Peut-on se mentir à soi-même ? L'hypothèse de la "mauvaise foi"
- damienclergetgurna
- 30 janv.
- 17 min de lecture
Ce serait inconsciemment que l'illusionné s'illusionne. Mais cette explication de l'illusion est-elle satisfaisante ? Comment peut-on se cacher la vérité à la fois parfaitement "volontairement" et en même temps sans en avoir le moins du monde conscience ? Comment un acte peut-il être à la fois "volontaire" et simultanément "inconscient" ? Lorsque je respire, je le fais la plupart du temps sans avoir conscience de le faire. Mais du même coup, je respire sans le vouloir, par habitude ou par instinct. Donc, quand je fais une chose inconsciemment, je ne la fais pas volontairement. Et réciproquement, si je fais une chose volontairement, j'ai normalement conscience de la faire. Or, dans le cas de l'illusion, nous aurions affaire à quelqu'un si se ment volontairement à lui-même et qui, pourtant n'aurait pas conscience de se mentir à lui-même. Comment est-ce possible ? La théorie psychanalytique ne permet pas de répondre à ce problème. Et pour cause : elle est obligée de présupposer ce qu'elle doit expliquer. Pour expliquer qu'un individu puisse se mentir à lui-même, elle est obligée de postuler qu'il exerce une censure "inconsciente". L'illusionné ne sait pas qu'il se ment à lui-même. Mais d'un autre côté, pour expliquer comment un phénomène peut être ainsi inconscient, la psychanalyse l'explique en disant : il est inconscient parce qu'on ne veut pas le voir ! Du coup, le serpent se mord la queue : ce qui permet à la censure d'être inconsciente, c'est qu'on la censure ! La marquise ne Merteuil n'a pas conscience de refouler son complexe d'infériorité. Mais pourquoi n'en a-t-elle pas conscience ? Eh bien ! parce qu'elle le refoule. On voit que l'explication est parfaitement circulaire et qu'elle n'explique donc rien du tout : ce qui explique la censure, c'est l'inconscient; et ce qui explique l'inconscient, c'est la censure. On ne peut donc pas se satisfaire de cette explication.
Raison pour laquelle Sartre préfère parler de "mauvaise foi" plutôt que d' "inconscient". Celui qui est de "mauvaise foi" n'est pas simplement quelqu'un qui refuse d'admettre devant les autres qu'il a tort. Quand on dit à quelqu'un qu'il est de mauvaise foi, on ne veut pas simplement affirmer qu'il nous ment et qu'il refuse d'admettre devant nous une chose qu'il admettrait dans son for intime être vraie. Car si c'était le cas, rien ne distinguerait vraiment l'homme de mauvaise foi d'un vulgaire menteur. Il ne veut pas admettre qu'il se trompe, et il vous soutient qu'il a raison pour sauver la face. Mais les choses sont plus complexes : le premier qui est trompé par l'homme de mauvaise foi, c'est l'homme de mauvaise foi lui-même. S'il ne veut pas admettre qu'il a tort, ce n'est pas seulement devant les autres. C'est d'abord vis-à-vis de soi-même, à ses propres yeux, qu'il ne peut admettre son erreur. Le menteur n'est pas convaincu par son mensonge, l'homme de mauvaise foi, oui. On a beau lui démontrer par a + b qu'il se trompe, il continue à penser envers et contre tous qu'il a malgré tout raison. Et en même temps, s'il est de mauvaise foi, c'est qu'il sait quand même qu'il a tort. Sans quoi, il ne serait pas de mauvaise foi ! Il serait simplement dans la position de quelqu'un qui est dans l'erreur. La personne de "mauvaise foi" est donc un très bon modèle pour penser la possibilité de se faire croire à soi-même certaines choses que l'on sait être fausses. L'homme de mauvaise foi n'est ni un menteur (parce qu'il est sincèrement convaincu de son bon droit), ni un dupe (parce qu'il sait la vérité mais refuse de l'admettre). La mauvaise foi présente donc bien toutes les caractéristiques d'un authentique mensonge à soi-même.
