La différence entre le corps et l'esprit n'est pas une différence entre deux « substances », mais une différence entre deux points de vue. « La substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, qui se comprend tantôt sous l'un, tantôt sous l'autre attribut ». Au "dualisme ontologique" de Descartes, Spinoza nous invite donc à substituer un "dualisme épistémologique". Que la psychologie parle de « désirs », de « pensées », de « volontés », de « perceptions » plutôt que de « neurones », de « décharges électriques », ou d'« activation de zones cervicales ».... n'empêche pas que c'est exactement de la même chose dont nous parlons dans un cas comme dans l'autre ! Le langage que nous utilisons est différent, certes, mais la réalité est rigoureusement la même. « Par exemple, un cercle existant dans la nature, et l'idée du cercle existant, sont une seule et même chose, qui s'explique par des attributs différents ». Parler de l'esprit n'est donc rien de plus qu'une manière de parler de notre représentation du corps, puisque « l'esprit est l'idée du corps » .
Rien ne s'oppose, dès lors, à une compréhension parfaitement unifiée de l'univers, où les mêmes lois mécaniques régiraient toutes choses. Réintégré à cet ordre universel, l'homme ne jouirait plus d'un statut d'exception. Derrière son illusion de liberté, nous pourrions percevoir à l'oeuvre ce qui le détermine réellement à agir. Une pierre lancée en l'air croirait poursuivre librement sa course ; mais en réalité, c'est « la loi d'inertie » qui la pousserait à persévérer dans cet état, jusqu'à ce que la résistance de l'air ou la force d'attraction de la Terre modifie sa trajectoire. La « loi d'inertie » n'est pas un exemple pris au hasard. Car c'est cette même loi d'inertie qu'on peut voir à l'œuvre dans toutes les actions des êtres vivants : « chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce (conatus) de persévérer dans son être ». Persévérer dans son être, lutter contre les forces de dissolution, n'est-ce pas la raison d'être de tout vivant, l'explication de tout ce qu'il fait, la cause même de ses mutations ? Confirmant cette intuition, le médecin Bichat proposera cette définition du vivant : « le vivant est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Ce qui caractérise le vivant, ce qui le caractérise en tant que vivant, c'est donc l'effort qu'il déploie (par des mécanismes divers) pour rester en vie, pour augmenter sa puissance d'exister. Et l'homme, rendu à cet ordre naturel, ne fait pas exception à : « chaque chose, autant qu'il est en elle s'efforce de persévérer dans son être. (…) cet effort, quand il se apporte à la fois à l'âme et au corps est appelé appétit ; l'appétit n'est par là rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l'homme est ainsi déterminé à le faire ». C'est donc l'appétit qui est l'essence de l'homme ! L'appétit, pas la Raison !
Croire que l'homme pourrait se libérer de cet appétit reviendrait à croire qu'il pourrait échapper au mécanisme universel (le Conatus) qui gouverne tous les êtres vivants. Qu'y a-t-il pourtant, derrière chacune de ses actions, chacun de ses projets, chacune de ses ambitions, sinon la tension naturelle de tout être vivant à augmenter sa puissance d'exister, le plus souvent en s'aidant des autres ? Qu'y a-t-il, derrière les jugements de valeur, derrières ces mots de « bien » et de « mal », sinon une appréciation de ce qui va dans le sens de cet appétit, et de ce qui -au contraire -le contrarie ? « Bon » et « Mauvais » n'ont de sens que par rapport à cet effort pour persévérer dans l'être. Ils ne désignent pas une qualité de la chose, mais uniquement la nature de notre relation à cette chose. « Le bien et le mal ne sont autre chose que des relations ». Il n'y a donc rien, dans la nature, qui serait intrinsèquement bon ou intrinsèquement mauvais. Puisque le bien et le mal sont affaire de « relation », ils sont relatifs : la maladie est sans doute un « mal », mais seulement pour l'organisme qui souffre de cette maladie et voit sa puissance diminuer... mais pour le microbe qui croît en parasitant cet organisme, ce mal est évidemment un bien. Tout est affaire de perspective ! Ce qui est « bien » pour moi n'est pas forcément « bien » pour un autre.
