Peut-on se mentir à soi-même ? L'hypothèse de la croyance implicite
- damienclergetgurna
- 30 janv.
- 8 min de lecture
Dans l'illusion, il en va de la responsabilité personnelle de celui qui s'illusionne. Il croit non pas tant parce qu'on lui fait croire que parce qu'il veut se faire croire à lui-même. Ici, nous avons donc affaire à un cas beaucoup plus problématique que celui du mensonge. Car le mensonge n'est alors plus quelque chose d'extérieur; il devient un mensonge qu'on se fait à soi-même. Ce n'est plus à l'autre que l'on fait croire, mais à soi-même. Mais comment peut-on, au juste, se mentir à soi-même ? Comment peut-on, sans contradiction, être l'agent d'un "faire croire" qui aurait soi-même pour victime ? Car enfin, pour mentir le menteur est supposé savoir la vérité. Et si je me mens à moi-même, je suis quand même supposé savoir -pour pouvoir me mentir -ce qui est vrai. Mais celui à qui l'on ment, en revanche, lui, ne doit rien connaître de la vérité qu'on lui dissimule. Le mensonge est efficace si la victime ne suspecte rien de la vérité. Quand le menteur et la victime sont deux personnes distinctes, il n'y a pas de problème : le menteur sait ce que sa victime ignore. Mais comment les choses sont-elles supposées se passer lorsque le menteur et sa victime ne forment qu'une seule et même personne ? Dans ce cas, il faudrait supposer que celui qui se fait des illusions sait (puisqu'il cherche à se la dissimuler) une vérité qu'en même temps il ne sait pas (puisqu'il parvient à se la dissimuler). Si on consent à un tout petit effort de réflexion, on doit admettre qu'il est assez étrange que l'expression "se mentir à soi-même" soit si couramment utilisée alors qu'elle semble une expression si complètement oxymorique. Comment peut-on se tromper soi-même ? De deux choses l'une : ou bien l'on sait la vérité et l'on ne peut donc être trompé; ou bien au contraire on l'ignore et on peut alors être trompé. Mais il semble impossible logiquement, sans faire violence à la loi de non-contradiction, de savoir ce que simultanément on ignore. Pourtant, c'est bien un exploit de cette nature que l'on prête à la personne qui, comme on dit, "se ment à elle-même". Au fond, elle sait... et quand l'illusion cesse, elle reconnaît volontiers qu'au fond elle savait ou que, du moins, elle avait tous les moyens de savoir parce que les indices étaient là sous ses yeux. Or, comment cela est-il possible ? Comment peut-on savoir et en même temps agir et penser comme si on ne savait rien de ce que pourtant l'on sait ?
L'hypothèse de la croyance implicite
Pour résoudre cet apparent paradoxe, nous pourrions émettre une première hypothèse. Dans l'expression "au fond, elle savait"... nous ne voudrions pas parler d'un véritable savoir, mais d'un savoir implicite, un savoir qui n'est pas pleinement actualisé et qui reste encore à l'état de savoir virtuel. A proprement parler, la personne qui s'illusionne ne sait pas, parce que son savoir n'est pas vraiment actualisé. On peut reprendre ici, pour nous guider, la terminologie d'Aristote, qui distingue trois types d'état : l'état en puissance (dynamis) : Le petit enfant est en puissance en capacité de parler. Il a tout ce qu'il faut pour le faire, mais il doit d'abord apprendre à le faire. Quand il aura appris à parler, seulement alors il sera passé à un autre état : il sera en mesure de parler "en acte" (energeia). Mais on peut encore introduire un troisième état, que Aristote nomme "entelekia" (entéléchie). Ce n'est pas parce que l'enfant sait parler qu'il va parler tout le temps. Il a la compétence de parler, mais il ne se sert de cette compétence que lorsqu'il parle effectivement. C'est cette effectivité de l'acte que Aristote nomme donc entéléchie. Le savoir que l'on possède est donc susceptible de se présenter à nous sous trois états différents : il y a ce que vous savez virtuellement, à la façon d'un savoir qui n'est pas encore actualisé. Par exemple, dans le Ménon, Socrate demande à un esclave sans instruction de résoudre un problème de géométrie. L'esclave n'a, évidemment, jamais appris la moindre leçon de mathématique. Mais en lui posant les bonnes questions, Socrate parvient à lui faire trouver la solution. Cette scène vise à illustrer la théorie platonicienne de la réminiscence : au fond, savoir c'est se ressouvenir. Car si l'esclave parvient à trouver la solution sans avoir jamais rien appris, c'est qu' "au fond, il savait". Et quand il découvre la vérité, il sait que c'est la vérité parce qu'il la reconnaît, il reconnait que c'est vrai. "Mais oui, c'est ça !". Ce plaisir de la reconnaissance prouve que le savoir se précède lui-même. Découvrir la vérité c'est en même temps découvrir que "au fond", rétrospectivement, on la connaissait déjà. Puis vient ensuite, donc le savoir in actu, actualisé, sous la forme d'un savoir acquis, un savoir qui prend l'allure visible de propositions ou de théorèmes. On pourrait presque dire, un savoir "verbalisé". Car ce qui n'est pas encore verbalisé reste à l'état de savoir virtuel. Mais ce n'est pas encore là le dernier mot du savoir : ce n'est pas parce que vous possédez un savoir, dûment appris, que vous vous en servez. Il y a ainsi tout un tas de choses que vous connaissez, mais auquelles vous ne pensez pas sur le moment ,parce que vous n'en avez pas l'usage actuel. Vous ne mobilisez ce savoir que dans les circonstances où il a besoin d'être mobilisé. En attendant, il est là, bien présent mais en sommeil dans votre esprit.
