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Pascal, le cœur et la raison

  • damienclergetgurna
  • 12 févr.
  • 9 min de lecture

Explication de texte


« Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur. C'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens [philosophes sceptiques, disciples de Pyrrhon], qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point. Quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car les connaissances des premiers principes : espace, temps, mouvement, nombres, sont aussi fermes qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie et qu'elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies -et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu'il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la raison -qui voudrait juger de tout -mais non pas à combattre notre certitude. » PASCAL




Dans l'histoire de la philosophie, le « cogito » apparaît comme la réponse triomphale de Descartes à la menace sceptique. Le cogito est en effet l'unique certitude qui surnage face à un doute généralisé qui menace de tout emporter. C'est pourquoi, à partir de Descartes, toute la connaissance devra désormais s'organiser autour du sujet pensant, véritable centre de gravité, « point d'archimède » indubitable. De cet humanisme anthropocentrique, qui accorde au sujet pensant la place du roi, nous sommes aujourd'hui les héritiers. Mais que penser de cet héritage ? Faut-il y voir un progrès décisif de la connaissance, ou bien le commencement d'une funeste erreur ? C'est à cette deuxième hypothèse que se range manifestement Pascal. Dans cet extrait des Pensées, l'auteur janséniste s'attaque à la geste cartésienne, en montrant qu'il y avait une toute autre manière de répondre au doute sceptique. En effet, l'erreur de Descartes aura été de croire que le doute sceptique rendait toutes nos connaissances incertaines. En réalité, comme le montre Pascal, le doute sceptique ne remet pas en cause nos certitudes, mais il remet uniquement en cause le privilège abusif que nous accordons à la raison !



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1) Critique du rationalisme : le cœur contre la raison


En l'occurrence, est seulement en cause notre désir téméraire de fonder tout notre savoir sur l'unique fondement de la raison. Tel est bien pourtant, en principe, l'ambition de la philosophie : contrairement à la religion, n'a-t-elle pas pour vocation de conduire à la sagesse grâce aux seules ressources de la raison humaine ? Et en cela, n'est-elle pas conduite à rejeter tout autre source de connaissance que la connaissance rationnelle ? En particulier, le philosophe peut-il prendre au sérieux des croyances qui ne seraient pas justifiées rationnellement, pour faire droit à un quelconque « ressenti » ? A première vue, l'idée semblerait ridicule : dire que l'on « ressent » (dans « son cœur ») qu'une chose est vraie, n'est pas un argument suffisant pour l'adopter. On ne construit pas une philosophie en invoquant, pour toute autorité, les vagues convictions intimes de notre cœur, les « ressentis » éprouvés par chacun. A quoi cela pourrait-il bien nous conduire ?!


Pourtant, Pascal suggère que ces « élans » du cœur auraient aussi leur place dans notre connaissance. Car « nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le coeur » ! Non seulement cette logique du sentiment a une place dans la connaissance, mais plus encore : elle a une place privilégiée. Car « c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes » ! Puisque la philosophie est un savoir qui porte sur le Tout, nous savons depuis Platon que l'achèvement de ce savoir suppose de mettre au jour « les premiers principes » (ou « principes anhypothétiques ») dont tout le reste dépend. Si le savoir est un arbre, alors la connaissance des premiers principes -pour reprendre l'image de Descartes -représente les racines de cet arbre. C'est dire l'importance primordial de cette connaissance pour tout l'édifice de la connaissance. Eh bien, à en croire Pascal, cette base même ne pourrait être connue que par les impressions de notre cœur ! Pas par la raison, donc. Mesurons l'audace de cette proposition : tout l'édifice de notre connaissance rationnel serait fondé ultimement sur des vérités qui sont injustifiables rationnellement et qui doivent le rester : « c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie de les combattre » !



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2) L'erreur du scepticisme : un hyper rationalisme


Le fait qu'elles soient injustifiables rationnellement pose-t-il un problème ? Comme le remarque Pascal, cela ne pose un problème que pour celui qui estime qu'une connaissance « devrait » toujours pouvoir être justifiée rationnellement. Et c'est finalement cette conviction qui anime secrètement le scepticisme. De ce point de vue, nous pourrions dire que le sceptique est une sorte d'hyper-rationaliste : il veut pouvoir rendre « raison » de tout ! Et comme il constate que les premiers principes de notre connaissance ne peuvent être des certitudes rationnelles, il en conclut logiquement que tout notre savoir est branlant, incertain. De là, sa conclusion : on ne peut être certain de rien.


