Nietzsche et la question de la connaissance
- damienclergetgurna
- 12 févr.
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La valeur de la Vérité
Aux yeux de Nietzsche, le destin tout entier de la morale est solidaire des instincts (instincts actifs ou réactifs) qui sous-tendent le choix de certaines valeurs : « les morales ne sont qu'un langage figuré des passions (note 32)». Mais ce qui est vrai du point de vue de notre vie pratique l'est tout autant du point de vue de notre vie théorique : les idées elles-mêmes, les opinions, les connaissances que nous avons, bref tout ce qui ressortit à la vie intellectuelle de cet animal raisonneur que nous sommes se trouvent également dépendre, en dernière analyse, de la puissance de nos désirs. Ne serait-ce que pour cette raison simple que notre vie intellectuelle, quoi qu'on en pense, est complètement imprégnée de jugements de valeur ! « Notre intellect, notre vouloir, nos sentiments même dépendent de nos jugements de valeur ; ceux-ci correspondent à nos instincts et à leurs conditions d'existence. Nos instincts sont réductibles à la volonté de puissance (note 33)». En deux lignes, tout est dit : 1) nos sentiments et nos idées dépendent de nos jugements de valeurs, 2) nos jugements de valeurs correspondent à nos désirs ; 3) nos désirs sont tous réductibles à la volonté de puissance.
Que notre vie intellectuelle soit incapable d'échapper à un certain nombre de convictions morales, voilà une affirmation qui peut sembler assez désolante... mais qui n'en est pas moins, hélas ! régulièrement confirmée. Nous sommes convaincus que, pour qu'une connaissance soit la plus objective possible, il conviendrait justement de ne faire intervenir aucun jugement de valeur. C'était d'ailleurs le mot d'ordre de Spinoza : « Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre !» (non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere). Moins nous y mettons de passion, plus nous avons de chance de rester lucides. Or, à partir du moment où nous faisons entrer en ligne de compte des questions de valeurs, nous sommes aussitôt prisonniers de la partialité de nos préférences. Constat difficilement discutable : la force de nos désirs nous incite souvent à rejeter une idée au simple motif qu'elle heurte notre système de valeurs. Par exemple, tel homme qui a des « valeurs de droite » sera immédiatement allergique à tout discours de gauche, même s'il s'avérait que ce discours est vrai. Prévenu d'avance contre un tel discours, en raison de son désir, il serait rendu de ce fait même incapable d'en reconnaître la validité. D'où l'importance, semble-t-il, de ne pas faire intervenir de « jugements de valeur » dans nos processus de connaissance. On retrouve, dans ce genre de considération, la vieille critique du préjugé. Un préjugé n'étant autre chose qu'un refus de reconnaître la vérité, parce que le désir de s'accrocher à une erreur plaisante fait naturellement obstacle à la nécessaire probité intellectuelle.
Un peu d'attention à soi-même suffit pourtant à nous convaincre qu'une telle objectivité est rigoureusement impossible. Il y a en effet une forme de duplicité, pour un philosophe comme pour n'importe quel intellectuel, à faire croire qu'il est parvenu à une conviction par les seuls moyens de la raison. Comme si la raison seule, la force contraignante des arguments, des preuves et des démonstrations, avait les moyens de forcer notre adhésion intellectuelle. Mais si chacun prend la peine de s'observer lui-même honnêtement, il découvrira vite que les choses ne se passent jamais ainsi. Aucune recherche intellectuelle ne se fait au hasard des raisons. Au contraire, ce qui est à l'œuvre derrière l'instinct de connaissance, ce sont de puissants désirs qui font prendre à notre pensée un cours inévitable : « Le savant consiste en un réseau embrouillé d'impulsions (antriebe) et d'excitations très variées, c'est un métal impur par excellence. Que l'on prenne de prime abord une curiosité forte et toujours accrue, la soif des aventures de la connaissance, la violence constamment excitante du neuf et du rare, opposé au vieux et à l'ennuyeux. Que l'on y ajoute un certain instinct dialectique de dépistage et de jeu, une joie de chasseur à débrouiller les cheminements du renard de la pensée, telle que ce n'est pas à vrai dire la vérité qui est cherchée, mais la quête elle-même et que le plaisir fondamental réside dans le fait de rôder et de traquer avec ruse et dans la mise à mort selon les règles de l'art. A cela se joint encore l'instinct de contradiction : la personnalité tient à se sentir et à se faire en opposition à toutes les autres. La lutte devient un plaisir et la victoire personnelle est le but, tandis que la lutte pour la vérité n'est que le prétexte. Pour une bonne part se mêle aussi chez le savant l'instinct de trouver certaines « vérités » : par servillité envers certaines personnes, envers des castes, envers des opinions, des églises et des gouvernements régnants, parce qu'il sent qu'il se rend service à lui-même en mettant la vérité de leur côté (note 34)».
