Platon et la question du désir
- damienclergetgurna
- 12 févr.
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La conception Platonicienne du désir dépend directement de sa métaphysique et de la façon dont cette dernière est suspendue à l’Idée du Bien. L’allégorie de la caverne, comme la figure de la ligne divisée qui la précède dans La République, présentent très clairement l’ontologie dualiste de Platon : d’un côté un monde sensible (dont l’existence va de soi) et de l’autre côté un « monde intelligible » dont l’existence ne va pas de soi et demande à être prouvée. Mais dans la mesure où le monde sensible est composé de choses individuelles et sensibles, et dans la mesure où ce monde est aussi un monde du devenir, nous avons un double motif de considérer que ce monde ne se suffit pas à lui-même :
D’abord, s’il n’y avait rien à penser au-delà de ces réalités individuelles et sensibles, nous serions condamnés à ne jamais pouvoir connaître rationnellement. La raison en effet est la faculté de concevoir des idées. Or, contrairement aux images de la sensibilité (qui sont des images de choses sensibles et individuelle), l’idée est la représentation d’une chose générale et abstraite. Générale, parce qu’il ne peut y avoir de science que du général (on peut « connaître » concrètement un tel ou tel, mais la « connaissance scientifique », elle, porte en principe sur des lois générales) ; abstraite, parce que l’idée d’un triangle, cet objet mathématique, n’est pas réductible au triangle que je dessine au tableau. Je ne peux pas « voir » l’idée du triangle, je ne peux que la « concevoir ». Dans l’activité rationnelle, c’est moins la vision qui compte, que le fait d’entendre (d’où le terme « entendement ») : car l’idée est ce que je comprends quand j’entends le mot « triangle ». Le support de cette capacité à penser des choses universelles est donc étroitement dépendante de l’usage du langage. Ce pourquoi le terme grec « logos » désigne indistinctement la raison et le langage. Or, si ces idées que nous concevons étaient seulement des « êtres de raison » (autrement dit des êtres produits par notre raison), cela signifierait donc que toute connaissance qui prétend énoncer une loi universelle serait fausse puisque rien de réel ne lui correspondrait vraiment. On ne pourrait rien dire sur l’Homme en général, puisqu’il n’y aurait pas d’humanité commune dont nous pourrions parler hors des hommes particuliers. Nous devons donc admettre, pour que la science soit possible, que hors des individus concrets il existe bel et bien des êtres génériques (l’humanité, « la » quantité, « la » masse, « la » pesanteur) qui ne sont ni des êtres concrets ni des individus. Ce sont ces objets mêmes (universels et abstraits) que notre intelligence saisit (et non pas nos sens) et que nous pouvons nommer pour cette raison des « Idées » (à distinguer de l’idée qui est dans notre tête). Ces Idées, dans leur universalité, sont aussi les « essences » (ousia) des choses : en effet, ce qui fait qu’ « une » table est une « table », c’est qu’elle « participe », comme toutes les autres tables, à l’être générique de « la » table. C’est cette « participation » qui fait d’elle ce qu’elle est.
Ensuite, le fait que le monde sensible soit aussi un monde du « devenir » (genesis) rend ce monde ontologiquement imparfait. Car une chose qui devient est une chose qui cesse d’être ce qu’elle est pour devenir autre chose qu’elle n’est pas encore. Le devenir est à la fois un « n’être pas encore » et un « n’être plus ». Pour cette raison,on peut dire que le monde du devenir manque d’être. C’est là une autre raison d’admettre le monde des Idées : le réel (le monde sensible) n’est manifestement pas la même chose que l’être, l’être n’est pas la même chose que l’être réel. Car le réel, justement, manque quelque peu d’être. Certes, il est réel -indiscutablement- mais cette réalité n’est pas pleinement. Il y a donc de la place pour penser l’être en dehors du réel, et même : il y a de la place pour penser un être plus parfait que l’être du réel. Or, contrairement à la table qui se dégrade et se corrompt, l’être de la table lui (son essence, son Idée) échappe à la corruption. N’est-ce pas admettre la supériorité ontologique du monde des Idées sur le monde sensible ? De ce point de vue, le monde intelligible n’est pas seulement un autre monde « à côté » du monde sensible ; il est « au-dessus » de lui : le monde vrai, le modèle que le monde sensible tend à « imiter » -toujours imparfaitement. Autrement dit, l’Idée est aussi un Idéal à atteindre, ce pourquoi l’Idée du Bien est la principale et la première de toutes les Idées : si les choses sensibles participent des Idées, les Idées elles-mêmes participent toutes de l’Idée du Bien. Un homme, quel qu’il soit, sera d’autant plus parfait (bon) qu’il se montrera plus proche de l’Idéal d’humanité. Inversement, l’imperfection d’un homme n’est rien d’autre que la distance qui le sépare de ce modèle d’humanité. Il est imparfait parce qu’il ne coïncide pas pleinement avec son être, c’est-à-dire avec son humanité.
