Pascal, la Justice et la loi (explication de texte)
- damienclergetgurna
- 12 févr.
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« Rien n'est si fautif que ces lois qui redressent les fautes ; qui leur obéit parce qu'elles sont justes, obéit à la justice qu'il imagine, mais non pas à l'essence de la loi : elle est toute ramassée en soi ; elle est loi, et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger, que, s'il n'est accoutumé à contempler les prodiges de l'imagination humaine, il admirera qu'un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L'art de fronder, bouleverser les Etats, est d'ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source, pour marquer leur défaut d'autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l'Etat, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l'oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu'ils le reconnaissent ; et les grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. C'est pourquoi le plus sage des législateurs disait que, pour le bien des hommes, il faut souvent les piper » PASCAL, Pensées
Ce que nous attendons d'abord d'une loi, c'est qu'elle soit juste. Rien ne nous scandalise autant que des lois iniques, qui violeraient de façon manifeste cette exigence. N'est-ce pas au nom de la Justice que les citoyens descendent régulièrement dans la rue pour exprimer bruyamment leur mécontentement ? N'est-ce pas encore au nom de cette Justice que des révolutions éclatent périodiquement, pour mettre fin -un peu partout dans le monde -à des lois oppressives ? Ainsi, le lien entre la Justice et la Loi paraît-il aller de soi, évident et indiscutable. Qui oserait sérieusement prétendre que la loi n'a aucunement à se plier à cet impératif souverain de justice ? Il semble pourtant qu'une telle proposition, aussi scandaleuse qu'elle puisse sembler à première vue, est précisément la thèse défendue ici par Pascal. Dans cet extrait, l'auteur des Pensées affirme en effet que rien n'est plus injuste que cette façon permanente de bouleverser et de changer les lois au nom d'un idéal de justice. Pourquoi ? Parce que le motif qui rend tant de lois critiquables est précisément le motif qui en rend la critique peu recommandable. Les lois sont critiquables parce qu'elles sont souvent injustes ; mais cette injustice témoigne surtout de notre incapacité à nous entendre sur des règles fixes et communes de justice. En critiquant donc les lois au nom d'un idéal de justice, nous substituons nos propres préjugés à ceux qui ont servi de fondement aux lois. Et en faisant cela, nous affaiblissons la seule chose qu'il soit objectivement juste de protéger : l'existence même de la loi !
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Rien ne serait plus facile que de montrer en effet le caractère injuste de si nombreuses lois : « rien n'est si fautif que ces lois qui redressent les fautes ». Le but d'une loi est de déterminer les conduites licites et les conduites illicites, de fixer ce qui est une faute et ce qui n'est pas une faute, et de punir le cas échéant les conduites fautives. Mais il arrive très souvent que ces lois, qui déterminent ce qui est bon et mauvais, soient aussi de très mauvaises lois. Ainsi, par exemple, la loi qui autorise la peine de mort : elle fait de la mise à mort de certains prisonniers une pratique autorisée, mais beaucoup de personnes aujourd'hui contestent la légitimité de cette loi. En somme, ce qui est légal n'est pas forcément légitime.
Il faut donc soigneusement distinguer le légal et le légitime. Ce qui donne force de loi à la loi, c'est uniquement son caractère légal... et non pas le fait qu'elle serait juste. Pascal remarque en ce sens que celui qui obéirait à la loi uniquement parce qu'il la trouve juste obéirait à l'idée qu'il se fait de la justice et pas du tout à la loi ! En effet, cela voudrait dire qu'il cesserait d'obéir à la loi aussitôt qu'il la trouverait illégitime. Ce n'est donc pas à « l'essence de la loi » (ce qui est légal) qu'il obéirait en fait, mais à son propre idéal de justice. En réalité, ce qui fait qu'une loi a autorité sur notre conduite, ce n'est rien d'autre que son caractère de loi. Elle est « toute ramassée en soi » ; ce qui signifie que la loi n'a besoin de rien d'autre qu'elle-même pour avoir force de loi : il faut lui obéir, uniquement parce que c'est le propre d'une loi que d'exiger l'obéissance des citoyens. Sans quoi, ce ne serait pas une loi, mais un simple conseil, un avis, une recommandation. La loi, c'est la loi. Cela signifie qu'il faut lui obéir.