Aussi y a-t-il une certain duplicité, chez les philosophes, à présenter toujours leur croyance comme la conclusion d'un raisonnement impeccable : « Ils [les philosophes] font tous semblant d'être parvenus à leurs opinions par le développement naturel d'une dialectique froide, pure et divinement insouciante (différents en cela des mystiques de toute espèce qui, plus qu'eux, honnêtes et lourds, parlent « d'inspiration »-), tandis qu'ils défendent au fond une thèse anticipée, une idée subite, une « inspiration », et , le plus souvent, un désir intime qu'ils présentent d'une façon abstraite, qu'ils passent au crible en l'étayant de motifs laborieusement cherchés. Ils sont tous des avocats qui ne veulent pas passer pour tels ». Hypocrisie donc, des esprits prétendument objectifs, qui ne sont en réalité que « des avocats » dissimulés de leur propre cause (note 35). Et Nietzsche, de citer en exemple de cette hypocrisie la prétention spinoziste de justifier toute sa philosophie more geometrico (à la façon des géomètres) : « Les jongleries mathématiques, dont Spinoza a masqué sa philosophie -c'est-à-dire « l'amour de sa propre sagesse », pour interpréter ainsi comme il convient le mot « philosophie » ,-dont il a armé sa philosophie comme d'une cuirasse, pour intimider ainsi, dès le début, l'audace des assaillants qui oseraient jeter un regard sur cette vierge invincible, véritable Pallas Athénée ! (note 36) ».
A supposer même que nos jugements théoriques parviennent à échapper à l'emprise de nos valeurs morales (note 37) , ils n'y parviendraient qu'en se soumettant à l'autorité exclusive d'une autre valeur souveraine : la Vérité. C'est dernière est la valeur théorique par excellence, de même que le Bien est la valeur morale par excellence. Faut-il s'étonner que, devant le privilège incontesté de la Vérité, les philosophes se soient toujours inclinés avec la même déférence que devant le privilège moral du Bien ? Là encore, ne convient-il pas de voir dans cette prudence cauteleuse des philosophes la manifestation évidente d'un parti pris moral ? Surtout, ne pas égratigner l'idole ! Eux qui, pourtant, font profession de tout interroger, de tout questionner avec une lucidité impitoyable... ils ne s'interrogent jamais sur leur curieux tropisme pour la vérité ; ni moins encore sur la valeur de ce tropisme. Nietzsche a bien conscience d'être le premier à oser poser la question. Non pas : « Qu'est-ce qui est vrai ? » ; ni même : « Où est la vérité ? », ou encore : « Peut-on connaître la vérité ? », mais : « Que vaut notre désir de vérité ? ». Question que son radicalisme rend tout aussi inaudible pour la plupart des gens que la question portant sur la valeur de notre aspiration à être des hommes de bien : « Cette fameuse véracité dont jusqu'à présent tous les philosophes ont parlé avec vénération, que de problèmes cette volonté du vrai n'a-t-elle pas déjà soulevées pour nous ? Que de problèmes singuliers, graves et dignes d'être posés ! (…) Nous nous sommes longtemps arrêtés devant cette question : la raison de cette volonté, -jusqu'à ce que nous ayons fini par demeurer en suspens devant une question plus fondamentale encore. Nous nous sommes demandé quelle était la valeur de cette volonté. En admettant que nous désirions la vérité : pourquoi ne préférerions-nous pas la non-vérité ? (…) il me semble, en fin de compte, que le problème n'a jamais été posé jusqu'ici, que nous avons été les premiers à l'apercevoir, à l'envisager, à avoir le courage de le traiter. Car il y a des risques à courir, et peut-être n'en est-il pas de plus grands (note 38) »