C’est à partir de cette ontologie qu’il faut comprendre d’abord la théorie platonicienne du désir :
D’abord, le désir est l’expression psychologique de la carence ontologique (endeia) qui affecte le monde sensible. Car le désir est constitutivement un manque, c’est à dire défaut, absence. L’être qui désire est un être qui a toujours besoin d’entretenir son être, un être immanquablement menacé par le temps qui passe. Mais le manque ne manifeste pas seulement le défaut, la carence. Pour qu’il y ait « désir », ce simple défaut ne suffit pas. Il doit d’abord être ressenti par celui qu’il affecte : il n’y a pas de désir si le manque n’est pas ressenti. Plus encore : ce manque ressenti ne devient véritablement un désir que s’il donne lieu à la représentation de ce qui pourrait combler ce manque : « tout homme qui désire, désire quelque chose. (…) Il ne désire point ce qu’il éprouve : car il a soif ; or la soif est un vide (kênosis) ; et il désire d’être rempli » (Philèbe). Dit autrement : le désir est l’expression psychologique (« psychée », en grec, c’est l’âme) de notre carence ontologique, de notre « être en défaut ». Ce pourquoi Platon prend bien la peine de préciser que le désir « a son principe dans l’âme » : « Ce discours, en nous faisant voir que la mémoire est ce qui porte l’animal vers ce qu’il désire, nous apprend en même temps que tout espèce d’appétit, tout désir, a son principe dans l’âme, et que c’est elle qui commande dans tout être animé».
Mais si le désir est la manifestation psychologique de notre carence ontologique, il n’est pas plus que le devenir purement et simplement un non-être, une absence, un vide. De même que le monde sensible est intermédiaire entre l’être et le non-être, de même le désir est-il aussi l’expression psychologique de cet entre-deux. Autrement dit, le désir n’est pas seulement un manque. Ce qui en témoigne, c’est le fait qu’un individu entièrement plongé dans le manque ne saurait pas ce qu’il doit désirer ni n’aurait encore la force de la désirer. Sans doute, bien que Platon ne fasse pas cette distinction, est-il opportun ici de faire intervenir la distinction entre « besoin » et « désir ». Le besoin est précisément cet état de manque, étant de manque qui nous place dans une situation de besoin : le manque de nourriture fait que j’ai besoin de manger ; le manque de crayons fait que j’ai besoin d’en acheter….. Mais si le besoin est la condition du désir, il ne suffit nullement au désir. Car le besoin est un phénomène purement négatif, tandis que le désir lui, fait intervenir toutes les ressources motrices de mon être. Les personnes nécessiteuses, celles qui sont trop dans le manque, ne disposent en général plus d’assez de ressources pour désirer encore. Dévorées par le besoin, elles n’ont plus la force de désirer. Elles sont « abouliques », sans désir. Cette distinction s’applique parfaitement à la description que fait Platon du désir comme d’un entre-deux entre « pauvreté » et « richesse » (cf. Le banquet, discours de Diotime), description qu’il applique ici plus spécifiquement au désir érotique. Mais quel que soit le désir, la description est au fond la même : face à l’impuissance du manque, le désir déploie les ressources visant à combler ce manque. Il est tension (orexis), qui déclenche un mouvement de poursuite (diôxis) dont le terme est la « prise » (hairesis) d'un ce-qu-il-faut (to deon), c'est-à-dire un bien (to agathon). Si le désir est donc la manifestation d’une carence, il est donc aussi en même temps le déploiement d’une énergie.
Si cette description s'applique généralement à tout type de désirs, elle permet surtout de comprendre pourquoi la satisfaction d'un désir, si elle apporte un remède provisoire à un manque singulier, ne mettra jamais fin au manque en tant que tel. Anne Merker, dans Une morale pour les mortels, formule cela de façon élégante : « Cette dimension du manque et du besoin persiste au sein même de la satisfaction du besoin, au sein de l'atteinte de ce qui manquait et qui met un terme au manque. Car si l'état de manque peut être comblé et trouver remède, la condition de manque est en revanche irrémédiable. La satisfaction du besoin ne délivre pas du besoin d'être satisfait ». Le comblement du manque ontologique ne peut jamais venir de ce qui en constitue l'origine : le monde sensible. Par conséquent, aucun bien physique désirable ne saurait jamais nous délivrer de notre constant besoin d'être satisfait. Derrière la multitude de ces désirs physiques (epithumia), toujours renaissant, il faut voir autant de manifestations diverses de cet unique désir, toujours le même, d'empêcher l'hémorragie de notre être.
