Platon et la Science
- damienclergetgurna
- 2 janv.
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Dernière mise à jour : 3 janv.
Platon avait remarqué que si le savoir ne devait s'appliquer qu'au domaine des réalités physiques, il ne devrait porter alors que sur des réalités singulières, concrètes, toujours changeantes, puisque le monde est constitué de réalités de ce genre. En effet, si nous ne efforcions que de connaître les réalités physiques, nous pourrions bien nous représenter « une » table, « un » chien, « un » triangle.... mais nous ne pourrions jamais nous représenter « La » table, « Le » chien ou « Le » triangle. Dans ce deuxième cas de figure, nous avons en effet affaire à des objets qui sont universels, abstraits et immuables. Tel ou tel chien sera petit ou grand, à poil long ou à poil court, à nez écrasé ou à nez long... mais « le » chien (l'espèce "chien") désigne une réalité qui n'a plus rien de singulier ! De même "un" triangle peut être équilatéral ou isocèle, bleu ou rose, grand ou petit.... mais « le » triangle désigne quant à lui une réalité qui vaut pour tous les triangles, abstraction faite de leurs singularités respectives. Quand j'imagine "un" chien ou "un" triangle, je m'imagine un objet concret, que je peux voir ou bien toucher, situé dans l'espace ou dans le temps. Mais quand j'évoque « le » chien ou « le » triangle, je ne parle plus d'une chose que je peux voir : j'ai déjà vu des chiens, mais je n'ai jamais « le » chien ! J'ai déjà vu des hommes, mais je n'ai jamais croisé l' Homme. De plus, "un" chien va nécessairement vieillir au cours du temps, il va changer et finir par mourir. Mais « le » chien, lui, n'est pas quelque chose qui change, ni qui est susceptible de mourir.
Et pourtant... tout le savoir scientifique (épistémé) porte sur ces objets-là ! « Il n'y a de science que du général », écrit Platon. La biologie énonce ainsi des lois qui portent sur "tous" les vivants, l'anthropologie énonce des lois qui valent pour "tous" les hommes, les mathématiques énoncent des lois qui valent pour "tous" les triangles... et ainsi de suite ! Si le but de la science est donc d'énoncer des lois universelles, alors elle doit s'appliquer à des objets qu'elle puise dans l'expérience, mais qui ne sont pas en eux-mêmes des objets d'expérience. Comment, par exemple, le mathématicien s'y prend-il pour énoncer une loi universelle du genre : « la somme des trois angles d'un triangle vaut 180° » ? Pour y arriver, il doit certes partir d'un triangle concret, qu'il dessine sur sa feuille ; mais ensuite, il doit mettre de côté (faire abstraction de) tout ce qui rend ce triangle singulier, distinct des autres triangles. Il doit faire abstraction de ce qu'il perçoit afin de se représenter l'idée générale du triangle. Par ce moyen seulement, il pourra énoncer une loi universelle, car il aura montré que cette loi vaut pour un objet universel : non pas tel ou tel triangle, mais l'idée universelle du triangle. La science est donc une connaissance des choses non pas telles qu'elles pourraient nous être données dans une représentation, mais telles que nous les avons abstraites de nos représentations. Autrement dit, la science est une connaissance abstraite et c'est cette abstraction qui en fait toute la valeur. La capacité à penser dans l'abstrait, en faisant abstraction de notre sensibilité, mesure précisément notre degré de maturité intellectuelle. Dans l'allégorie de la caverne, Platon fait commencer la connaissance au niveau le plus bas : celui des apparences. Car on juge toujours d'abord les choses sur leur apparence. Puis vient ensuite un deuxième degré, plus évolué : on dépasse les préjugés de l'apparence pour se frotter à la réalité. Au lieu de juger les choses ou les gens d'après ce qu'ils ont l'air d'être, on s'efforce de dépasser ces apparences. C'est le stade de l'expérience, où l'on prend la peine d'aller au contact des choses. Mais il n'y a pas encore, à ce stade, rigoureusement, de connaissance scientifique. La connaissance scientifique commence uniquement à partir du moment où nous commençons à faire abstraction de tout ce qu'il y a de singulier dans notre expérience, pour essayer de penser l'universel. Cela suppose d'apprendre à regarder non plus avec les yeux du corps, mais avec "les yeux de l'esprit".