Pour répondre à la question de la valeur de notre désir de vérité, il suffit de considérer que ce désir demeure, comme tout désir, une manifestation de la volonté de puissance. Cela signifie qu'il vaut essentiellement comme un désir au service de la vie. Or il n'est nullement évident que, du point de vue de la volonté de puissance, la vérité (du moins telle que nous la définissons) soit une valeur appréciable. En effet, l'un des aspects saillants par lequel la vie manifeste sa puissance, c'est sa tendance à produire sans cesse de nouvelles formes, à donner naissance à de nouvelles espèces, à inventer de nouveaux procédés ingénieux... La puissance de la vie est celle d'un prodigieux artiste ! Dans la mesure où il participe de cette vitalité générale, chaque animal aménage ainsi son propre milieu, le configure à sa mesure, lui donne forme. Et avant même d'agir, il commence déjà à marquer son environnement de son empreinte en le regardant d'une certaine manière, en portant son attention sur certaines choses, en choisissant au contraire d'en ignorer d'autre, en découpant des territoires, des lignes de fuite, des zones dangereuses, des zones de réserve alimentaire....C'est dire que la représentation de l'animal manifeste sa vitalité non pas en reflétant fidèlement la réalité (comme un mirroir), mais bien au contraire en l'interprétant suivant ses propres attentes. « Il n'y a pas de faits, seulement des inteprétations ». En toute rigueur, il n'y a aucune raison de supposer que la connaissance de l'homme serait moins interprétative, moins "mensongère", que la connaissance des animaux. Comme manifestation du désir de puissance, la connaissance n'est donc rien d'autre que la constitution d'une « non-vérité » (car ce n'est pas le reflet exact de la réalité, mais seulement une interprétation) utile à la vie : « C'est au service de la « volonté de puissance » que la « volonté de vérité » se développe : plus exactement, sa tâche propre est d'être un auxiliaire de la victoire et de la durée grâce à un type déterminé de non-vérité, et consiste à faire d'un ensemble d'erreurs structuré le fondement de la conservation d'un type déterminé d'êtres vivants » (note 39). Le sens du mot « vérité » reçoit ici une toute autre acception. Ce n'est plus l'adéquation de la pensée et du réel (adequatio rei et intellectu), mais seulement ce dont nous sommes convaincus : « La vérité ne signifie pas le contraire de l'erreur, mais la position de certaines erreurs relativement à d'autres erreurs, le fait par exemple qu'elles sont plus anciennes ou plus invétérées, ou que nous ne savons pas vivre sans elles, etc. (note 40)».
Affirmer que toute idée est une « interprétation » de la réalité ne revient toutefois pas à promouvoir une position relativiste. Un pianiste qui interprète une partition ou un acteur qui interprète un rôle ont beau pouvoir choisir leur « interprétation » en fonction de ce qu'ils sentent et de ce qu'ils veulent.... ils n'en sont pas moins soumis au respect scrupuleux de la partition ou du texte. Ils ne sont pas libres de changer à leur guise le support qu'ils doivent interpréter. De la même façon, un animal n'interprète pas le réel en cherchant à échapper au réel. Son interprétation sera d'autant meilleure au contraire qu'elle lui permettra d'assurer une emprise plus ferme sur la réalité. Loin d'être arbitraire, l'interprétation est donc soumise au même type de contrainte que celle imposée par Platon au philosophe : un « bon philosophe », disait-il, est comparable à un bon boucher sacrificateur. Sa tache est de découper la réalité, en distinguant ce qui doit l'être et en rassemblant ce qui mérite d'être tenu ensemble. Mais un « bon boucher » fait cela en respectant autant que possible les articulations naturelles de la viande. Il fait passer son couteau aux bons endroits, là où la chair présente le moins de résistance, là où les os se terminent... Ainsi du bon philosophe, qui découpe la réalité avec sa lame conceptuelle. Ce que la perspective herméneutique (note 41) de Nietzsche change, en revanche, c'est qu'elle admet la possibilité de découpages très différents suivant les perspectives adoptées. Manière de remarquer qu'il n'y a pas de réponse, pas de « vérité », qu'on puisse vraiment comprendre si on ignore en même temps à quelle question, à quel problème précis, elle est supposée apporter une réponse.
