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Politique du désir

  • damienclergetgurna
  • 12 févr.
  • 13 min de lecture


Considéré dans sa dimension purement individuelle, le désir ne présente guère d'intérêt pour la politique. Mais le désir ne se limite pas à cette dimension, il est également une réalité collective, puisque nous ne sommes jamais tout seuls à désirer. A côté de moi, d'autres personnes désirent aussi, et ces désirs multiples coexistent les uns à côté des autres, parfois difficilement. Assurer la gestion de ces désirs multiples est donc une tâche politique essentielle autant que redoutable. En ce sens, nous pouvons bien parler d'une « politique du désir », en voulant signifier par là le fait que le désir est un objet de préoccupation pour la politique, c'est-à-dire pour cette activité (praxis) qui prend en charge les affaires de la Cité. Mais il est une autre façon encore de comprendre l'expression « politique du désir » : il s'agirait alors de faire droit à une politique centrée sur le désir, une politique du désir au sens où le désir constituerait le principe même de cette politique. Non plus tant l'objet dont s'occuperait la politique, mais bel et bien le sujet qui devrait la guider. En ce cas, la politique ne viserait plus à diriger le désir, mais à lui obéir. Une telle politique est-elle concevable ? Est-elle seulement raisonnable ? D'un certain côté, assurément, la politique ne devrait pas avoir d'autres ambitions que celle de satisfaire le désir des citoyens, en se mettant à leur service. Le vieil adage romain ne ment pas, qui fait ainsi du désir la règle d'or de toute action politique : vox populi, vox dei. Mais d'un autre côté, ne risque-t-on pas, à suivre docilement cette vox populi, de céder à la voix la plus irrationnelle, tantôt délirante tantôt pleine de fureur meurtrière ? Si c'est le désir qui doit guider l'action politique, de quel désir parle-t-on au juste ? Du « désir » en tant qu'il est impulsion irrationnelle, ou du désir en tant qu'il exprime plus généralement notre effort en vue d'atteindre un bien ? Et corrélativement, de quelle « politique » parlons-nous donc ? De la politique comme art de diriger et de commander ? Ou bien du politique comme ce domaine commun et public qui appartient à tous également ?



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A première vue, il peut sembler absurde d'attendre de l'activité politique qu'elle suive docilement les désirs populaires. La politique, si elle est un art au service de la cité, donc au service du bien commun, n'en reste pas moins un art de commander et non pas un art d'obéir. Servir, de ce point de vue, n'est pas la même chose qu'obéir. Le médecin, en ce sens, pour reprendre la comparaison de Platon au livre I de la République, se met au service de son patient en lui prescrivant le régime qu'il doit suivre. Son savoir, son expertise, lui permet de discerner mieux que le malade ce dont ce dernier a besoin pour aller mieux. Tel est le principe même de l' « hégémonie », qui se présente comme un devoir (devoir de guider ce qui en ont besoin) plutôt que comme un privilège (privilège de détenir le pouvoir). Un hydropique éprouve le désir de boire ; si le médecin suivait le désir de son patient, il le tuerait à coup sûr. Il en va de même pour la politique : ce qu'on attend d'un gouvernement, c'est qu'il gouverne. Si la politique consistait uniquement à suivre les désirs du peuple, alors c'est le peuple lui-même qui « se gouvernerait ». Sans avoir besoin d'être guidé et orienté dans son propre intérêt, ce désir populaire serait au contraire ce qui fait loi.


Autant dire que cette façon de concevoir la politique est étroitement apparentée au système démocratique, que Platon décrit comme un « gouvernement charmant ou personne ne commande ». C'est dans un tel système que nous pouvons affirmer la souveraineté du désir populaire. Souverain en ce sens d'abord que rien ne le commande. Plus que dans aucun autre régime, en effet, c'est en démocratie que le désir jouit de la plus grande liberté de mouvement : « chacun y est maître de faire ce qui lui plaît ». Pour cause : le principe du gouvernement démocratique, c'est l'égalité stricte de tous les citoyens, égalité qui rend inconcevable -à tout le moins dans le domaine politique- une relation de subordination entre les citoyens. Cela suppose donc de reconnaître au préalable que ce que désire tel homme n'a pas plus et pas moins de valeur que ce que désire tel autre homme. L'égalisation des citoyens passe par une égalisation de leurs désirs respectifs, ce qui permet de les traiter sur un pied d'égalité. Par là même, le régime démocratique se rend particulièrement accueillant à la foisonnante multiplicité des désirs, au point, dans « sa bigarrure piquante », de ressembler à une auberge espagnole. On peut donc affirmer que la démocratie est par excellence cette politique du désir que nous recherchons.