En revanche, l'expression "être de mauvaise foi" ne fait appel à aucune idée d'Inconscient. Prenons l'exemple de la marquise de Merteuil. Dans l'hypothèse psychanalytique, la marquise de Merteuil serait doublement inconsciente : elle serait d'abord inconsciente de son complexe d'infériorité, parce qu'elle l'aurait refoulé; et elle serait aussi du même coup inconsciente d'avoir refoulé son complexe d'infériorité. Mais si nous affirmons que la marquise de Merteuil est de mauvaise foi, son comportement change aussitôt de signification à nos yeux : on ne postule plus du tout qu'elle est inconsciente. On suppose au contraire que sa tendance à se mentir à elle-même se ferait, chez elle, en toute transparence. Ce n'est pas qu'elle "censure" une vérité qu'elle ne veut pas voir, c'est qu'elle refuse tout simplement de l'admettre. Ce n'est pas du tout la même chose ! Dans l'idée de la censure, il y a comme une opération magique qui consisterait à faire disparaître ce que l'on ne veut pas voir. On voit bien que, pour se représenter la possibilité d'une telle censure, Freud est obligé d'en passer par une représentation métaphorique. Or, c'est cette représentation métaphorique que dénonce Sartre : "Dans l'interprétation psychanalytique, on utilisera l'hypothèse d'une censure, conçue comme une ligne de démarcation avec douane, services de passeports, contrôle des devises, etc". Quand on parle de censure psychique, on croit qu'on a compris de quoi on parle, simplement parce qu'on a une jolie image "topique" à se mettre sous les yeux. Mais cette jolie image n'est qu'une métaphore. Du coup, l'hypothèse de la censure ne nous incite pas vraiment à chercher plus loin une explication. Elle ne conduit pas à nous demander comment fonctionne concrètement cette censure. "abracadabra, le lapin a disparu !" : voilà comment fonctionne la censure. En revanche, si nous postulons maintenant que l'illusionné est parfaitement conscient, nous devons nécessairement nous demander comment il s'y prend, concrètement, pour refuser d'admettre ce qu'il sait.
Si la marquise de Merteuil n'est pas victime de son inconscient, alors elle est de "mauvaise foi". Après avoir poussé Valmont à écrire sa lettre à la présidente Tourvel, elle lui reproche de se conduire cavalièrement avec les femmes. Elle est évidemment de mauvaise foi parce que c'est elle qui a poussé Valmont à écrire cette lettre; elle lui en a même dicté les termes ! Elle est donc assez mal placée pour lui reprocher maintenant de mal se conduire : "Après tout, une femme n'en vaut-elle pas une autre ? ce sont vos principes. Celle même qui "serait tendre et sensible, qui n'existerait que pour vous et qui mourrait enfin d'amour et de regret" n'en serait pas moins sacrifiée à la première fantaisie, à la crainte d'être plaisanté un moment" (Lettre CLII). On ne saurait être de plus mauvaise foi. En quoi consiste-t-elle, cette "mauvaise foi" ? Elle consiste à lui reprocher d'avoir fait ce qu'elle lui a elle-même expressément commandé de faire. Sa mauvaise foi réside dans son inconséquence. Et cette inconséquence s'explique assez facilement : elle voulait planter une flèche dans le cœur de sa rivale, parce qu'elle ne tolérait pas que le cœur de Valmont soit pris par une autre. Mais en même temps, la façon dont Valmont a exécuté sa volonté sans le moindre scrupule lui donne peur pour elle-même. Or, ce qui est intéressant, c'est qu'on ne peut pas dire que Merteuil est le moins du monde "inconsciente" de sa jalousie ni du rôle actif qu'elle a joué dans l'élimination de sa rivale : "Tandis que je frappais celle-ci, ou plutôt que je dirigeais vos coups, je n'ai pas oublié que cette femme était ma rivale, que vous l'aviez trouvée un moment préférable à moi, et qu'enfin, vous m'aviez placée au-dessous d'elle" (CXLV). Elle n'est donc pas du tout inconsciente de son rôle, et pourtant... Il y a dans la "mauvaise foi", constate Sartre, "un certain art de former des concepts contradictoires, c'est-à-dire qui unissent en eux une idée et la négation de cette idée". Ceci explique du même coup le lien intime qui existe entre la conduite de mauvaise foi et le fait d'adopter une attitude "inconséquente". C'est cet art qu'il nous faut maintenant interroger en nous demandant : comment s'y prend-on pour se mentir à soi-même ?