Désir réactif et désir actif dans le domaine de la connaissance
Si le désir de connaissance est aussi tributaire de la volonté de puissance, alors on peut lui appliquer le même traitement que pour la morale : "La fausseté d'un jugement n'est pas pour nous une objection contre ce jugement. C'est là ce que notre nouveau langage a peut-être de plus étrange. Il s'agit de savoir dans quelle mesure ce jugement accélère et conserve la vie, maintient et même développe l'espèce (note 42)». Nous avions vu (voir "Nietzsche et la question du désir") que, comme la « volonté de puissance » désignait à la fois une propriété du désir et la finalité même du désir, le rapport que nous avons avec elle pouvait se révéler déficient de deux manières : D'une part, notre désir pouvait manquer de puissance, et c'est ce qui caractérise le désir réactif (figure du ressentiment) ; d'autre part, notre désir pouvait manquer son objet et -au lieu de vouloir la puissance- pouvait au contraire employer toute son énergie à nier la vie (figure du nihilisme). Eh bien, la critique que Nietzsche fait du désir de vérité suit ces deux directions. Ici, nous laisserons de côté la critique du nihilisme, pour nous attacher exclusivement à la critique du désir réactif :
Le manque de désir (lassitude) | L'impuissance du désir (réaction, manque de vitalité) | La puissance du désir (action, vitalité) | |
Domaine de la connaissance (La Vérité) | Scepticisme | Dogmatisme | « scepticisme viril » (Montaigne) |
Domaine de la morale (Le Bien) | Irrésolution, procrastination... | Ressentiment | « virile énergie » |
Le tableau ci-dessus présente sous forme synthétique la correspondance possible des figures du domaine pratique et du domaine théorique. Comme le critère hiérarchique utilisé par Nietzsche dans les deux domaines est sensiblement le même, on peut en effet repérer des tempéraments intellectuels qui trouvent leur strict équivalent dans le domaine moral. A l'homme irrésolu, incapable de désirer, l'homme fatigué de la vie (note 43) semble ainsi correspondre la figure intellectuelle du sceptique : « Le sceptique, cet être délicat, est très prompt à s'effrayer ; sa conscience est prête à tressaillir à un non, et même à un oui résolu et dur, prête à sentir quelque chose comme une morsure. Oui et non ! -cela lui paraît immoral ; il aime au contraire, à faire fête à sa vertu par une noble continence, en disant avec Montaigne « que sais-je ? » ou avec Socrate : « je sais que je ne sais rien » ; ou « je me défie de moi aucune porte ne m'est ouverte ici », ou : « à suppoer qu'elle fût ouverte, pourquoi faudrait-il entrer ? » ou : « à quoi servent des hypothèses hâtives ? S'abstenir des hypothèses pourrait être une preuve de bon goût. Vous faut-il donc absolument redresser quelque chose qui n'est pas droit ? Boucher toutes les ouvertures avec un étoupe quelconque ? N'y a-t-il pas le temps pour cela ? Le temps n'a-t-il pas bien le temps ! Ô gent diabolique, ne pouvez-vous attendre ? L'incertain même a son charme, le Sphinx même est une Circé, et Circé même était une philosophe » -Ainsi se console le sceptique, et il est de fait qu'il a besoin de quelque consolation. Car le scepticisme est la forme la plus spirituelle d'une certaine condition physiologique aux aspects multiples qu'en langage vulgaire on nomme débilité nerveuse ou était morbide » (note 44). Le scepticisme est ainsi la forme intellectuelle que revêt la « débilité nerveuse » de l'homme incapable de se résoudre à prendre parti. Loin d'être une vertu qui traduirait une forme de probité intellectuelle, l'attitude sceptique -sous sa forme ordinaire -trahit au contraire un réel manque de vigueur intellectuelle ,une attitude de maquignon soucieux avant tout de ne prendre aucun risque. Ce qui anime au fond pareil sceptique, c'est moins le désir de la vérité que la peur panique de se tromper. Attitude pusillanime, qui consiste donc à se tenir prudemment en retrait de tout engagement intellectuel, pour être certain d'avoir toujours raison. Ne pas courir le risque de trop penser, pour ne jamais avoir à se tromper : sagesse du scepticisme.
