Notre connaissance du réel se limite-t-elle au savoir scientifique ?
- damienclergetgurna
- 12 févr.
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Dernière mise à jour : 13 févr.
Au début des années soixante, Stanley Milgram avait mis en place une expérience, qui montrait comment des individus parfaitement normaux pouvaient se transformer en authentiques bourreaux, dès lors qu'ils avaient le sentiment d'obéir aux ordres d'une autorité légitime. Outre l'incroyable docilité de ces « agents d'exécution », le plus frappant était la figure d'autorité à laquelle tant d'entre eux acceptaient si scrupuleusement de se soumettre : nul autre que le scientifique lui-même. Ainsi donc, à l'époque contemporaine, le scientifique serait devenu pour nous une sorte d'autorité suprême. Nouveau prêtre des temps modernes, ses jugements ont valeur de dogme incontestable. Qui songerait sérieusement à discuter ce qui est « scientifiquement prouvé » ? Détentrice tutélaire de la vérité, la science ne semble plus avoir à craindre désormais les rivalités dissonantes du discours philosophique ou du discours religieux. Pour l'essentiel, notre connaissance du réel semble tout devoir au savoir scientifique. A ce qu'il semble, ni la Bible ni Aristote n'ont plus rien à nous dire aujourd'hui sur cette réalité que la science, petit à petit, nous apprend à mieux connaître. Le monde physique dans lequel nous vivons est un monde mystérieux... mais c'est à la science seule qu'il appartient de dissiper ce mystère. Une telle prérogative se justifie-t-elle vraiment ? N'y a-t-il pas au contraire dans ce privilège que nous accordons à la science, une forme de méconnaissance du savoir scientifique et une volonté abusive de lui faire jouer une partition qui ne serait pas la sienne ?
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En somme, il ne s'agit pas tant de faire le procès du savoir scientifique que de questionner le rôle que nous prétendons lui faire assumer. Que la science nous fasse connaître quelque chose du Réel, c'est incontestable. Mais qu'elle nous fasse connaître le réel lui-même, précisément en sa qualité de réel, c'est beaucoup plus discutable.
Comme l'avait déjà remarqué Platon, la science porte en effet sur « l'universel ». Il est de la nature même d'un savoir scientifique de produire des énoncés qui ne sont pas seulement vrais, mais nécessairement vrais, c'est-à-dire vrais dans tous les cas de figure. La différence entre une simple connaissance par expérience et une connaissance scientifique réside justement dans cette capacité de fournir des énoncés universellement vrais. Par expérience, je peux bien constater que la somme des trois angles d'un triangle, dans un repère euclidien, fait 180°. Mais je ne peux garantir l'universalité de cette vérité. Or, si la mathématique est une science, c'est bien par sa capacité à établir le caractère universellement vrai de cette proposition, en laissant de côté tout ce qu'il y a de singulier. Par conséquent, la science porte sur l'universel. Il n'y a pas de science des individus, mais uniquement une science du général.
Prétendre que le savoir scientifique nous ferait connaître le réel reviendrait donc à assimiler ce qu'il y a de réel dans le réel à ce qu'il y aurait d'universel en lui. N'est-ce pas précisément ce qui motive l'idéalisme platonicien ? Si le savoir scientifique est une connaissance du réel, alors cela reviendrait à dire que la vraie réalité n'est pas celle que nous voyons avec nos yeux, mais plutôt celle que nous concevons avec notre raison. Pour connaître cette réalité, il s'agirait donc de dépasser les trompeuses apparences de notre sensibilité. Car ce que nous donne à voir nos sens, évidemment, ce sont des réalités singulières, des réalités concrètes et muables. Ce que nous donne au contraire à connaître la raison, ce sont des formes idéales, abstraites et fixes. De là à suggérer que le monde des sens nous met en rapport avec une réalité trompeuse, il n'y a qu'un pas.
La position platonicienne témoigne à quel point ce pas sera allègrement franchi, pour peu que nous ne fassions pas attention. Rien de plus commun que de sacrifier les individus concrets sur l'autel de grandes abstractions universelles. Rien de plus ordinaire que de nier ce qu'il y a de pluriel et de singulier au profit de lois et de principes universels. Quand la science se mêle de politique, quand le philosophe devient roi, ainsi que le voulait Platon... n'est-ce pas l'emprise de l'abstraction universelle sur un réel toujours singulier qu'il faudrait craindre ? Et qu'est-ce que l'idéologie, sinon une volonté farouche de nier la réalité plurielle en l'enfermant dans un universel uniforme ? Comparé à un idéal universel, la réalité semble toujours en déficit ; les hommes singuliers, faits de chair et de sang, paraissent les brouillons imparfaits d'un Idéal universel auquel toute la réalité est priée de se plier.