"Voici par exemple une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n'en veut pas sentir l'urgence; elle s'attache seulement à ce qu'offre de respectueux et de discret l'attitude de son partenaire". On peut dire que cette scène, proposée par Sartre dans L'être et le néant, illustre parfaitement la logique du mensonge à soi : la jeune femme est parfaitement consciente des intentions de l'homme à son endroit (il veut coucher avec elle), mais elle refuse de l'admettre. Comment s'y prend-elle ? Comment peut-elle à la fois être consciente des intentions de l'homme ("il veut coucher avec moi") et se faire en même temps croire à elle-même le contraire ? ("il est trop respectueux pour vouloir coucher avec moi" ?). A première vue, il semble assez problématique de se tenir un discours pareil. On ne peut en même temps et sous le même rapport affirmer une chose et son contraire. C'est à la fois une impossibilité logique (loi de non-contradiction : "non (p et non p)") et une impossibilité psychologique : un individu normal ne peut tout simplement pas se faire croire à lui-même simultanément une chose et le contraire de cette chose. On voit donc mal comment Madame de Merteuil s'y prend donc pour admettre tout à la fois sa responsabilité et pour la nier. Mais cette impossibilité à former des concepts contradictoires ne concerne en réalité que les situations dans lesquelles on s'efforcerait de croire une chose et son contraire : 1) en même temps, et 2) sous le même rapport. C'est cette double clause (en même temps et sous le même rapport) qui rend impossible la formation de deux concepts contradictoires. Or, cette double condition est ce que l'homme de mauvaise foi s'efforce justement de contourner.
Le jeu sur la temporalité
Soit la première condition : on ne peut penser deux concepts contradictoires en "même temps". Qu'à cela ne tienne ! L'homme de mauvaise foi s'efforce de désolidariser temporellement les deux affirmations contradictoires. C'est ce que fait la jeune femme décrite par Sartre. Sa première stratégie consiste en effet à introduire une coupure arbitraire dans le continuum temporel de la relation de séduction. Elle pense chaque moment séparément, comme si les deux n'avaient aucune espèce de relation : le moment où elle entend : "je vous admire tant", et le moment où la drague prendra une allure plus insistante. Elle isole les deux moments, par une sorte de coupure mentale qui se retient de les mettre en relation. Elle s'en tient au présent de l'énoncé, en renvoyant dans une autre dimension temporelle les "possibilités de développement temporel que présente cette conduite". Elle peut s'offrir le luxe de prendre dans son sens littéral l'énoncé "je vous admire tant" (sans percevoir le message implicite qui est derrière), parce qu'elle prend cet énoncé sous la dimension d'un présent statique : "elle borne ce comportement à ce qu'il est dans le présent, elle ne veut pas lire dans les phrases qu'on lui adresse autre chose que leur sens explicite; si on lui dit : "je vous admire tant", elle désarme cette phrase de son arrière-fond seul, elle attache au discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu'elle envisage comme des qualités objectives".