Cette tripartition peut-elle nous servir pour comprendre l'état de celui qui se ment à lui-même ? Peut-on dire qu' "au fond" il sait, au sens où son savoir reste simplement un savoir latent, en attente d'actualisation, donc un savoir-dynamis ? Ou à la limite, peut-on dire qu'au fond il sait, au sens où son savoir est parfaitement actualisé, mais qu'il n'y pense pas sur le moment parce que son attention présente est focalisée sur autre chose ? Donc un savoir-energeia. Prenons le cas des mensonges servis par le gouvernement américain à l'opinion publique pendant la guerre du Vietnam. Ici, le point important réside d'abord dans le fait que l'opinion publique n'était pas totalement dupe de ce mensonge. Les américains savaient, d'une certaine manière que le gouvernement mentait : "les documents du pentagone n'ont guère apporté de révélations inédites ou significatives au lecteur habituel des quotidiens et des hebdomadaires; il n'est pas un des arguments hostile ou favorable, rappelé dans cet "Historique de la façon dont été prises les décisions des Etats-Unis concernant la politique au Vietnam" qui n'ait déjà été discuté publiquement, des années durant, dans les magazines ou au cours d'émissions de télévision ou de radio". Autrement dit, les documents du Pentagone ont révélé au grand public, du moins au public qui se tenait au courant, une vérité qu'il connaissait déjà d'une certaine manière. Rien, dans le contenu de ces documents ne pouvait surprendre ce public averti, et pourtant la publication de ces documents provoqua quand-même la surprise. Tout se passe comme si le public américain savait et simultanément ne savait pas ce que la presse venait de porter à sa connaissance. Mais il en va ici comme de celui qui, quand la vérité éclate est toujours disposé à dire aux autres qu'il le savait. C'est toujours retrospectivement, une fois l'illusion dissipée, que l'illusionné peut prétendre qu'il "savait". Chez celui qui s'est laissé tout autant berné que les autres, cette revendication d'avoir toujours su, "au fond", peut aisément passer pour de la vantardise. Car dire : "je savais" n'est pas tout à fait exact. On savait en effet, mais sous la forme d'un savoir latent, d'un savoir en puissance. Nous avions les moyens de savoir, nous avions sous les yeux suffisamment d'éléments pour au moins suspecter la vérité, comme un spectateur qui assiste à un tour de magie. Mais nous n'avons pas été plus loin, nous en sommes restés à cet état de savoir purement virtuel. Dans le fond oui, l'opinion américaine savait, si l'on veut dire par là que tout ce dont elle avait besoin pour comprendre la vérité était placé sous ses yeux, exposé depuis des années par les articiles de la presse. Mais le lecteur des quotidiens se contentait généralement d'enregistrer l'information, passivement, sans chercher à aller plus loin. En dépit du fait qu'il savait la vérité, le public pouvait donc croire les mensonges du gouvernement, parce que ce qu'il savait au fond, n'était qu'un savoir potentiel, un savoir non complètement actualisé.