Contre cette tentation dangereuse de faire jouer au savoir scientifique un rôle qui n'est pas le sien, Aristote a parfaitement raison de critiquer Platon. D'une part, en effet, le réel n'est pas l'universel. Ce qu'il y a d'universel (ou d'universalisable) dans le réel, c'est l'essence (ousia). Mais l'essence n'est pas l'existence, ce qu'est une chose n'est pas la même chose que le fait que cette chose soit. Ainsi, chaque homme porte en lui, dans la mesure où il est homme, l'essence universelle de l'Homme. Mais ce n'est pas l'Homme (Universel) qui existe, ce sont les hommes (singuliers) : Paul, Jean, Jacques.... Faire passer tous les individus singuliers dans le laminoir de l'abstraction ressemble fort à une manière de marcher sur la tête. Comme si l'abstraction était finalement plus réelle que la réalité elle-même !
D'autre part, le savoir scientifique est un savoir théorique... et non un savoir pratique. Quand il s'agit de connaître uniquement pour connaître, la marche naturelle est effectivement d'aller du singulier au général. On part en effet d'une expérience singulière et, à partir de cette expérience, on tente de dégager une loi générale qui vaudra pour tous les cas de figure. Ainsi fait quiconque a l'ambition d'aboutir à un savoir théorique. Mais Aristote montre que le savoir pratique prend naturellement la direction inverse : il s'agit d'ajuster une loi générale aux circonstances toujours changeantes d'une situation singulière. Cette connaissance pratique ne relève pas de la science, mais d'une attention aux singularités du réel que Aristote nomme « prudence » (phrônèsis). Supposer que le savoir scientifique suffirait à connaître le réel reviendrait à décréter que la connaissance pratique ne joue aucun rôle. N'est-ce pas cette confusion, toute platonicienne, qui conduit nos sociétés à placer tout le pouvoir aux mains des « experts » ? Ces experts qui, du haut d'un savoir tout théorique, se croient qualifiés pourtant à décider des mesures sociales, politiques ou économiques qu'il serait bon de prendre ? Aristote voyait en Périclès le modèle du grand homme politique... justement parce que Périclès n'était pas un savant, mais un homme d'action, c'est-à-dire un homme attentif à ce que le réel a de vraiment « réel « : sa singularité, son instabilité, sa matérialité tragique.
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Reconnaissons donc ceci : la connaissance que la science nous donner du réel n'est pas la connaissance de ce qu'il y a de réel dans le réel, mais au contraire la connaissance seulement de ce qu'il y a en lui d'abstrait et d'universel. Mais quelle conclusion tirer de là : que la science n'est pas la meilleure connaissance du réel ? Ou bien que la connaissance du réel ne saurait être autrement que abstraite ? C'est le concept de « connaissance » que nous sommes forcés d'interroger ici. Qu'est-ce qui fait donc d'une théorie un savoir authentique et digne de ce nom ? Peut-on jamais prétendre "connaître" aucune réalité particulière, si on n'est jamais capable de la subsumer sous une loi générale ? N'est-ce pas précisément le défaut du savoir commun par expérience d'être incapable de la moindre universalité ? Ce que l'on sait par expérience, par exemple que le soleil se lève chaque matin, on ne le sait pas vraiment tant qu'on ignore les lois universelles qui président (et qui permettent de rendre compte) de ce phénomène. Loin d'être un obstacle, on peut donc dire que le passage par l'abstraction est précisément ce qui permet au savoir scientifique de valoir comme un authentique savoir. La prudence qui permet à l'homme politique habile de se mouvoir dans des situations toujours incertaines et changeantes, n'est justement pas un savoir. Elle ne relève pas d'une connaissance que l'on pourrait apprendre dans les livres, mais d'une habileté que l'on apprend sur le terrain. Moins savoir, donc, que savoir-faire.
Si on comprend les choses de cette manière, il y a une sérieuse raison de reconnaître le privilège de la science dans le domaine de la connaissance : elle seule peut se targuer d'être une connaissance « sûre et certaine ». Si on définit en effet la connaissance comme une « croyance vraie et justifiée » (Platon), alors la science représente la meilleure connaissance que nous puissions jamais avoir. Car la justification que fournit le savoir scientifique est une preuve démonstrative. Et cette preuve, comme on le voit en mathématique, ne laisse aucune place au doute ni à l'incertitude.
On ne peut nier que la physique, en devenant une science authentique, a permis d'un seul coup à notre connaissance du réel d'accomplir un progrès décisif. Grâce à elle, un savoir incertain a laissé place à un savoir certain. Grâce à elle, un savoir né de l'expérience naïve a laissé sa place à un savoir nourri d'expérimentation. Grâce à elle, une connaissance sans méthode et vouée à stagner a été remplacée par une investigation méthodique, qui ne cesse de progresser de nouvelle découverte en nouvelle découverte. Rien de comparable avec le discours philosophique ou le discours religieux, qui ne présentent ni l'un ni l'autre ce caractère de nécessité incontestable. L'Eglise avait beau condamner Galilée, c'est tout de même Galilée qui finit par obtenir gain de cause : « et pourtant, elle tourne ». N'est-ce pas là une histoire exemplaire ? La preuve historique qu'aucun discours, quel qu'il soit, ne peut prétendre nier le discours de la science ?