Ce jeu sur la temporalité explique bien des conduites de mauvaise foi. Soit le présent est, comme dans l'exemple de Sartre, absolutisé. Soit au contraire, stratégie inverse, le présent est en permanence nié au profit de "possibilités de développement temporel" qui n'arriveront jamais. Exemple de la première stratégie : la façon dont Danceny fait complètement abstraction du fait que Cécile doit se marier, au moment où il lui écrit. Il vit l'ivresse de l'amour dans un présent pur, qui a d'autant moins à s'embarraser de la dimension de l'avenir qu'il s'inscrit d'emblée dans une dimension d'éternité : "Un malheur éternel sera le prix de l'amour le plus tendre; et vous l'aurez voulu, et ce sera votre ouvrage ! Jamais, je le sens, je ne retrouverai le bonheur que je perds aujourd'hui; vous seule étiez faite pour mon coeur; avec quel plaisir je ferais le serment de ne vivre que pour vous" (Lettre XXVIII). Vivant sur l'éternité de l'instant ("par vous je peux être éternellement heureux ou malheureux", lui écrit-il dans sa toute première lettre (XVII)), Danceny n'ignore pourtant pas que Cécile est destinée à se marier, et qu'il est lui-même destiné à devenir un jour Chevalier de Malte. mais il repousse cette perspective dans une autre temporalité. C'est cette façon d'isoler le présent des "possibilités de développement temporel que présente sa conduite" qui l'amène à se croire moralement justifié, même devant Madame de Volange : "Un vil séducteur peut plier ses projets aux circonstances, et calculer avec les événements : mais l'amour qui m'amine ne me permet que deux sentiments : le courage et la constance. Qui, moi ! consentir à être oublié de mademoiselle de Volanges, à l'oublier moi-même ? non, non jamais !" (Lettre LXIV). L'éternité de l'instant lui sert de caution morale et lui permet de nier mentalement les conséquences de sa propre conduite, en imputant l'immoralisme au fait de calculer les conséquences de ses actions. L'amour n'est pas véritable, la passion n'est pas vraiment pure, si s'y mêlent des considérations prosaïques sur l'avenir.
Un peu plus tard dans le roman, en dépit de ses belles promesses d'amour éternel, Danceny fait des infidélités à Cécile avec la marquise de Merteuil. A ce moment encore, Danceny éprouve le besoin de se justifier à nouveau devant un acte qu'il est difficile de concevoir comme autre chose qu'une trahison. Quelle stratégie de mauvaise foi va-t-il adopter en ce cas ? Tout simplement, il va encore isoler le présent de "ses possibilités de développement temporel". Mais cette fois, le présent ne sera pas le temps de ce qui est éternel, sans changement; le présent, ce sera pour Danceny le temps de ce qui est éphémère, de ce qui n'a pas vocation à s'inscrire dans la durée. La lettre que Danceny écrit à la marquise de Merteuil, après avoir couché avec elle, n'insiste plus sur la valeur d'éternité attachée à l'instant présent; elle insiste au contraire sur sa valeur d'événementialité : l'amour qu'il éprouve pour Cécile n'est pas nié, il est renvoyé plutôt à la dimension d'un amour fait pour traverser les épreuves, d'un amour qui s'inscrit donc dans la durée; au contraire, l'histoire qu'il noue avec Merteuil n'a rien à voir avec cette durée, il appartient à une sphère temporelle toute autre : celle de l'événement présent, singulier, inattendu, auquel il faut savoir s'abandonner sans chercher à calculer ni à prévoir : "Quoi ! Pour avoir été éclairés plus tard, nos cœurs en seraient-ils moins purs ? Non, sans doute. C'est au contraire la séduction qui, n'agissant jamais que par projets, peut combiner sa marche et ses moyens, et prévoit au loin les événements. Mais l'amour véritable ne permet pas ainsi de méditer et de réfléchir". (Lettre CXLVIII). Au début du roman, Danceny se sert du présent comme de ce temps qui n'est pas destiné à disparaître, parce qu'il est présent, donc de ce temps qui n'a pas besoin d'avoir un avenir parce qu'il est l'éternité même. A la fin du roman, Danceny se sert du présent comme de ce temps qui n'a pas besoin d'un avenir parce qu'il est le temps même de l'ivresse. Ce qui prouve bien que cette façon d'isoler le présent, de l'absolutiser, est complètement arbitraire, c'est la réaction de Danceny dès que Valmont lui apprend qu'il va pouvoir retrouver Cécile : oubliant aussitôt la marquise de Merteuil, il se précipite chez Cécile. Alors, le temps présent reprend aussitôt sa temporalité et retrouve son lien immédiat à des possibilités de développement.
