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Notre idéal de Liberté

  • damienclergetgurna
  • 4 janv.
  • 9 min de lecture

Puisque nos valeurs sont l'expression d'un choix singulier, nous devons apprendre à considérer qu'elles n'ont aucune valeur absolue : « dire que nous inventons les valeurs, écrit Sartre, ne signifie autre chose que ceci : la vie n'a pas de sens a priori. Avant que vous ne viviez, la vie, elle, n'est rien, mais c'est à vous de lui donner un sens, et la valeur n'est pas autre chose que le sens que vous choisissez ». Le risque, évidemment, c'est que l'on finisse alors par considérer que l'idée même de se fixer un but est en soi une absurdité. Pourquoi s'accrocher encore à des valeurs, quand on sait suffisamment que toute valeur est relative ? Ne convient-il pas plutôt de renoncer à donner un but à notre vie et, par conséquent, ne faut-il pas faire de cette vie notre unique but ? On retrouve ici la tentation du « dernier homme » (Nietzsche), de l'homme qui ne poursuit plus aucun idéal. Mais au nom de quoi ce « dernier homme » aurait-il tort ? Si le choix d'un but de l'existence est toujours un choix arbitraire, pourquoi faudrait-il encore vouloir lui fixer un but ?


Ce qui est craindre, aujourd'hui, c'est l'arrivée d'un genre d'hommes nouveaux,  "incapables de se mépriser eux-mêmes". Des hommes pleinement satisfaits d'eux-mêmes, parce qu'ils ne savent plus accrocher leur vie à une "étoile" (un Idéal). Ces hommes, Nietzsche dans le prologue de Ainsi parlait Zarathoustra les nomme "les derniers hommes". Et ce qui est étrange, c'est qu'à la façon dont Nietzsche les décrit, ces derniers hommes nous ressemblent énormément ! Ils n'ont plus l'ambition de poursuivre dans leur vie le moindre idéal. Dans le fond, ils ne savent plus du tout ce que c'est que de vivre pour un idéal. Comme leur vie n'a plus de but, forcément, la vie devient elle-même leur unique but. "Le dernier homme, écrit Nietzsche, est celui qui vit le plus longtemps". Effectivement, dans nos sociétés, allonger l'espérance de vie est devenu un enjeu crucial : quand la santé va, tout va. Et non seulement cela, mais aussi : diminuer la souffrance, ne pas souffrir. Tout un programme ! Comme le dernier homme ne croit plus en aucun idéal, pour quoi accepterait-il encore de souffrir, de se gâcher la santé ? Pour quoi accepterait-il encore de mourir ? Il n'a plus aucune raison ni de souffrir, ni de mourir; donc la souffrance devient un mal absolu, qu'il lui faut impérativement combattre, et la mort une absurdité qu'il faut cacher. "Nous avons inventé le bonheur, disent les derniers hommes". Effectivement : quand nous nous levons le matin, nous ne nous posons plus la question : "Suis un homme digne de ce nom ?", mais plutôt celle-ci : "Suis-je bien dans ma peau ? Suis-je en bonne santé ?".


Mais, à vrai dire, on ne peut même pas affirmer que nous croyons au moins à cet idéal du "bonheur". Ce serait au moins cela ! Mais ce n'est même pas le cas. Car tant que le bonheur reste un idéal, il suppose sans cesse de nombreux sacrifices. Mais nous, ce bonheur, nous n'y aspirons plus ! Car nous avons l'impression de l'avoir déjà trouvé : il est notre confort moderne, notre chauffage central, toute cette technique qui nous facilite la vie. Bref, ce n'est pas un bonheur pour lequel il faut souffrir. C'est un bonheur qui consiste au contraire dans le refus obstiné de toute souffrance et de tout effort, c'est le bonheur du vacancier qui s'abandonne paisiblement sur sa serviette ! C'est le bonheur de la dolce vita. Mais comme il est difficile, voire impossible, de ne jamais souffrir, la meilleure solution pour être bien dans ses pompes est peut-être de vivre tout simplement à côté de ses pompes. "Un peu de poison de temps en temps, écrit Nietzsche, cela donne des rêves agréables; et beaucoup de poison pour mourir, cela donne une mort agréable". Par le mot "poison" on peut évidemment penser à tous ces médicaments que nous ingurgitons à longueur de journée pour vaincre nos angoisses, nos troubles du sommeil, nos désespoirs. Mais l'on peut penser aussi à tous ces moyens par lesquels nous fuyons la souffrance de notre vie en nous précipitant dans des univers de rêve : le cinéma, la télévision, les jeux de rôle...Nous sommes devenus de très gros consommateurs de rêves !