Mais cela signifie aussi qu'elle n'est que la loi, « et pas davantage » : le législateur qui édicte des lois n'a aucun titre à exiger de ceux qui sont soumis à cette loi une quelconque adhésion morale, comme si la loi était forcément légitime du moment qu'elle est légale. De fait, la loi est toujours le reflet de nos préjugés en matière de justice. Qui voudra en examiner le motif le trouvera « faible et léger ». Ainsi de cette loi salique qui prescrivait que le trône devait passer du souverain à son héritier mâle direct, même si celui-ci était un incompétent notoire ou seulement un enfant ! Ainsi encore de ces lois qui autorisaient jadis la traite négrière. Ainsi peut-être encore de beaucoup de ces lois actuelles auxquelles nous adhérons sans sourciller mais qui, un jour ou l'autre, pourront nous apparaître monstrueuses.
La légitimité qu'une loi est susceptible de revêtir à nos yeux n'est le plus souvent qu'un effet de notre imagination plutôt qu'une conquête lucide de notre raison. Nous ne saurions sous-estimer le poids des nombreux fantasmes de notre imagination, cette « folle du logis » qui se laisse si facilement guider par les impressions du moment. Dans le domaine politique, remarque Pascal, cette imagination est en permanence à l'œuvre : les gens trouvent important ce dont ils entendent souvent parler ; ils admirent ce qui leur est présenté avec éclat et solennité ; ils croient naturellement à ce qu'ils ont toujours connu dans le court espace de leur existence... bref, l'imagination est la matrice véritable de nos préjugés et la mère véritable de nos lois.
Dans ces conditions, toutes les lois peuvent être critiquées et remises en cause, car toutes sont éminemment critiquables, étant nées du caprice infini des hommes et de leurs opinions diverses au sujet de la justice.
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Et c'est bien là, justement, que réside le danger : tant de lois sont critiquables que nous sommes naturellement portés à en réclamer d'autres, au nom d'une plus grand souci de justice. Toutes les frondes, toutes les révolutions, observe Pascal, se sont accomplies au nom de cette exigence. Et toutes, d'une certaine manière, avaient quelque chose de légitime puisque l'ordre traditionnel qu'elles contestaient était bien né de l'imagination humaine et n'avait aucun réel fondement rationnel. En somme, celui qui veut abattre un Etat le fait toujours avec quelque raison, parce qu'il a perçu justement l'iniquité et l'arbitraire des lois qui lui sont imposées. L'esprit de révolte est donc le gage d'une certaine lucidité : « l'art de fronder (…) est d'ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source, pour marquer leur défaut d'autorité et de justice ». De ce point de vue, le révolté est toujours plus lucide que celui qui se soumet docilement à l'ordre légal : lui perçoit au moins ce que cet ordre a d'abusif... et très logiquement, il prétend substituer à cet ordre défaillant un ordre fondé « sur les lois fondamentales et primitives de l'Etat », autrement dit, une règle de justice fondamentale et primitive qui n'aurait pas été déformée par le temps.
Mais c'est là qu'il se trompe : il est assez lucide pour percevoir que quelque chose ne va pas dans les lois existantes, mais il n'est pas assez lucide encore pour comprendre que le remède qu'il propose serait pire que le mal : « c'est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance ». En effet, les lois sont forcément injustes parce que les hommes sont incapables de discerner correctement ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. La seule chose qu'ils peuvent décemment attendre de la loi, c'est qu'elle fixe des règles communes, partagées par tous et également contraignantes pour tous les citoyens. Les règles ne sont sans doute pas aussi justes qu'on pourrait le souhaiter, mais quoi qu'il en soit il est bon et juste que de telles règles existent. Car la nature d'une loi est de s'appliquer à tous et d'empêcher que certains n'en fassent qu'à leur tête. Les règles du jeu d'échec sont complètement arbitraires, mais sans le respect de ces règles les joueurs ne sauraient jouer entre eux avec confiance. A minima donc, il est objectivement juste que des lois existent !