Cette remarque est importante, car elle nous incite à ne pas prendre nos évaluations (« ceci est bien ! ceci est mal !») pour des vérités absolues. Il en va exactement comme pour nos évaluations esthétiques : dire « ceci est beau ! », « ceci est laid » revient à vouloir transformer une vérité relative (« c'est beau pour moi », « c'est laid pour moi ») en une vérité absolue. Voltaire, avec sa coutumière ironie, notait ainsi dans son dictionnaire philosophique : « demandez à un crapaud ce que c'est que la beauté, le grand beau, le to kalon. Il vous répondre que c'est sa crapaude, avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun »... si vous disiez à ce crapaud qu'il se trompe et qu'il n'y a rien de plus laid qu'une crapaude, sans doute réagirait-il comme tous ceux qui se montrent incapables de comprendre que ce qui vaut pour eux ne vaut pas forcément pour les autres : « tu n'as aucun goût ! ». De la même façon, dans le domaine moral, nous avons la prétention de juger les autres comme si nous étions parfaitement objectifs. Nous croyons apprécier une chose et la vouloir parce que nous aurions reconnu qu'elle est objectivement bonne. Nous croyons apprécier quelqu'un parce que nous aurions objectivement reconnu ses qualités. Et nous croyons détester d'autres personnes, parce que nous aurions perçu leurs trop nombreux défauts. En réalité, observe Spinoza, c'est l'inverse qui est vrai : nous trouvons mille défauts à ces personnes, parce que nous les détestons. Et nous trouvons mille qualités à une personne parce que nous l'aimons ! « Nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'appétons ni ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne ; mais au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons ».
Autrement dit, ce n'est pas la morale qui guide nos désirs. C'est en réalité nos désirs qui commandent nos évaluations morales. Quand deux personnes se disputent, chacune accuse l'autre de mille forfaits, chacune cherche à faire de l'autre un coupable et d'elle-même un innocent. Comme si c'était la raison qui les guidait et justifiait tous les reproches qu'ils s'adressent l'un à l'autre. Ils ne sortiront de cette querelle idiote que si l'un et l'autre comprennent que tous ces reproches (« tu es un salaud », « tu es un lâche », « tu es un menteur » ) ne sont pas la cause, mais seulement l'effet de leur ressentiment. Ce n'est donc pas en cherchant qui a tort et qui a raison (comme si chacun était un être rationnel agissant suivant ce qu'il croit vrai) qu'ils se sortiront d'affaire. « non ridere, non lugere neque detestari, sed intelligere », recommandait Spinoza : « ne pas rire, ne pas moquer, ne pas détester, mais comprendre ». Comprendre ce qui fait que deux personnes peuvent se détester ou s'aimer, sans faire intervenir des considérations morales (qui ne sont que les symptômes de cet amour ou de ce ressentiment).
Bref, il faut substituer à l'approche « morale » une perspective « éthique » ! La morale traite des choses et des personnes en fonction d'un modèle idéal auquel elles sont supposées ressembler. Le modèle de toute perspective morale sur le monde, c'est la philosophie platonicienne, qui place l'idéal (les Idées), le devoir-être (l'Idée du Bien) au-dessus des choses. Au contraire, la perspective « éthique » de Spinoza ressemble beaucoup à l'approche du psychothérapeute : il ne juge pas, ne condamne pas non plus (il laisse cela au juge!). Mais il s'efforce de comprendre le mécanisme qui a conduit une personne, quelle qu'elle soit, à faire ce qu'elle a fait. La morale condamne, l'éthique -elle- s'efforce de comprendre. En l'occurrence, elle comprend que les hommes ne sont pas libres d'aimer ou de détester, de désirer ou de fuir certaines choses ou certaines personnes. Elle comprend que les hommes ne sont pas « agents » de leurs désirs (comme si c'était eux qui en décidaient), mais plutôt « patients » (au sens où ils les subissent, comme un patient subit une opération). Pris dans un mécanisme universel, l'homme n'est pas actif mais passif. La grande loi de son être ne réside pas dans l'action, mais dans la passion ! « Nous pâtissons en tant que nous sommes une partie de la Nature qui ne peut se concevoir par soi sans les autres parties. (…) Il suit de là que l'homme est nécessairement toujours soumis aux passions, suit l'ordre commun de la Nature et lui obéit et s'y adapte autant que la nature des choses l'exige ».
Mettre ainsi en évidence le rôle de la passion dans l'existence humaine n'est pas nouveau. Tous les grands moralistes du 17e siècle (La Rochefoucault, La bruyère...) et Descartes lui-même (qui a écrit un livre sur les passions de l'âme) étaient conscients que les désirs des hommes étaient soumis à une mécanique qu'ils ignoraient eux-mêmes. Mais quel que soit le poids de ces passions, tous demeuraient convaincus que la bonne attitude à avoir vis-à-vis d'elles, était de s'en rendre maître. Car l'homme est un être de raison, il doit agir en fonction de sa raison et non pas être gouverné par ses désirs, bref, il doit « agir » et non pas « subir ». En somme, ces philosophes acceptaient l'idée que « de fait » (de facto) l'homme est un être passif, mais ils refusaient qu'il en soit ainsi « en droit » (de jure). Factuellement, l'homme est prisonnier de ses émotions. Mais il n'empêche qu'il doit s'en libérer et apprendre à les contrôler. Pour Spinoza, au contraire, il n'y a aucun sens à croire que l'homme pourrait échapper à ce mécanisme passionnel. L'homme est un être mû par ses passions, non point accidentellement, mais nécessairement, car il n'est pas un « empire dans un empire ». Il fait pleinement partie de la Nature.
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