Ce manque manifeste de vigueur intellectuelle rendrait presque sympathique, en comparaison, la figure « réactive » du dogmatique ! « J'ai découvert chez certains hommes pieux la haine de la raison et leur en fûs reconnaissant : elle trahissait encore à tout le moins de la mauvaise conscience en matière intellectuelle ! (…) Mais séjourner au beau milieu de cette rerum concordia discors ainsi que de toute la prodigieuse incertitude et ambiguïté de l'existence et ne pas poser de questions, ne pas vibrer du désir et du plaisir de poser des questions ne pas même éprouver de haine pour celui qui pose des questions, peut-être même se divertir platement sur son compte -voilà ce que je ressens comme méprisable » (note 45) . L'attitude que critique Nietzsche est celle de l'honnête sceptique, ouvert d'esprit, figure ô combien respectable qui accepte avec tolérance toutes les opinions. Mais pareille largesse d'esprit, suggère Nietzsche, est très souvent le symptôme d'un manque de considération pour la chose intellectuelle. Plus quelque chose a de l'importance à nos yeux, moins il est facile d'adopter à son endroit cette attitude libérale. C'est par exemple parce qu'il accorde une importance de premier plan au monde de l'art que Platon était partisan de le soumettre à une censure très stricte : le poète n'est pas un petit être inoffensif qu'on pourrait laisser libre de faire ce qu'il veut. Il est un enchanteur, un envoûteur, un créateur d'illusion et à ce titre, il mérite d'être surveillé comme l'huile sur le feu. La sévérité du traitement reservé au poète (l'exclure de la cité!) est à l'aune du privilège immense que Platon lui reconnaît. C'est à l'inverse quand l'artiste n'a plus aucune importance, quand il est considéré comme un amuseur public, que l'on est enclin à lui accorder une complète liberté : le manque de considération qu'on a pour lui est le meilleur auxiliaire de l'immense bienveillance qu'on lui témoigne. Il en irait exactement de même avec la tolérance intellectuelle du sceptique : sa façon de ne jamais voir dans un désaccord philosophique quelque chose qui pourrait remettre en cause gravement la concorde sociale (c'est ce que désigne la rerum concordia discors : la concorde des choses par leur désaccord) est une façon à peine voilée de reconnaître que les grandes interrogations philosophiques n'ont pas grande importance. « Tout de même, semble-t-il dire, on ne va pas se fâcher pour quelque chose d'aussi insignifiant !(note 46) ».