Mais telle n'était évidemment pas la position du gouvernement américain. Lui, au moins, disposait d'une connaissance qui n'avait rien d'une connaissance potentielle. Il savait et savait de source sûre que toutes ces opérations militaires ne servaient strictement à rien. Et pourtant, note Arendt, il fût le premier à être quand-même victime de son propre mensonge, le premier à se faire croire à lui-même ce qu'il tentait de faire croire à l'opinion. Comment le menteur pouvait-il réussir ainsi à se mentir à lui-même, par une forme "d'intoxication" ou d' "auto-suggestion" ? Ici, on ne peut plus arguer que le gouvernement savait au fond que ce qu'il racontait était des "bobards", en invoquant un savoir latent du type de la dynamis. Les rapports du pentagone témoignent que le gouvernement ne savait pas virtuellement ce qu'il en était réellement, mais qu'il le se savait sous une forme "actuelle", par le truchement des rapports que lui envoyaient régulièrement les services de renseignement. C'était donc bien ici un savoir "en acte". Mais tout se passait en même temps comme si ce savoir en acte n'était jamais mobilisé par le gouvernement quand il avait à prendre des décisions. C'était un savoir en acte, au sens de l'energeia, mais jamais un savoir actuellement mobilisé au sens de l'enteléchie. Le gouvernement savait tout ce que les services de renseignement lui rapportaient depuis le terrain; mais lorsqu'il avait à prendre une décision, ce n'était pas ce savoir là qui était mobilisé, mais un tout autre savoir : "il y une disparité totale entre les faits tels qu'ils étaient établis par les services de renseignements et parfois par les responsables des décisions eux-mêmes, et les prémisses, les théories et les hypothèses qui servirent finalement de base aux décisions". Le savoir qui a été mobilisé (au sens de l'entéléchie) dans la prise de décision était le savoir théorique de la "théorie des jeux", que possédaient et que prétendaient mettre en application les spécialistes de la résolution des problèmes.
Ce dernier cas de figure est intéressant parce qu'il nous amène à tirer quelques leçons intéressantes. Il montre d'abord qu'un savoir peut être présent et en même temps non utilisé, ce qui fait que l'on sait effectivement et que l'on agit pourtant comme si l'on ne savait pas. Mais il montre aussi autre chose. Il montre que l'on peut disposer en même temps de deux savoirs différents sans que ces deux savoirs ne soient jamais amenés à se confronter ni à se contredire. Ici, en l'occurrence, il y avait un savoir spéculatif, fondé sur le modèle mathématique de la théorie des jeux de John Nash. Et puis, à côté de ce savoir, il y avait le savoir qui portait sur les faits, sur la réalité concrète telle qu'elle était observée sur le terrain par les spécialistes du renseignement. Or, ceux qui étaient amenés à prendre les décisions prenaient leur décision en se servant exclusivement de la théorie des jeux et en faisant comme s'ils n'avaient aucune connaissance de la réalité sur le terrain. Pourtant, ils savaient bien ce qui se passait. Ils ne pouvaient pas dire qu'ils ignoraient que les faits mettaient leur théorie à mal. Oui, ils savaient. Mais ils ne savaient pas l'un de la même façon qu'ils savaient l'autre. La théorie des jeux était présente constamment à leur esprit, comme un savoir mobilisé ; mais dans leur esprit, la réalité du terrain appartenait à une tout autre sphère du savoir. C'était un savoir qui n'était pas supposé leur servir à eux, et qui pouvait donc se contenter d'être présent en eux comme toutes ces choses que l'on sait mais dont on n'a aucune espèce d'usage quotidien. Ce savoir, fourni par les services de renseignement, était plutôt destiné à aider les militaires sur le terrain. Les hommes du gouvernement pouvaient donc choisir de l'ignorer, comme le stratège peut se payer le luxe d'ignorer les petites manœuvres des tacticiens. Le résultat, c'est que ceux qui ont inspiré les décisions du gouvernement américain étaient en permanence dans une situation de "dissonance mentale" : ils disposaient de toute la connaissance suffisante pour comprendre que leur théorie était boiteuse, mais ils ne l'ont simplement pas vu, parce que comme ils étaient loin du terrain, dans leur tour d'ivoire, ils n'ont jamais pensé nécessaire de mobiliser ce savoir : "Le monde interne des services officiels, avec d'une part sa bureaucratie, de l'autre sa vie de société, a rendu l'autosuggestion relativement aisée. Aucune tour d'ivoire chère aux érudits n'a mieux préparé les esprits à négliger les réalités de la vue que ne l'ont fait les divers instituts de recherches pour les spécialistes des problème}".
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