Mais peut-on encore en ce cas parler vraiment d'une « politique du désir » ? Laisser chacun « être libre de faire ce qu'il lui plaît », n'est-ce pas vider le domaine politique de tout contenu ? On peut considérer à bon droit que si l'action politique vise au bien commun, une société démocratique -en laissant les individus libres de faire ce qu'il leur plaît- risque fort de les replier sur eux-mêmes en laissant complètement déserte la sphère publique. Le règne sans partage des désirs individuels menace ainsi de faire perdre aux citoyens le sens de la vertu civique et de ce que celle-ci peut exiger de sacrifice personnel au profit du bien commun. C'est ce repli « individualiste » des sociétés démocratiques que craignait avec lucidité Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique. Contrairement à l'égoïsme qui est un phénomène psychologique aussi vieux que le monde, l'individualisme est quant à lui contemporain des sociétés démocratiques. Il résulte du sentiment d'une solidarité sociale qui se défait sous les progrès de l'égalité : la forte hiérarchie des sociétés aristocratiques donnait à tout le moins le sentiment d'une forte solidarité organique, chaque niveau de la pyramide sociale étant dépendant des autres niveaux. Au contraire, dans une société égalitaire, plus aucune solidarité organique n'unit les citoyens entre eux. Ils sont semblables, égaux, et ne trouvent plus à s'ajointer les uns aux autres par un système hiérarchique qui garantit leur mutuelle dépendance. Aussi l'homme démocratique, ne se sentant plus solidaire de ses concitoyens, a-t-il tendance naturellement à se replier sur la sphère privée de ses désirs. De la sorte composée d'une bigarrure de désirs divers, qui coexistent les uns à côté des autres, la société démocratique mérite-t-elle encore le nom de société politique ? On peut légitimement en douter. En ce sens, nous devons affirmer qu'une politique des désirs qui laisserait entièrement libres les désirs serait la fin même de toute politique.


Du moins de la politique comme défense et préservation du bien commun. Car même dans cette dépolitisation générale des régimes démocratiques, il reste toutefois nécessaire de gouverner. La politique est aussi avant tout un art de gouverner. L'idée que, dans la démocratie, le « peuple » gouvernerait lui-même ou par l'intermédiaire de ses représentants est de ce point de vue relativement douteuse. Car tout entier absorbé par ses désirs personnels, l'homme démocratique a peu de temps à consacrer au gouvernement, et peu d'inclination pour le faire. Ses représentants, qui parlent en son nom, parlent plutôt à sa place, chargés qu'ils sont de s'occuper pour lui de ce dont il ne veut plus désormais s'occuper. Cette absence d'intérêt pour la chose publique ne supprime donc pas l'exigence d'un pouvoir qui s'en charge. De sorte que l'espace de liberté ouvert par la libération des désirs porte en lui tous les ingrédients d'une perte potentielle de liberté. En faisant du tyran le monstre engendré par la démocratie, Platon ne disait pas autre chose. Car le tyran est d'abord un démagogue, habile à flatter les désirs du peuple pour assurer son emprise. Libre de satisfaire ses désirs, l'homme démocratique n'en est pas moins captif de ses désirs, dépendant d'eux au point de ne pouvoir ni de vouloir s'en affranchir. Il offre donc, à celui qui sait user correctement de ces désirs, un ressort très puissant pour obtenir ce qu'il souhaite. Tel est le démagogue, habile parleur qui sait exciter les foules et jouer avec malice du clavier de toutes les passions humaines. L'homme du désir, l'homme réduit à ses désirs, est un être prévisible et manipulable, qui n'agit plus mais réagit aux sollicitations du plaisir et de la peine. Libre de désirer, il ne l'est plus de résister à ses propres désirs. Si politique du désir il y a, elle réside surtout dans cet encouragement à désirer qui transforme les citoyens en troupeau docile. Sans doute l’art politique le plus ancien réside-t-il dans cette capacité oratoire à exciter les foules. L’art du rhéteur est-il autre chose qu’une politique du désir ?