Or, tous ceux qui veulent abattre et changer en permanence les lois au nom d'un idéal de justice se proposent en fait de rendre toutes les lois aussi précaires et instables que leurs propres préjugés en matière de justice. Au gré de l'opinion des uns et des autres, les lois reçues hier devraient donc laisser place à de nouvelles lois en accord avec leur nouvelle façon de penser la justice : « rien ne sera juste à cette balance ». Au gré des changements de mode, les lois qui faisaient autorité la veille devraient être détricotées pour faire place à des lois nouvelles qui auront de moins en moins d'autorité car elles seront de plus en plus des lois provisoires. Ce qui donne sa force à une loi n'est en effet rien d'autre que son ancienneté et sa relative stabilité à travers le temps. Dans un passage un peu plus haut, Pascal écrit : « la coutume fait toute l'équité par cette seule raison qu'elle est reçue ». Une loi ancienne et acceptée par tous fait davantage pour la stabilité sociale, et donc pour la justice, qu'un perpétuel festival législatif qui menace la cohésion de l'Etat.
Il ne faut d'ailleurs pas s'y tromper : cet appel permanent à se mobiliser au nom de la justice profite bien moins au peuple qu'à ceux qui ont quelqu'intérêt personnel à voir changer l'ordre existant pour un autre ordre souvent pas moins abusif que le premier. Prompts à s'indigner de l'injustice dès qu'ils en voient une, les hommes sont des proies faciles pour ceux qui savent les exciter à la colère : le « peuple prête aisément l'oreille à ces discours ». On pourrait dire, par exemple que la révolution française a moins profité au peuple qu'à la bourgeoisie, dont elle a précipité le triomphe. Mais l'intention généreuse du peuple, mobilisé au nom de la liberté de l'égalité et de la fraternité, a avantageusement servi ses intérêts. De même, la révolution soviétique fût une véritable insurrection populaire, accomplie au nom du plus généreux idéal d'égalité. Mais il n'est pas certain que l'ordre qui succéda au régime tsariste eût beaucoup à lui envier, en terme d'injustice sociale...
« C'est pourquoi, conclut Pascal, le plus sage des législateurs disait que, pour le bien des hommes, il faut souvent les piper ». Tromper les hommes pour leur propre bien ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Tout simplement qu'il faut éviter que les hommes, mus par leur généreuse intention de faire regner la justice sur terre, n'y précipitent involontairement un douloureux désordre. Il faut donc leur inspirer un respect absolu des lois. Mais comment faire ? En s'adressant à leur imagination, pour qu'ils se persuadent ce qui est légal est aussi juste. N'est-ce pas à cela que sert, par exemple, la fiction de la représentation politique ? Quelles que soient les lois décidées par l'Assemblée, les citoyens sont conduits à l'accepter parce qu'on leur fait imaginer que les députés ne sont que les dociles représentants du peuple et que, à travers eux, c'est bien eux, les citoyens, qui légifèrent....pure fiction, mais fiction utile.
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Sans doute, l'idéal de la justice est un noble idéal. Mais la nature de l'Homme est telle qu'il ne peut prétendre réaliser cet idéal sans empirer encore davantage les choses. Il est vrai que ceux qui ambitionnent d'instaurer le paradis sur Terre sont toujours ceux qui- tôt ou tard -y fond régner un véritable enfer. « Qui veut faire l'ange fait la bête » avertit Pascal. Dans l'état d'aveuglement où sont les hommes, il ne servirait donc à rien de vouloir lutter contre les préjugés en mettant à la place une connaissance authentique et rationnelle. Nous devons accepter que l'idéal de justice demeure pour nous à jamais insaisissable et soumis à tous les mensonges de notre fertile imagination. Dans une telle situation, faute de pouvoir obtenir la justice, nous devons apprendre à nous contenter de la Loi. « Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, nous avons fait que ce qui est fort fût juste ». La loi représente donc le meilleur compromis entre ce qu'il y aurait de pire (la soumission des plus faibles à la volonté arbitraire des plus forts) et ce qu'il y aurait de meilleur (que la justice soit assez forte pour s'imposer à tous). Cette vision des choses est cohérente, mais n'est-elle pas trop pessimiste ? L'homme est-il véritablement si corrompu qu'il ne puisse vaincre ses préjugés pour parvenir à une vérité partagée ?
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