Les spécialistes en communication du Pentagone vivent aussi dans un présent qu'ils ont détaché de toute relation directe avec un avenir. C'est le présent immédiat de la temporalité électorale. Leur but, c'est de prendre aux vietnam des décisions qui auront uniquement pour but de garantir le succès électoral dans les urnes. Autrement dit, le court-termisme de l'agenda électoral est complètement déconnecté des prévisions à long terme que requiert un engagement militaire. Les deux temporalités semblent, dans l'esprit des spécialistes en communication, n'avoir aucune espèce de rappport l'une avec l'autre. En cela, les spécialistes en communication s'opposent complètement aux spécialistes en solution des problèmes. Ces derniers introduisent eux aussi une coupure arbitraire dans le continuum temporel, mais leur stratégie consiste à l'inverse à faire entièrement abstraction du présent. Ce qui est absolutisé, dans ce cas, c'est la dimension projective d'un avenir qui demeure toujours à venir. Ce qui incarne un deuxième type de stratégie possible, dans le jeu sur le temps. Ainsi les cadres du Pentagone ont-ils beau savoir, jour après jour, que le présent apporte un démenti à leur prédiction les plus enthousiastes, il ne laissent pas de se faire croire à eux-même que "les possibilités de développement temporel" finiront par leur donner raison. La situation du présent, telle qu'ils peuvent la mesurer et la constater grâce aux rapports de la CIA, ne contredit aucunement leur espoir de victoire, parce que cet espoir est placé dans une autre dimension temporelle qui n'a pour eux aucune espèce de rapport immédat avec la situation présente. Leur prédiction ne se fondent pas en effet sur cette situation présente, mais sur un espèce de hors-temps qui est celui du savoir scientifique. Une théorie scientifique prétend en effet énoncer des vérités qui sont vraies sub specie aeternitatis, elle fait donc abstraction du temps qui passe, ou plutôt elle tend à spatialiser cette temporalité. Aussi ne faut-il pas s'étonner si les "spécialistes de la solution des problèmes" n'éprouvent nullement de gêne face aux démentis répétés de la situation présente...
Autre exemple, dans Lorenzaccio : le duc Alexandre nie toute possibilité de développement temporel du présent, traite la menace imminente qui pèse sur lui et dont ses conseillers l'avertissent pourtant comme une virtualité déconnectée de sa jouissance présence.. exactement comme le ferait un fumeur de cigarette qui renvoie ses problèmes de santé à un avenir indéterminé.
Le jeu sur le rapport
Pour penser la deuxième condition (l'impossibilité d'affirmer deux choses contradictoires sous le "même rapport") revenons au texte de Sartre : "Mais voici qu'on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate". Le problème alors est le suivant : comment la jeune femme peut-elle encore continuer à se mentir à elle-même ? Comment peut-elle encore réussir à se faire croire que la rencontre n'a aucun caractère sexuel, alors qu'elle ne peut plus désormais nier les "possibilités de développement temporel". Elle ne peut plus les nier, parce que ces possibilités ne sont plus des possibilités, mais qu'elles font maintenant partie de la situation présente. Comment va-t-elle s'y prendre alors pour parvenir encore à s'aveugler ? Réponse de Sartre : "On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s'aperçoit pas qu'elle l'abandonne. Elle ne s'en aperçoit pas parce qu'il se trouve par hasard qu'elle est, à ce moment, tout esprit. Elle entraîne son interlocuteur jusqu'aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel : une personne, une conscience. Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l'âme est accompli : la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante -une chose". Cette fois-ci donc, il ne s'agit plus d'introduire une solution de continuité à l'intérieur du temps, dans une dimension "diachronique"; il s'agit d'introduire une solution de continuité à l'intérieur de la personne elle-même, dans une dimension "synchronique", en distinguant deux plans d'existence que l'on va tenir séparés et que l'on va considérer comme parfaitement indépendants l'un de l'autre.