Ainsi, parce que la raison ne peut garantir avec certitude que le monde existe, le sceptique en vient naturellement à douter de l'existence du monde. Descartes reprend explicitement ce raisonnement dans le doute méthodique qui le conduit au cogito : puis-je fonder ma connaissance sur la conviction que le monde existe autour de moi ? Non, car rien ne me prouve rationnellement que je ne suis point en train de dormir, exactement comme il me semble quelquefois que je suis habillé près de ma cheminée alors que je suis en réalité en train de dormir « nu, dedans mon lit ». Qu'une telle hypothèse (l'inexistence du monde) soit déraisonnable ne l'empêche pas d'être possible. La question est : ai-je les moyens rationnels de montrer qu'elle est absolument fausse ? Et la réponse, évidemment, est non. Je peux parfaitement douter du témoignage de mes sens....


Mais le sceptique n'est conduit à cette conclusion que parce qu'il refuse en principe toute certitude qui ne serait pas une certitude « rationnelle ». C'est là l'erreur qui le conduit logiquement à douter de tout. Puisqu'il n'y a pas de certitude 'rationnelle' des premiers principes, alors il n'y a pas de certitude du tout ! Ce en quoi, justement, il se trompe : « nous savons que nous ne rêvons point ». Nous le savons sans démonstration, par une sorte d'évidence intuitive que nous n'avons pas besoin de discuter ni de justifier. Celui qui veut prouver rationnellement qu'il ne dort pas semble admettre que cela n'est pas évident, et que cela aurait donc besoin d'une démonstration ! Absurde : on ne prouve pas ces choses-là, car vouloir les prouver c'est déjà en douter. On ne démontre que ce qui n'est pas évident. Mais comme le sceptique entend tout démontrer, tout justifier, il finit par douter de ses propres pieds et même de la terre sous ses pieds !


Il croit que s'il ne peut pas démontrer rationnellement l'existence du monde, alors cela prouve qu'on ne peut être certain de rien. En réalité, ce qu'il prouve seulement, c'est qu'il n'a pas besoin de démontrer l'existence du monde, car nous en sommes certains sans démonstration. Autrement dit, le doute sceptique montre uniquement que la raison est impuissante à connaître certaines choses ; non pas que ces choses seraient impossibles à connaître : « cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances ». Le sceptique ne devrait donc pas conclure que tout est incertain... mais plutôt : que tout ce dont nous sommes certains ne relève pas d'une justification rationnelle.



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3) Sauvons la raison !


En effet, les connaissances des premiers principes « sont aussi fermes qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent ». Personne ne douterait sincèrement de l'existence de l'espace, du temps ou du mouvement. Personne n'en douterait, et cependant aucun raisonnement ne serait capable de justifier une telle confiance. Faudrait-il en conclure que cette confiance serait illégitime ? Non, mais plutôt qu'elle trouve sa source dans autre chose que notre capacité à raisonner. Quoi donc ? Le « cœur, l'instinct ». La certitude que le monde existe relève effectivement d'un sentiment plutôt que d'un savoir : « le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis ». Les premiers principes de toute notre connaissance rationnelle ne sont donc pas eux-mêmes connus rationnellement.


Pour la raison, cela semble une terrible humiliation. Mais en même temps, comme le remarque aussitôt Pascal, c'est aussi la seule manière de sauver la raison du soupçon qui pèse sur elle ! Pourquoi ? Parce que ce qui nous conduit à douter du pouvoir de notre raison, c'est notre volonté de tout vouloir expliquer rationnellement. Comme la raison ne peut pas justifier ses propres principes, tout ce qu'elle conclura de ces principes sera frappé d'incertitude... Au contraire, pour que les conclusions de notre raison puissent avoir une quelconque valeur à nos yeux, il faut qu'elle puisse s'appuyer sur des premiers principes indubitables : « c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie et qu'elle y fonde tout son discours ». Autrement dit, aussi paradoxal que cela puisse sembler à première vue : la confiance que nous accordons aux déductions de notre raison, n'est explicable que parce que nous acceptons d'emblée que toutes nos croyances ne soient pas rationnelles.