Ce n'est pas tout. Le tyran, tel que dépeint par Platon, n'est pas seulement un habile démagogue. Fils de la démocratie, il participe lui-même pleinement de cette soumission à l'ordre des désirs. Mais détenteur du pouvoir, il n'est plus soumis comme les autres à cette limite naturelle du désir que représente l'impuissance naturelle d'un homme. Pouvant tout obtenir, il peut en même temps tout désirer. C'est ce qui explique que, plus qu'aucun autre, le tyran est assujetti à la loi « tyrannique » de son désir, au point de ne plus pouvoir supporter la moindre frustration. Dit simplement : le tyran est incapable de se maîtriser lui-même. Ne sachant s’obéir, il est donc inévitable qu’il soit aussi incapable de gouverner. Le pouvoir politique qu'il exerce est donc d'autant plus abusif et capricieux qu'il n'est plus chez lui au service du bien commun, puisqu'il est uniquement une façon de faire servir le bien commun à ses propres désirs personnels comme à ceux de sa clientèle. Alors, le rapport de gouvernement se réduit à un simple et pur rapport de domination. En faveur de ce rapport plaide avec fougue Thrasymaque, au livre I de la République. C'est parce que, contre Socrate, il voit dans le rapport de gouvernement un simple rapport de domination, que l’enragé sophiste prétend libérer les désirs de ce pouvoir oppressif. Mais en faisant en même temps l'apologie de la tyrannie, il donne à voir en un raccourci fulgurant où mène nécessairement cette revendication démocratique en faveur de la libération des désirs.



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Pour autant, si c'est dans son propre intérêt, pour son propre bien que le peuple demande à être gouverné, si l'art de gouverner est un « service » rendu à ceux qui ont besoin de l'être comme l'art de guérir est un service rendu à ceux qui ont besoin d'être soignés... alors cela ne signifie-t-il pas en définitive que la politique est bien au service du désir ? Car qui ne désirerait pas, intimement, profondément, ce qui est bon pour lui, ce qui est dans son intérêt propre ? Le patient manquerait-il à désirer la potion amère qu'il doit boire, s'il savait qu'elle est le moyen de sa guérison ? Le médecin n'a aucun besoin de le forcer à boire, car il lui suffit de s'appuyer sur le désir implicite qu'a le malade de guérir. Il en va sans doute de même du gouvernement civil : si ce gouvernement est exercé dans l'intérêt commun des citoyens, il n'est pas une violence exercée contre eux et contrariant leur désir. Si la mesure politique est bonne, elle doit nécessairement être au diapason du plus intime désir de ceux auxquels elle s'applique.


Si elle contrarie de fait certains désirs, elle ne le fait donc qu'au service de ce qui est prioritairement désiré, un peu comme le désir de s'amuser peut servir de justification à l'interdit de boire avec excès : « nos désirs ambitieux et avares qui, écrit Platon, se laissent guider par la science et la raison, poursuivent sous leur conduite les plaisirs que leur indique la sagesse, atteignent alors les plaisirs les plus vrais qu'il leur soit permis d'atteindre ». Autrement dit, l'interdit susceptible de frapper certains désirs « superflus » est assurément au service de ce que nous désirons « nécessairement » et non point par accident. La distinction entre désirs nécessaires et désirs superflus ne vise pas à réduire notre faculté à désirer en la cantonnant à ce qui serait strictement nécessaire, soit à des besoins vitaux ; elle vise au contraire à faciliter l'obtention de ce que nous désirons nécessairement, en proscrivant tous les désirs parasites qui en empêchent la satisfaction. Ainsi, soumettre les désirs à un contrôle social s'avère être en définitive la meilleure façon de servir les désirs (en leur imposant un guidage) ; au lieu que la volonté de soumettre docilement la politique aux désirs de la multitude est au contraire la meilleure façon d'ôter aux désirs la possibilité qu'ils auraient d'être satisfaits. Comprise comme une façon de déférer docilement au désir du peuple, la « politique du désir » ne libérerait ce désir que pour augmenter sa frustration. Manière de dire que le peuple le plus libre sera toujours aussi, mécaniquement, le plus insatisfait. Pour être satisfait, il faut savoir limiter ses désirs. Des désirs illimités, à l'inverse, conduisent à la pléonexie, cette insatisfaction perpétuelle qui vient du fait que nous désirons toujours à nouveau de nouvelles choses.