Que la satisfaction physique (le plaisir) est impuissante à mettre un terme à ce manque, cela se voit à une caractéristique essentielle dont le Philèbe fait la minutieuse description : ce plaisir est toujours lui-même le simple mouvement qui nous fait passer de la douleur à la cessation de cette douleur : « quand l'animal se corrompt, la corruption est une douleur, au contraire le retour de chaque chose à sa constitution primitive est un plaisir ». Par conséquent, le plaisir n'est rien d'autre qu'un pur devenir, un état intermédiaire entre l'être et le non-être. Simple passage de la douleur à la cessation de la douleur, il est toujours mêlé de douleur exactement de la même façon que le désir est toujours mêlé au manque. C'est un « plaisir mélangé », qui est paradoxalement d'autant plus intense que la douleur qui l'accompagne est véhémente : « Ceux qui sont tourmentés de la fièvre et d'autres maladies semblables (…) n'ont-ils pas plus de besoin ? Et ces besoins satisfaits, ne goûtent-ils pas un plus grand plaisir ? ». De ce fait, l'opposition entre la douleur et le plaisir est bien plus souvent une affaire de degré. Suivant le dosage respectif de la douleur et du plaisir qui accompagne sa résorption on pourra parler d'une agréable démangeaison ou d'un insupportable prurit. On peut « brûler » de volupté, et c'est merveilleux. Mais cette brûlure voluptueuse peut aussi devenir plus importante que le plaisir qu'on en retire et nous apparaître comme une authentique souffrance. Si le plaisir est toujours mêlé à la douleur, inversement la douleur peut toujours être une occasion de plaisir. De là procède notre attitude ambiguë face à des passions qu'on pourrait juger tellement négative que nul ne saurait sincèrement vouloir les éprouver : « la colère, la crainte, le désir, la tristesse, l'amour, la jalousie, l'envie, et les autres passions semblables sont des douleurs propres à l'âme. Mais ne trouverons-nous pas qu'elles sont remplies de plaisirs inexprimables ? »
Pourtant, pour imparfait qu'il soit, le plaisir provoqué par la satisfaction des désirs portant sur des biens physiques, n'en est pas moins naturellement investi par nous d'une attente considérable. Cela s'explique précisément par le fait que le plaisir est un pur devenir. Comme tout processus, il est donc potentiellement illimité, variable en terme de plus et de moins. Ce caractère in-défini (apeiron), fait qu'on peut toujours indéfiniment l'augmenter. De là naît la « pléonexie » (ou intempérance) : « Aperçois-tu dans l'intempérance des plaisirs, je ne dis pas en plus grand nombre, mais plus grands, plus considérables pour la véhémence et l'intensité que dans la vie tempérante ? Les tempérants sont retenus par la maxime qui leur répète à chaque instant : « rien de trop », maxime à laquelle ils se conforment ; au lieu que les hommes déréglés se livrent à l'excès du plaisir jusqu'à en perdre la raison, et pousser des cris extravagants ». (Philèbe). Dans cette recherche effrénée d'un plaisir de plus en plus intense, nous cherchons ainsi à échapper à ce vide constitutif qui nous habite. Mais en réalité, l'intensité de ces plaisirs creuse le manque au lieu de le faire disparaître, puisqu'elle est fonction de lui. Autrement dit, la pléonexie consiste à attendre des biens du monde physique plus qu'ils ne peuvent donner en réalité. De sorte qu'à exiger d'eux davantage, on se retrouve à vouloir plus, toujours plus, toujours mieux. Cette illimitation du désir est illustrée dans le Gorgias par la figure du tonneau des Danaïdes. Elle est incarnée dans la République par la figure du tyran et le mauvais eros. Si la passion amoureuse peut prendre la forme destructrice que lui prête le discours de Lysias dans le Phèdre, c'est bien parce qu'il cherche son salut dans une réalité (en l'occurrence une personne) incapable de lui donner ce qu'il attend.
Parmi tous ces désirs, il en est un qui occupe une place un peu particulière : le désir sexuel. Si l'appétit (désir de manger) représente le modèle du désir physique (epithumia), il n'est pas celui qui permet d'en comprendre la vérité sous-jacente. Le plaisir de manger est bien le modèle de tout plaisir physique, puisqu'il est directement lié à la faim que nous éprouvons (à la douleur, donc). Mais d'un autre côté, l'appétit ne révèle pas nettement ce qui se joue à travers lui : une lutte continue et permanente contre le devenir. Manger, c'est reconstituer en permanence la matière que nous perdons. Manger, c'est donc lutter contre la mort. Or, le désir sexuel, parce qu'il est désir reproductif, manifeste très clairement le véritable objectif de tout désir : « C'est de cette manière que tout ce qui est mortel se conserve, non point en restant toujours exactement le même, comme ce qui est divin, mais en laissant toujours à la place de l'individu qui s'en va et vieillit un jeune qui lui ressemble », dit Diotime dans le Banquet. Plus visiblement que tous les autres, le sexe révèle la vérité du désir et en porte l'aboutissement le plus loin : un désir de triompher de la mort et d'accéder à l'éternité. D'où la véhémence singulière du plaisir qui lui est attaché.
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