Les idées les plus universelles et les plus abstraites auxquelles nous puissions parvenir, ce sont les idées logiques. Et c'est pourquoi il paraît naturel de considérer que ces idées reflètent aussi la réalité la plus universelle qui soit : l'être. C'est le statut qu'elles ont chez Platon, contrairement à Kant qui voit en elles uniquement l'expression des formes a priori de notre entendement. Pour l’un, la logique expose les lois de fonctionnement de notre entendement. Pour l’autre, la logique exprimer les lois de fonctionnement de l’être. La logique est une onto-logie (discours sur l'être). Platon n’a-t-il pas raison contre Kant ? Car si la logique reflétait simplement le fonctionnement naturel de notre pensée, alors on ne pourrait jamais en changer. Si la logique exprimait seulement les lois de notre Raison, on ne pourrait pas penser les choses suivant une autre logique, puisque nous serions prisonniers du mode de fonctionnement de notre pensée. Mais comme le prouve l'évolution de la connaissance scientifique, les idées logiques ne sont pas gravées indéfiniment dans le marbre de la "nature humaine". Il n'est pas rare en effet que des nouvelles connaissances en mathématiques nous forcent ainsi à revoir notre manière habituelle de concevoir la logique. Certaines vérités de la physique quantique ont en effet, pour la logique classique, des allures de paradoxe (cf. le chat de Shrödinger). N'est-ce pas la preuve que, contrairement à ce que soutenait Kant, nos idées logiques ne sont pas des formes a priori de notre pensée mais bel et bien l'expression fidèle et souple de notre vision de l'être ?
Les règles logiques que nous adoptons dépendent étroitement de notre façon de concevoir l'être, notre logique est rigoureusement dépendante de notre ontologique. Ainsi, Parménide considérait-il que l'être était immuable : « l'être est et le non-être n'est pas »... cette affirmation conduisait Parménide à adopter une logique qui excluait la contradiction : on ne peut pas dire à la fois une chose et son contraire. Mais cette loi de non-contradiction ne s'impose pas du tout comme une loi immuable de notre pensée. La preuve : un autre penseur présocratique du nom d' Héraclite défendait une conception entièrement différente de l'être, qui l'amenait à adopter une logique totalement différente de celle de Parménide. Une logique qui ne respectait pas la loi de non-contradiction, ce qui valut à Héraclite d'être surnommé "Héraclite l'obscur". "Tout coule" (panta rei), « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » : voilà le constat d'Héraclite.... du coup, comment dire fidèlement l'être autrement qu'en adoptant une logique qui inclut la possibilité du changement ? Ainsi doit-on à Héraclite quelques énoncés très poétiques, qui peuvent paraître absurdes à un partisan de la logique de Parménide, mais qui paraîtront plein de sens à un spécialiste de la physique quantique : « Pour la vis du pressoir, la route est droite et courbe.. »/ « Ils ne savent pas comment le différent concorde avec lui-même/ Il est une harmonie contre tendu comme pour l'arc et la lyre » / « Dieu est jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, richesse-famine » / « Il faut connaître que le conflit est huniverel, que la discorde est le droit, et que toutes choses naissent et meurent selon discorde et nécessité »////
Le problème, évidemment, c'est qu'il serait difficile d'envisager une connaissance vraiment universelle si, dans le monde, il n'y avait rien d'universel. Ce problème s'appellera au Moyen-âge « le problème des universaux » . Lorsque j'affirme que « tous les points d'un cercle sont situés à même distance du centre », j'énonce bien un énoncé qui est universellement vrai. Mais pour qu'il soit universellement vrai, pour qu'il vaille donc pour tous les cercles du monde, il faut que tous les cercles du monde aient en commun la même propriété : celle qui fait qu'un cercle, quelles que soient par ailleurs ses particularités (sa couleur, sa taille, sa texture….) qui le distinguent des autres cercles, est un cercle. De même, pour que l'énoncé : « la vitesse de la lumière est de 300 000 km/s » soit un énoncé universellement vrai, il faut que -malgré toutes leurs différences singulières -tous les photons de l'univers partagent la même propriété commune : celle qui fait d'eux des photons. Autrement dit, avoir des idées ne suffit pas. Il faut en plus que quelque chose, dans la réalité, corresponde vraiment à ces idées. Et comme mes idées sont la pensée de quelque chose de général, il faut que, dans la réalité, il y ait aussi -à côté des individus singuliers -des objets généraux : des « universaux ». Si, dans l'univers, il n'y avait que des individus singuliers et des situations singulières, tous différents, tous uniques, on ne pourrait jamais formuler le moindre énoncé universel. Autrement dit, il n'y aurait pas de science possible! Si on peut affirmer que « toutes les vaches sont herbivores » ou que « toutes les planètes ont une orbite », ou que « tous les corps s'attirent suivant une force inversement proportionnelle à leur distance », c'est parce que -au dessus des individus singuliers -il y a un objet général (une espèce ou une loi) dont parle le scientifique. Au-dessus de toutes les vaches singulière (Fernande ou Ferdinand), il y a ce qui fait que toutes les vaches se ressemblent : la propriété d'être une vache. Au-dessus de toutes les planètes singulières (Mars ou Uranus), il y a ce qui fait que toutes les planètes sont des planètes... Et comme ces universaux sont justement ce que nous visons par nos idées, Platon les désigne sous le terme d'Idées (Eidos), avec un grand « I ». L'Idée, c'est l'objet de nos idées. Mes l'Idée, contrairement à l'idée, n'existent pas dans ma tête. Elle existent réellement, hors de ma tête, dans la réalité !