La matrice de toutes les distinctions de ce type est évidemment constituée par le dualisme du corps et de l'esprit. Mais chez Descartes, bien que corps et esprit soient distincts, ils ne sont cependant nullement indépendants l'un de l'autre : "je ne suis pas logé en mon corps comme un pilote en son navire". De fait, ce qu'il se passe dans mon esprit a un effet direct sur ce qu'il se passe dans mon corps (par exemple quand je lève mon bras); et réciproquement, l'état de mon corps affecte inévitablement mon esprit en provoquant ce que Descartes nomme des "passions de l'âme". Corps et esprit sont donc distincts, certes, mais l'homme n'est pas la simple juxtaposition d'un corps et d'un esprit. Il est l'union des deux. Or, ce que fait la jeune femme de Sartre, c'est au moment où on lui prend la main, et pour ne pas rompre le charme ambigu du moment, de complètement désolidariser ce qui se passe au niveau de son corps et ce qui se passe au niveau de son esprit. Elle nie ce qui se passe au niveau de son propre corps, en se lançant dans des grandes spéculations sentimentales !
Ainsi, au moment même où la marquise Cibo se trouve dans les bras d'Alexandre, elle se lance dans de grandes envolées patriotiques. Sans doute, à un premier niveau de lecture, cela prouve qu'elle se sert du désir d'Alexandre pour mieux le manipuler. Du moins telle paraît être son intention manifeste. Mais d'un autre côté, il n'est pas certain qu'en faisant cela, la marquise ne cherche pas aussi à se duper elle-même. Du reste, elle en exprime elle-même le soupçon après son entretien avec le cardinal (II, 3) : "Pourquoi y a-t-il dans tout cela un aimant, un charme inexplicable qui m'attire ? (...) Et pourquoi est-ce que tu te mêles à tout cela, toi, Florence ? Qui est-ce donc que j'aime ? Est-ce toi ? Est-ce lui ?". Dans ce cas, son lyrisme patriotique au beau milieu de l'étreinte pourrait revêtir une autre signification, tout à fait conforme à l'exemple de Sartre. Il se pourrait en effet que la marquise cherche à se tromper elle-même, en se faisant tout esprit, pour se voiler à elle-même le trouble qu'elle éprouve aux caresses d'Alexandre.
Dans le même ordre d'idée, l'évanouissement de la présidente de Tourvel au moment où elle s'abandonne au désir de Valmont a-t-il une autre signification ? N'est-il pas, même, un cas clinique de dissociation ou l'esprit rompt littéralement son lien avec le corps pour ne plus avoir à sympathiser avec ses humeurs, ses douleurs ou ses émois ? D'abord la présidente Tourvel s'évanouit : "A ce dernier mot, elle se précipita ou plutôt tomba évanouie entre mes bras. Comme je doutais encore d'un si heureux succès, je feignis un grand effroi; mais tout en m'effrayant, je la conduisais, ou la portais vers le lieu précédemment désigné pour le champ de ma gloire; et en effet elle ne revint à elle que soumise et déjà livrée à son heureux vainqueur". Ensuite lorsque la présidente recouvre ses esprits, elle continue de se comporter comme si elle était entièrement déconnectée de ses sensations : "si je remarquai d'abord un peu plus de confusion et une sorte de recueillement, j'attribuai l'un et l'autre à l'état de prude : aussi, sans m'occuper de ces légères différences que je croyais purement locales, je suivais simplement la grande route des consolations; bien persuadé que, comme il arrive d'ordinaire, les sensations aideraient le sentiment, et qu'une seule action ferait plus que tous les discours, que pourtant je ne négligeais pas. Mais je trouvai une résistance vraiment effrayante, moins encore par son excès que par la forme sous laquelle elle se montrait. Figurez-vous une femme assise, d'une raideur immobile, et d'une figure invariable; n'ayant l'air ni de penser, ni d'écouter, ni d'entendre; dont les yeux fixes laissent échapper des larmes assez continues, mais qui coulent sans effort. Telle était madame de Tourvel pendant mes discours" (Lettre CXXV). Puis, un peu plus loin dans la même scène, la présidente de Tourvel passe de la négation des sensations à la survalorisation des sentiments, l'un étant destiné à effacer la présence de l'autre : "Vous êtres heureux ? (...) Et heureux par moi!". J'ajoutai les louanges et les tendres propos. Tandis que je parlais, tous ses membres s'assouplirent; elle retomba avec mollesse appuyée sur son fauteuil; et m'abandonnant une main que j'avais osé prendre : "je sens, dit-elle, que cette idée me console et me soulage".