Au moins le dogmatique n'est-il pas suspect de prendre les idées à la légère. Il mesure parfaitement leur importance dans l'économie de sa propre existence, aussi se montre-t-il excessivement agressif dès qu'une attaque est lancée contre celles qui l'aident à vivre : « La quantité de croyance dont quelqu'un a besoin pour se développer, la quantité de « stable » auquel il ne veut pas qu'on touche parce qu'il y prend appui, -offre échelle de mesure de sa force (ou, pour m'exprimer plus clairement, de sa faiblesse). (…) L'homme est ainsi fait : on peut bien lui avoir réfuté à mille reprises un article de foi, -à supposer qu'il lui soit nécessaire, il continuera toujours à le tenir pour « vrai » (note 47) ». Le dogmatisme n'est donc pas opposé au scepticisme comme une théorie philosophique à une autre théorie philosophique. Ce sont, en réalité, deux attitudes différentes, qui renvoient à des manières de désirer. Mais le désir qui meut l'esprit dogmatique n'est pas encore un désir actif. Il a tout, au contraire, du désir réactif : en effet, la susceptibilité du dogmatique révèle son manque d'assurance intellectuelle, sa fragilité face à toute adversité. Non seulement il ne recherche pas l'objection, mais il la fuit autant que possible. Il lui manque foncièrement cette passion batailleuse qui caractérise le désir actif, cet amour du combat (agon) qui définit la dialectique : « La philosophie selon Platon se définirait plutôt comme une joute érotique, développant et intériorisant l'ancienne gymnastique agonale et les conditions qu'elle présuppose... qu'est-il en fin de compte sorti de cette érotique philosophique de Platon ? Une nouvelle forme artistique de l'agon grec, la dialectique (note 48) ». Au fond, qu'est-ce qui se donne à voir à travers cette frilosité, sinon la crainte de l'homme à la santé délicate et à la vie soigneusement réglée, qui ne supporte pas la moindre contrariété.
C'est ce qui explique en même temps l'un des aspects les plus manifestes du dogmatisme, ce par quoi il montre le plus clairement sa parenté avec le ressentiment : chez lui, l'affirmation de la vérité est toujours une façon de « réagir » à une force contraire, à une agression. Réaction purement défensive, qui dirige toute l'énergie de la pensée sur la seule critique du négatif : le « nationalisme » comme « anti-mondialisation » ; le « socialisme » comme « anti-capitalisme » ; l'amour de l'égalité comme haine de l'inégalité ; la défense des droits de l'homme comme « anti-racisme » institutionnel...et ainsi de suite. En soi, c'est la même vérité qui est affirmée là et qu'un esprit actif pourrait aussi bien affirmer ; c'est le même mensonge qui est dénoncé ici et qu'un esprit actif pourrait aussi bien dénoncer. Mais ce qui importe est de voir que cette vérité n'est pas affirmée de la même façon, ce mensonge n'est pas dénoncé dans la même perspective. La pensée critique, qui est toujours pensée « contre... » et jamais une pensée « pour... », une pensée qui ne sait rien proposer qu'en démolissant, est la caricature de l'intellect. Au contraire, ce qui définit l'esprit actif, c'est qu'il ne cherche pas à se poser en s'opposant. Chez lui, mouvement centrifuge oblige, c'est d'abord le « oui » qui précède le « non » et qui justifie ce « non ». La pensée active est une pensée essentiellement affirmative : l'erreur y apparaît seulement par contraste. La pensée réactive est une pensée de la négation : la vérité n'y apparaît jamais que comme l'envers d'une erreur.
Qu'est-ce qui alors, dans le domaine théorique, serait l'équivalent de la « morale des maîtres » ? Quelle position incarnerait théoriquement aux yeux de Nietzsche, le désir actif, s'il ne doit prendre ni la forme du scepticisme ni celle du dogmatisme ? Nietzsche recommande «Un scepticisme viril, figuré par exemple par l'intrépidité du regard, la hardiesse et la dureté de la main qui analyse, la volonté tenace dans de périlleuses explorations, les expéditions téméraires vers le pôle nord, sous des cieux menaçants et désolés. (note 49)» . Contre le dogmatisme, il s'agit bien de ne pas craindre d'avancer, de porter son regard aussi loin que possible, sans craindre d'aller au fond des choses, même si ce que l'on y trouve heurte notre odorat délicat. En ce sens, le