Si toute politique digne de ce nom doit donc tendre à réaliser le désir prioritaire des citoyens, nous devons nous demander de quel désir il s'agit. Que peuvent bien attendre, prioritairement, les citoyens de la politique ? A cette question, la réponse semble évidente : la Justice, comprise comme un idéal harmonique rendant à chacun ce qui lui est dû pour le plus grand profit de tous. Il semble par conséquent que le désir de justice représente le désir recteur sur lequel devrait se fonder toute entreprise politique, celui-là même qu'elle devrait prendre pour guide unique de son action. Une politique qui irait ouvertement contre un tel désir passerait à bon droit pour abusive. De cela, nul ne semble réellement douter : c'est le désir fondamental de justice que la politique est censé satisfaire.


Or, si la justice incarne un idéal harmonique, cette harmonie présuppose d'abord le strict respect de la diversité. Car l'harmonie est l'unité dans la diversité. Par conséquent, il n'y a pas véritablement de justice lorsqu'une société se retrouve tout entière soumise au règne sans partage d'un désir particulier, qui prive d'existence les autres désirs requérant également de s'y exprimer. De ce point de vue, les sociétés démocratiques sont si peu des sociétés du désir qu'elles seraient plutôt au contraire des sociétés d'un désir appauvri, mutilé. Car n'y a droit de cité que ce désir du ventre, épithumia, qui -pour légitime qu'il soit- n'est sans doute ni le seul ni le plus important des désirs humains. Dès lors, vouloir indexer toute la politique d'une nation sur la question de la richesse revient à transformer la cité des hommes en une succursale de boutiquier. Ce qui ne peut se faire sans profonde injustice, s'il est vrai que l'homme ne se nourrit pas seulement de pain et d'eau, mais aussi de reconnaissance et d'amour. Qu'est-ce à dire, sinon que l'art politique n'est rien d'autre que la gestion la plus harmonieuse possible des différents désirs présents au sein d'une société ? Gestion harmonieuse qui suppose évidemment un ordre de priorité à établir entre ces différents désirs. Une politique du désir, donc, comprise comme maîtrise des désirs.


La règle de la politique serait ainsi non pas l'idéal démocratique, mais plutôt l'idéal aristocratique : le gouvernement des « meilleurs » (aristoi). La sagesse et la clairvoyance que nous attendons de ceux qui ont la responsabilité de nous gouverner est à l'image de ce « philosophe roi » dont Platon fait le modèle type du bon gouvernant. Que cette attente soit systématiquement déçue ne nous empêche pas pourtant de continuer à placer nos espérances dans une élite politique censée guider nos désirs dans la perspective du Bien commun. Si tout désir est fondamentalement désir d'un Bien, si le bien est l'unique télos de tout désir, alors seul celui qui sait discerner correctement le Bien est à même d'orienter efficacement notre désir. Dans un souci de Justice et pour le Bien même du peuple, il faut admettre que ce n'est pas à lui d'être souverain. Mû par son désir et par conséquent aussi, aveuglé par lui, ce dernier ne saurait se gouverner lui-même. Seul un homme tempérant, capable de se gouverner lui-même, est en principe capable de gouverner les autres.



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Depuis Platon, cette idée selon laquelle le peuple doit être gouverné pour son propre bien, par conséquent la tentation de confisquer le pouvoir politique au profit d'une aristocratie éclairée, est une vieille ritournelle. On peut y voir l'éternelle morgue des élites envers un peuple tenu pour moralement immature. Chez Platon, du reste, la tempérance n'est pas une vertu du désir, mais une vertu de l'ensemble formé par la Raison, le Thumos et l'epithumia : une harmonie entre eux, basée sur l'accord au sujet de qui doit commander et qui doit obéir. C'est dire que le désir n'a pour seule vertu que de savoir obéir. Dès lors, le peuple -parce qu'il est soumis à ses désirs -serait lui-même incapable de toute excellence morale. Sa seule vertu réside dans sa docile obéissance à ceux qui le guident. Méfiance envers le peuple et méfiance envers le désir, dans ce qu'il a de plus physique et donc aussi naturellement de plus grossier, marchent donc d'un même pas.