Cela ne veut pas forcément dire que toute notre connaissance serait vouée à devenir scientifique. Sans rien connaître à la science, sans avoir fait d'études, nous pouvons connaître le monde qui nous entoure et les gens que nous fréquentons, par une forme de connaissance approximative. Mais cela veut dire que seule la science peut garantir que ce que nous croyons savoir est effectivement vrai. Une théorie non scientifique peut être parfaitement vraie. Mais ce qui permet ultimement de prouver qu'elle l'est , c'est la science. Certaines raisons peuvent me conduire à croire à l'existence d'une vie sur Mars. Mais cette opinion demeure impossible à distinguer d'une simple illusion tant que j'ignore si la chose est scientifiquement possible. C'est en ce sens là qu'il nous faut affirmer que notre connaissance du réel se limite au savoir scientifique. Le savoir scientifique est l'arbitre souverain de l'idée que nous nous faisons du réel. Significativement, pour savoir si un événement est miraculeux, c'est encore au scientifique et à ses expertises que nous faisons appel.
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Aussi Descartes n'a-t-il pas tort de faire du savoir scientifique le modèle de toute connaissance digne de ce nom. La valeur d'une connaissance ne repose pas sur l'objet qui est connu, mais sur la manière avec laquelle nous le connaissons. Pour le dire plus simplement et comme l'a montré Galilée : mieux vaut avoir des certitudes sur des choses secondaires (comme la vitesse de chute d'un corps) que des incertitudes sur des choses importantes (comme l'existence de Dieu). Contrairement à ce que les philosophes avaient pu penser, la valeur d'une connaissance ne dépend pas de la dignité de l'objet qui est connu. A ce compte, la théologie représenterait, ainsi qu'on le pensait au Moyen-Âge, le savoir le plus élevé. En réalité, la valeur d'une connaissance dépend de son degré de certitude dans le sujet qui connaît. De ce point de vue, la mathématique représente le savoir le plus élevé, le modèle parfait de toute connaissance.
En recentrant la connaissance sur le sujet qui connaît plutôt que sur l'objet connu, Descartes nous invite à accomplir une complet retournement. La connaissance n'est plus mesurée par rapport à l'objet, mais par rapport au sujet... ce sujet qui doit donc être considéré comme le point d'Archimède de notre connaissance. Envisagé du point de vue de l'objet, une connaissance peut être très diverse : il y aura autant de connaissances qu'il y a d'objets différents à connaître. Et par conséquent, comme le pensait Aristote, on ne doit pas attendre de toute connaissance le même degré de rigueur : puisque les objets sont différents, les connaissances devraient aussi être différentes. Par exemple, suggérait Aristote: on ne peut pas vouloir que la physique soit une science au même titre que les mathématiques. En effet, l'objet mathématique est un objet « pur », sans irrégularité ; aussi peut-il être connu scientifiquement, sous la forme de lois universelles. En revanche, l'objet physique offre quelques irrégularités : dans le monde physique, les choses se passent souvent de la même manière, mais il y a parfois des accidents (par exemples des accidents génétiques en biologie). Aussi faut-il conclure que le savoir physique n'est pas un savoir scientifique... non pas parce qu'il serait imparfait, mais parce qu'il est au contraire le mode de connaissance le plus parfait qui convient à un objet qui n'est pas aussi fixe que les objets mathématiques.
Mais n'est-ce pas Descartes qui, sur ce point, a raison contre Aristote ? Le fait que la physique soit devenue une science authentique, aussi démonstrative que la science mathématique, ne prouve-t-il pas que toute connaissance pourrait devenir scientifique, en adoptant la bonne méthode ? « La raison humaine est une et partout la même », commente Descartes. Il est donc naturel que, quel que soit l'objet de la connaissance, la manière de le connaître demeure la même. S'il y a beaucoup d'objets différents de la connaissance, il n'y a que deux manières possibles pour un sujet de les connaître : soit avec certitude soit sans certitude. Et le modèle de la connaissance sûre et certaine, c'est la science ! Il faut donc naturellement s'attendre à ce que tout progrès de la connaissance marque une nouvelle capacité du savoir scientifique à se saisir d'un objet qui, jusqu'ici, échappait à ses prises : c'est ce qui s'est passé avec la physique, puis avec la biologie un siècle plus tard. L'émergence des sciences humaines, à la fin du 19e siècle, parachève cette victoire de la science, qui n'a désormais plus d'objet -dans le réel -qui échappe à son regard.
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