Pour le dire autrement : la confiance que nous plaçons dans notre raison elle-même n'est pas une confiance rationnelle. En effet, rien ne permettrait de justifier rationnellement la confiance que nous accordons au pouvoir de notre raison. C'est le fameux argument du diallèle développé par les sceptiques : je ne peux savoir qu'une connaissance démontrée est vraie qu'à partir du moment où je peux démontrer que ma démonstration est vraie... et ainsi de suite, dans une régression à l'infini. La seule chose qui justifie pourquoi nous croyons aux meilleures démonstrations de notre raison, c'est notre croyance instinctive au caractère logique de la réalité. Si nous n'étions pas persuadés, d'entrée de jeu, que le monde est logiquement structuré, il ne suffirait pas d'en rendre logiquement raison pour avoir la certitude d'être dans le vrai. Sans cette certitude instinctive (conviction du « cœur ») que ce qui est démontré est vrai, jamais nous ne ferions appel à notre raison. Le scepticisme lui, au contraire, détruit la confiance que nous avons en la raison à force de vouloir que la raison justifie elle-même la confiance qu'elle nous inspire. Il est comme un amoureux déçu, qui finit par haïr ce qu'il a trop aimé et à quoi il a trop demandé. Parce qu'il ne peut prouver rationnellement que le réel est rationnel, le sceptique finit par désavouer sa propre raison. A l'inverse, celui qui fait confiance à sa raison est celui qui accepte comme premier principe, non démontré, la certitude que le réel est rationnel : « les principes se sentent, les propositions se concluent ».


Loin de substituer à la connaissance rationnelle une connaissance fondée sur la seule suggestion du sentiment irrationnel, la distinction de Pascal permet donc de maintenir chacune à sa juste place. Certes, la raison n'a pas à vouloir fonder ses propres principes. C'est là l'erreur qu'ont commis Descartes et les sceptiques. Mais inversement, « il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre pour vouloir les recevoir ». Là où il s'agit de démontrer une vérité, il n'est pas question de faire entrer en ligne de compte le ressenti ou les impressions de chacun. Car, justement, pour tout ce qui ne concerne pas les premiers principes de la connaissance, nous ne disposons pas d'un instinct très fiable. D'instinct, nous savons que le monde existe et que 2 + 2 = 4. C'est une conviction ferme et indubitable que nous n'avons aucun besoin de justifier. A tel point que celui qui en douterait sérieusement passerait pour un fou. Mais dès que nous nous éloignons de ces principes évidents, il devient très hasardeux de vouloir ressentir d'instinct la vérité. Bien souvent, en ce domaine, nos conviction instinctives et nos ressentis intimes se révèlent être des préjugés qu'on doit pouvoir discuter rationnellement. Affirmer que « nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le coeur » veut dire que nous ne devons pas simplement nous appuyer sur la raison ; mais cela veut aussi dire que nous ne devons pas seulement nous appuyer sur le cœur !


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Si Pascal a raison, alors l'ambition de Descartes était ridicule : à quoi bon vouloir fonder toute notre connaissance sur le cogito si nous n'avons aucun motif sérieux de remettre en cause la conviction qu'il y a quelque chose de plus certain que ma propre existence : l'existence du monde auquel j'appartiens ? Pourquoi vouloir faire de l'homme la mesure de toute vérité, si il est évident -par une certitude du cœur -que la vérité existe avant l'homme ? Cette certitude, évidemment, n'est pas rationnelle. Elle précède la raison et même : elle rend possible la raison. En somme, n'est-ce pas là une façon d'admettre que tout le savoir rationnel de la philosophie serait finalement fondé sur des convictions premières qui, en elles-mêmes, n'ont rien de philosophique ? Des convictions sensibles au cœur, non à la raison. Des convictions qui, pour être reconnues, exigeraient moins d'avoir la tête sur les épaules que le cœur bien à sa place ?

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