Ce qui vaut pour l'idéal du bonheur vaut pour tous les autres idéaux que nous revendiquons. La description de Nietzsche est impitoyable ! L'idéal de tolérance ? Un simple désir de ne pas "se gâter l'estomac' en se disputant avec autrui. L'idéal de Paix ? Une volonté lâche d'avoir la paix, qu'on vous "fiche la paix". L'idéal de liberté ? Un refus de faire ce qui ne nous plaît pas. Un enfant que ses parents obligent à ranger sa chambre ne manquera jamais de protester contre cette insupportable atteinte à « sa liberté ». L'idéal d'égalité ? Une haine des têtes qui dépassent, un refus de l'excellence.... Et ainsi de suite. Nous revendiquons encore beaucoup d'idéaux, nous avons encore la bouche bien  remplie de "Paix", d'"égalité", de "liberté", de "fraternité"... Mais la vérité, c'est que ces mots ne veulent plus rien dire. Sommes-nous rentrés, comme le suggère Nietzsche, dans une phase de décadence ?


On ne s'étonnera pas alors que, dans une telle situation, de nombreux individus soient incapables de se satisfaire de ce que la société leur propose en termes d'ambition de vie. Beaucoup de gens, des jeunes surtout, aspirent à consacrer leur vie à un but, plutôt que de faire de cette vie leur unique but.  "J'ai connu des cas, écrit encore Nietzsche, où des jeunes hommes d'origine respectable, qui pendant longtemps ne savaient pas donner un but à leur vie, disparaissent à la fin dans des mouvements franchement malpropres- juste parce qu'ils offrent un but !". Ce petit texte est prophétique ! Car effectivement, il anticipe un phénomène typique du 20e siècle : la violente poussée des idéologies qui ont mis l'Europe à feu et à sang. Ces idéologies portent toutes des noms en -isme : nationalisme, fascisme, nazisme, antisémitisme, communisme, islamisme... Ce qui est intéressant, c'est que Nietzsche ne se contente pas de faire ce que font toutes les bonnes consciences d'aujourd'hui : crier au loup ! Invoquer le lavage de cerveau, la radicalisation fanatique. Condamner, c'est relativement facile. Nietzsche, lui, tente d'expliquer ce phénomène : ceux qui cèdent à ces idéologies sont des « jeunes hommes d'origine respectable ». Autrement dit, n'en déplaise aux bonnes consciences, ils incarnent une certaine générosité de la jeunesse, qui veut croire encore à des idéaux. S'ils tombent dans les idéologies, ce n'est pas par manque d'éducation, mais c'est par générosité : ils éprouvent le besoin de consacrer leur vie à un idéal. Le problème, c'est que l'idéal auquel ils finissent par se consacrer est un "mouvement franchement malpropre". Désorientés, sans repères et sans buts véritables, ils sont la première victime de ceux qui cherchent des recrues pour leurs combats. Peu importe que cet idéal soit caricatural, grossier, monstrueusement bête. Il a au moins la vertu d'offrir aux gens une raison de vivre et une raison de mourir. On ne lui demande pas d'être un 'bon' idéal, on lui demande simplement d'être un idéal. Lorsque notre horizon mental est devenu à ce point un désert, on ne demande qu'une chose à un idéal : c'est d'exister, tout simplement. Bref, l'âme généreuse qu'on a privé d'idéal a désespérément besoin de croire en un idéal. Ce qui la rend très peu regardante sur la nature de l'idéal qu'on lui propose. Quand un homme est affamé, il ne regarde pas à la qualité de la nourriture qu'on lui tend.


Ce que montre ce phénomène, c'est ceci : le fait de dire que l'Homme n'est pas destiné a priori a tel but plutôt qu'à tel autre ne nous empêche pas d'affirmer que l'Homme est malgré tout destiné à « vivre pour un but ». Autrement dit, on est libre de choisir le but de notre existence, mais nous ne sommes pas libres en revanche de ne pas choisir un but à notre existence. L'Homme a besoin d'un but pour vivre, quel qu'il soit. Cette conviction implique que, contrairement à des pierres ou à des bêtes, nous avons donc toujours à devenir ce que nous sommes : « on ne naît pas homme, on le devient » (Erasme). C'est cette conviction que défend encore Nietzsche lorsqu'il affirme « ce qui est grand en l'homme, c'est qu'il est un pont et non un but ». Lorsque vous voyagez, vous pouvez voyager pour atteindre une destination (par exemple votre destination de vacances). Alors, c'est la destination, le but, qui rend nécessaire le voyage. Mais vous pouvez aussi bien vous donner une destination afin d'avoir l'occasion de voyager. Alors, c'est le voyage qui rend nécessaire la destination. Dans le cas présent, si l'on suit Nietzsche, l'homme a besoin d'un « but » parce qu'il est dans sa nature d'avoir à devenir quelque chose (d'être « un pont »). L'existence humaine n'est jamais quelque chose de donné, c'est quelque chose qui est à faire. Le propre d'un artiste est de créer des œuvres, il n'est artiste que par ses œuvres. De même, chaque individu doit penser sa vie comme quelque chose qui est à inventer et à faire. « Faire de sa vie une œuvre d'art », conseillait Nietzsche.