L'Idéalisme de Platon procède de là : c'est la conviction que, à côté de « la réalité sensible », peuplée de choses singulières et concrètes, nous devons admettre aussi l'existence d'une « réalité intelligible », peuplée de choses générales et abstraites : des Idées. Non seulement ce monde des Idées existe bel et bien mais même, il est -si l'on y pense -plus réel que le monde sensible. En effet, aucun triangle concret n'est un triangle parfait : il n'y a peut-être dans ce monde aucun triangle, même les mieux dessinés, dont la somme des trois angles fasse rigoureusement 180°, sans une légère imperfection de quelques millionièmes de degrés. L'objet mathématique sur lequel réfléchit le mathématicien n'existe jamais dans la réalité avec la même pureté que dans ce monde idéal ! Et d'une certaine manière, observe Platon, il en va de même pour les rapports de toute chose sensible avec l'Idée qui lui sert de modèle : plus une chose est conforme à son modèle idéal, plus elle est parfaite. Une table n'est plus vraiment une table lorsqu'elle commence à tomber en morceau, sa réalité se dégrade, elle perd son être. De même, une fleur qui se fane perd sa beauté de fleur. Elle n'existe que tant qu'elle « participe » encore à l'essence de la fleur… mais moins elle participe à cette essence, moins elle ressemble à une fleur, plus elle disparaît. Voilà pourquoi le monde des Idées ne désigne pas seulement un monde intelligible à côté et en plus du monde sensible. Le monde sensible participe du monde des Idées, et ce qu'il a de réalité, il le doit uniquement à cette « participation ». L'Idée est donc aussi, rigoureusement, un Idéal. Non seulement les Idées existent, mais elles seules existent parfaitement ! Avec sa théorie des Idées, Platon prouve donc que la connaissance scientifique dépasse largement le domaine de l'intuition sensible. Le savoir scientifique porte sur des universaux, et ces universaux ne sont pas des réalités visibles, situées dans un espace et un temps déterminés. Ce sont ce qu'on pourrait nommer des « essences » (ousia). On désigne par ce nom ce qui donne son identité à une chose, ce qui fait qu'une chose est ce qu'elle est. L'essence de la table, par exemple, c'est ce qui fait que ce bout de bois est une table. L'essence de l'homme, c'est ce qui fait que tel animal mérite de s'appeler un homme. Et ainsi de suite... L'essence, c'est donc -plus simplement- l'être d'une chose.
Là réside peut-être la limite de l'idéalisme platonicien : car l' "Être" qu'il met au jour se réduit précisément à l' "essence". Certainement, parler de l'être d'une chose, c'est aussi parler de son « essence »,de ce qui fait que cette chose est ce qu'elle est. On dira par exemple que l'essence de l'homme est la raison ou que l'essence du nombre est la quantité... Mais en un autre sens, l'être désigne tout bonnement le fait d'être, « l'existence ». On dira par exemple que le personnage d'un roman a vraiment « existé » ou que, au contraire, il « n'existe pas vraiment ». L'erreur de Platon, d'après Aristote, est d'avoir confondu ces deux aspects et d'avoir pris les "essences" pour d'authentiques "existences". L'idéalisme de Platon procéderait de là : puisque l'essence d'une table est l'être (au sens 1) de cette table ; et puisque l'être existe (au sens 2), il en résulte que les essences existent réellement indépendamment et en dehors des choses sensibles ! Pire encore : puisqu' une table est d'autant plus une table (au sens 1) qu'elle est plus conforme à son essence, on peut dire que l'essence de la table a plus d'être (au sens 2) que la table elle-même ! Cette confusion a eu des effets calamiteux : la découverte des idées était assurément une découverte géniale, sans laquelle aucune connaissance scientifique n'aurait jamais pu voir le jour. Mais en faisant de ces idées des réalités existant réellement dans un monde intelligible, Platon a littéralement dédoublé la réalité ! Du coup, au lieu de nous permettre de rendre raison du monde sensible, les Idées nous ont incité au contraire à l'ignorer superbement. Puisque les idées sont universelles, abstraites et immuables... tout ce qu'il y a de singulier, de concret et de changeant dans le monde physique devait être systématiquement ignoré ! Comment la philosophie platonicienne peut-elle prétendre rendre raison de Tout si elle ne rend pas d'abord raison du monde sensible ?
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