scepticisme se trouve validé. Mais ce n'est pas le scepticisme découragé, l'attitude de renoncement intellectuel devant la butée de l'obstacle. C'est un scepticisme « viril », dont le totem est un chameau : « Qu'est-ce qui est lourd ? Demande l'esprit robuste, et tel le chameau, il s'agenouille et demande à être bien chargé. Qu'y-a-t-il de plus lourd ? Demande l'esprit robuste. Dites-le, ô héros, afin que je le prenne sur moi et que ma force se réjouisse. (…) est-ce ceci : descendre dans l'eau sale si c'est l'eau de la vérité, ne repousser ni les grenouilles froides, ni les crapauds brûlants ? (…) Toutes ces choses, qui sont les plus lourdes, l'esprit patient les prend sur lui : tel le chameau qui court au désert avec sa charge, c'est ainsi qu'il se hâte vers son désert. (note 50) »
32Par delà le bien et le mal, V, §187
33Fragment posthume, XIV, 14
34Considérations inactuelles, III, §6
35Voir encore : « Même chez des amis, à proprement parler, de la vérité, les philosophes, on voit une arrière-pensée au travail, souvent à leur insu : ils veulent dès le départ une certaine « vérité », faite de telle et telle manière -et il est arrivé bien assez souvent qu'ils aient révélé leurs plus intimes besoins en suivant leur chemin menant à leur « vérité » » Fragment posthume X, 26
36Par delà le bien et le mal, I, §5
37 « On ferait bien de se demander pour l'élucidation de ce problème : comment se sont formées les affirmations métaphysiques les plus lointaines d'un philosophe?- on ferait bien, dis-je, de se demander à quelle morale veut-on en venir ? » Par delà le bien et le mal, I, §6
38Par delà le bien et le mal, I, §1
39Fragment posthume, XI, 43
40Fragment posthume, XI, 34
41L' « herméneutique » désigne la science de l'interprétation
42Par delà le bien et le mal, §4
43On verra plus loin une figure historique exemplaire de cette lassitude : le « dernier homme »
44Par delà le bien et le mal, §208
45Le Gai Savoir, §2
46Cette critique de l'attitude sceptique trouve un écho chez G.K. Chesterton : « L'opinion d'un homme sur les tramways nous importe, son opinion sur Botticelli nous importe, mais sur l'ensemble des choses, son opinion n'a pas d'importance. Il peut étudier et explorer un million de sujets, mais il ne doit pas considérer cet étrange objet : l'univers ; car s'il le fait, il aura une religion, et sera perdu. Tout importe, sauf le Tout. (….) Quand les vieux libéraux (Voltaire, par exemple) ôtèrent le bâillon à toutes les hérésies, leur idée était de favoriser ainsi les découvertes religieuses et philosophiques. Ils estimaient que la vérité cosmique était si importante que tout le monde devait fournir un témoignage indépendant. L'idée moderne est que la vérité cosmique est si insignifiante que tout ce que l'on en dit ne peut avoir d'importance. Les premiers libérèrent la recherche comme on lâche un chien de race ; les derniers libérèrent la recherche comme on rejette à la mer un poisson non comestible». Hérétique, chapitre 1
47Le Gai savoir, §347
48Le crépuscule des idoles, « considérations d'un inactuel »/ Dans le même sens, voir encore Chesterton : « Une polémique authentique, une honnête attaque d'estoc et de taille devant un auditoire mixte, est devenue très rare à notre époque. Car le polémiste convaincu sait avant tout écouter, l'ardent enthousiaste n'interrompt jamais : il prête l'oreille aux arguments de l'adversaire avec autant d'intérêt que l'espion prêterait l'oreille aux plans de l'ennemi. Pour peu que vous vous lanciez dans une discussion sérieuse avec un journal du bord politique opposé, vous apprendrez qu'entre la violence et l'évasion, aucun moyen terme n'est admis. Vous n'obtiendrez pas de réponse, vous n'obtiendrez qu'injures ou silence. A notre époque, le directeur de journal ne saurait avoir cette oreille avide qui va de pair avec la langue honnête. Il peut être sourd et muet : c'est ce qu'on appelle la dignité. Il peut être sourd et bruyant : c'est ce qu'on appelle le journalisme cinglant. Ni dans un cas ni dans l'autre, il n'y a controverse ; car, pour les adversaires politiques contemporains, l'essentiel est de combattre hors de portée de la voix » Le monde comme il ne va pas , I, 3
49Par delà le bien et le mal, §209
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