Que cette dissociation incarne une attitude complètement illusoire, c'est bien ce dont témoigne l'expérience beaucoup plus concrète de Cécile de Volanges. Car Cécile se fait violer par le vicomte. Et pour le coup, lorsqu'elle raconte la scène à la marquise, Cécile est parfaitement sincère. Elle n'essaie pas de se mentir à elle-même, ni même de mentir à la marquise. C'est ce qui rend son témoignage si frappant, et exemplaire. Car ce que révèle la jeune Cécile, c'est précisément son incapacité à réaliser la dissociation de son corps et de son âme; ce qu'elle montre, c'est comment l'émoi de son corps finit par avoir un impact sur son consentement, que d'abord elle refuse. Qu'il y ait finalement consentement ajoute au trouble de la victime, qui non contente d'avoir été forcée se sent en plus responsable de n'avoir pas assez résisté :"Ce que je me reproche le plus, et dont pourtant il faut que je vous parle, c'est que j'ai peur de ne pas m'être défendue autant que je le pouvais. Je ne sais pas comment cela se faisait : sûrement, je n'aime pas M. de Valmont, bien au contraire; et il y avait des moments où j'étais comme si je l'aimais... Vous jugez bien que ça ne m'empêchait pas de lui dire toujours que non; mais je sentais bien que je ne faisais pas comme je disais". Ce témoigne naïf, et donc parfaitement sincère, montre à l'évidence que toute tentative de dissocier l'âme et le corps, de rendre intentionnellement hermétiques l'émoi du corps et la vibration des âmes, relève d'une totale mauvaise foi.
Mais n'est-ce pas précisément cette erreur que commettent aussi les libertins, sous une forme inversée ? Le libertinage du vicomte et de la marquise, parce qu'il réduit le sexe au sexe, se veut joyeux et lucide ; mais l'est-il plus que l'hypocrisie pudibonde de la bonne société qu'il prétend dénoncer ? Est-il moins mensonger de prétendre réduire le sexe au sexe que de prétendre réduire l'amour à un échange de conservations purement platoniques ? Aussi bien, la mauvaise foi de celui qui prétend nier l'émoi des corps derrière un discours de vertu n'est-elle pas moins égarante que la mauvaise foi de ceux qui prétendent nier la présence des sentiments derrière le cynisme affiché du libertin. "Est-il vrai, Vicomte, que vous vous faites illusion sur le sentiment qui vous attache à madame de Tourvel. C'est de l'amour, ou il n'en existera jamais : vous le niez bien de cent façons : mais vous le prouvez de mille (CXXXIV); "Parlez-moi Vrai: vous faites-vous illusion à vous-même ou cherchez-vous à me tromper ? La différence entre vos discours et vos actions, ne me laisse de choix qu'entre ces deux sentiments" (CXLI) L'expérience malheureuse de Valmont et de Merteuil ne prouve-t-elle pas que leur propre tentative d'échapper à l'hypocrisie de la société est un échec ? Car leur échec n'est pas dû d'abord à la vengeance que la bonne société aurait exercé contre eux. Leur échec est d'abord imputable au fait que ces deux complices en félonie se sont mutuellement détruits, parce qu'ils ont surestimé la transparence de leur relation.
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