Cette exigence de tendre vers un Idéal est précisément ce qui fait la grandeur de l'homme. Tous les hommes peuvent être médiocres et méprisables. Mais reconnaître qu'un homme est méprisable, c'est encore une façon de lui rendre un hommage ! En effet, pourrions-nous le juger "méprisable" si nous n'estimions pas qu'il devrait se comporter autrement ? On accuse un homme de s'en prendre lâchement à plus faible que lui. Mais jamais on ne songerait à accuser un lion ou un loup de faire la même chose ! C'est qu'on estime l'action de l'homme sur un autre standard, beaucoup plus exigeant ! Il est donc méprisable parce qu'il a vocation à être grand. Autre exemple : se mépriser soi-même, se dire "je suis un lâche !" n'est possible que pour quelqu'un qui a l'ambition d'être courageux. S'il n'avait pas, pour lui-même, une telle ambition, sa propre lâcheté ne lui poserait aucun problème.


 « On ne naît pas homme, on le devient » (Erasme). N'est-ce pas là, aussi, une façon d'affirmer que l'homme est fondamentalement un être libre ? Puisqu'il a à devenir ce qu'il est, il peut aussi ne pas le devenir. Toutes les formes d'humanisme s'accordent sur l'idée de la liberté humaine. Ce qui caractérise notre vision des choses, c'est qu'elle fait désormais de la liberté notre unique et exclusif Idéal. Pour les anciens, l'Homme était libre dans la mesure où il pouvait se soumettre ou refuser de se soumettre à un Idéal qui ne dépendait pas de lui. La liberté n'était donc pas une fin en soi, mais un instrument au service d'un but préétabli. Pour les modernes, l'Homme était libre dans la mesure où, par sa raison, il décidait lui-même de cet Idéal. Sa liberté n'était donc pas non plus son Idéal, puisque la volonté de l'Homme devait se soumettre à la législation souveraine de sa Raison. Voici comment, par exemple, Descartes expliquait l'erreur de jugement. Si nous suivions toujours la raison, remarquait-il, nous ne pourrions pas nous tromper. Pourquoi nous trompons-nous, alors ? Parce que notre volonté va plus loin que notre raison, et qu'elle donne bien souvent son assentiment à des opinions qui ne sont pas rationnellement fondées. Il faut donc limiter notre liberté de vouloir afin qu'elle demeure dans les limites de notre savoir. Mais pour nous, post-modernes, l'Homme est libre dans la mesure où chaque individu peut, en fonction de ses préférences singulières, choisir son propre Idéal, sans avoir à suivre aucune loi ! Autrement dit, la liberté consiste à poursuivre des objectifs qui seront l'expression de notre volonté singulière et non de notre raison. Dans cette mesure, c'est bien la volonté singulière qu'il s'agit maintenant de respecter. Le but de l'existence est désormais d'affirmer cette liberté, en choisissant « librement » nos valeurs. Il y a donc bien, au bout du compte, une valeur absolue à respecter : la liberté.


Chacun est libre de choisir le sens qu'il donnera à sa vie. Mais il n'a pas le droit de choisir un sens qui nierait sa liberté. « Nous voulons la liberté pour la liberté, et à travers chaque circonstance particulière », écrit Sartre. Ce pourrait être aussi notre credo : nous voulons la liberté pour elle-même, non la liberté pour autre chose. A partir du moment où la liberté devient un but en soi, l'immoralité change de visage. Classiquement, l'immoralité consiste dans le fait d'agir en violation d'un code de conduite qui nous prescrit ce qui est Bien et ce qui est Mal. Mais dans la mesure où nous acceptons l'idée que ces normes morales sont choisies, il n'est plus possible de s'appuyer sur elles pour condamner l'immmoralisme d'une conduite. Car nos valeurs culturelles peuvent très bien rendre respectable une attitude qui paraîtrait scandaleuse à des cultures ayant fait d'autres choix de valeur. Est-ce à dire qu'on ne peut plus rien condamner, faute de disposer d'un critère objectif ? Pas tout à fait. Car si la liberté est notre but, il y a au moins une vertu que nous devons toujours exiger : l'authenticité; et un vice que nous pouvons toujours condamner : l'inauthenticité. Car l'idée que chacun doit choisir librement le sens de sa vie et qu'il n'y a plus de réponse toute faite à la question : « que dois-je faire ? » a quelque chose de terriblement angoissant. Pouvoir s'appuyer sur une morale objective qui vous explique ce qui est bien et ce qui est mal est très confortable ! Alors que choisir soi-même ses propres valeurs, cela est une sacré responsabilité ! De là, la tentation bien compréhensible de nier sa propre liberté et du même coup, sa propre responsabilité. Celui que Sartre nomme « l'homme de mauvaise foi » est justement dans ce cas. Il nie sa liberté humaine en s'enfermant dans une pseudo nécessité. Par exemple, le nazi justifiera les atrocités qu'il a commise en disant qu'il n'avait fait qu'obéir aux ordres, qu'il n'avait pas le choix. Ce type de parade est l'argument universel des « lâches », qui tentent de faire oublier leur manque de courage ; et des « salauds », qui tentent de faire oublier leurs crimes.


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