Pourtant, si un homme de désir n'est pas aussi estimable qu'un homme mu par la raison, s'il ne présente pas le même degré d'excellence (arèté), il n'en est pas moins capable d'une certaine vertu. Le désir a aussi sa vertu propre, que Aristote nomme « Tempérance », mais que -contrairement à Platon- il attribue spécifiquement au désir en faisant d'elle une disposition affective dans l'usage des plaisirs du corps. C'est dire que le peuple, tout soumis qu'il soit à ses désirs, n'est pas nécessairement cette « populace » que méprise ouvertement Platon.


Mieux encore : parce que la tempérance est une vertu tout à fait ordinaire, une juste mesure dans l'usage des plaisirs, elle est relativement commune et répandue. N'est-ce pas là ce que George Orwell nomme la « commun decency » du peuple ? Tout à l'inverse, l'excellence morale requise chez un bon gouvernant (ce fameux philosophe roi) en rend l'avènement beaucoup plus incertain. La Cité idéale décrite par Platon est idéale parce qu'irréalisable. Chercher à la réaliser en donnant aux « meilleurs » la responsabilité de guider tous les autres revient à faire dépendre tout l'ordre politique de la vertu exclusive de quelques uns. Il se peut que Socrate ait raison contre Thrasymaque : l'art de gouverner n'est pas un art de dominer. Mais en pratique, et placé entre de mauvaises mains, le gouvernement devient bel et bien un instrument de domination. Car l'excellence est rare, et plus nombreux sont les prétendants au pouvoir que ceux qui en sont véritablement dignes. Parce qu'elle a rapport à l’exercice du pouvoir, la politique est en effet, bien plus que n'importe quel autre domaine exposée aux ravages du thumos : désir de gloire, quête des honneurs, compétition des egos. Certes, contrairement au modeste appétit, le thumos regarde bien au-delà du simple confort matériel. A ce titre, il ne va pas sans quelque grandeur. Mais en même temps, il est porteur d'une ambition incontrôlable qui menace la tranquillité des citoyens car il est toujours en quête de reconnaissance et prompt à s'enflammer pour la moindre marque de mépris. Ce n'est pas tant l'épithumia qu'il s'agirait de craindre politiquement, que cette passion éminemment politique qui arme les citoyens les uns contre les autres.


L'épithumia est un désir acquisitif, centré sur l'objet à posséder. Le thumos, lui, est un désir centré sur la figure d'autrui, celui-là même que décrit René Girard lorsqu'il met en évidence la nature triangulaire du désir. C'est ce désir là, désir de domination et de pouvoir qu'il faudrait craindre par dessus tout. L'épithumia est somme toute une passion plus tranquille et même une solution possible à cette exacerbation des ambitions : en privilégiant le désir de posséder sur le désir de dépasser les autres, elle place l'objet du désir entre le sujet et le médiateur. Elle fait de l'intérêt (ce qui est entre nous : inter esse), cela même qui nous empêche de nous tomber dessus dans une folie meurtrière. Avoir en vue son intérêt peut semble moralement assez médiocre. Mais c'est aussi par ce moyen que la violence est évitée. C'est en ce sens que Montesquieu parlait du « doux commerce ».


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Si une politique du désir peut sembler légitime, c'est donc finalement en ce sens  qu'il faut l'entendre: une politique fondée sur le désir populaire sera nécessairement plus sage qu'une politique laissée à la discrétion des élites. Ce n'est pas là promouvoir une image idéale du peuple et donc du désir qui l'anime. C'est seulement observer que le désir de richesse est une passion beaucoup plus tranquille que la passion de reconnaissance qui accompagne immanquablement l'exercice du pouvoir. C'est reconnaître aussi que la politique n'est pas un art visant à promouvoir la justice, mais un art visant à garantir simplement la sécurité et la paix public. La tranquillité d'un propriétaire ne demande pas davantage. La politique doit donc se défaire de l'ambition déraisonnable de faire les hommes meilleurs qu'ils ne sont. « Qui veut faire l'ange fait la bête », avertissait Pascal. Ainsi, la République platonicienne est-elle aussi, dans son impeccable et irréprochable organisation, le plus assuré moyen de fonder une société totalitaire.


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