Pourquoi se mentir à soi-même ?
- damienclergetgurna
- 30 janv.
- 9 min de lecture
Pourquoi la jeune femme que décrit Sartre dans l'être et le Néant refuse-t-elle d'admettre son propre désir physique ? Pourquoi tient-elle donc absolument à croire que l'homme qui la drague lui adresse la parole "en tout bien, tout honneur", sur le mode d'une conversation platonique ? Si tout mensonge à soi-même renvoie à un désir de croire, posons-nous la question suivante : qu'est-ce qu'elle désire en se mentant ainsi à soi-même ? On pourrait répondre qu'elle désire sentir le désir de l'homme, qu'en se mentant ainsi à elle-même elle s'autorise à se laisser draguer. Mais cette réponse ne serait pas encore suffisante pour expliquer pourquoi elle désire se faire croire à elle-même que le comportement de l'homme à son égard est purement respectueux. En effet, si elle avait seulement le désir de sentir qu'elle est désirable et désirée, elle n'aurait nullement besoin de se mentir. Pour expliquer le besoin qu'elle a de se tromper, il faut faire intervenir un deuxième motif : elle veut se sentir sexuellement désirable, certes, mais elle veut aussi être estimée et respectée comme personne. Elle veut sentir que l'homme la désire physiquement et éprouver ainsi toute l'ivresse d'une sensualité à laquelle on s'abandonne; mais en même temps, elle souhaite mettre cette sensualité à distance en se faisant valoir comme une personne libre, qui veut être estimée pour son âme et non pour sa beauté. " C'est qu'elle n'est pas au fait de ce qu'elle souhaite; elle est profondément sensible au désire qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s'adresse tout entier à sa personne, c'est-à-dire à sa liberté plénière et qui soit une reconnaissance de sa liberté. Mais il faut en même temps que ce sentiment soit tout entier désir". En somme, la jeune femme est conduite à se mentir à elle-même parce qu'elle désire à la fois une chose et son contraire : elle désire d'un côté être traitée comme un corps, mais elle désire aussi être traitée comme une personne. Elle désire à la fois être ce qu'elle est et ne pas l'être. Elle veut n'être pas ce qu'elle est et être ce qu'elle n'est pas. Elle est flattée de se sentir belle et désirable, mais elle voudrait aussi qu'on la désire pour elle-même, indépendamment de son corps.
Cela signifie donc que, à la base de la mauvaise foi, il y a un bien un désir de croire. Mais ce désir est en même temps toujours un désir contradictoire. Sans la présence d'un désir de ce type, on ne pourrait absolument pas comprendre la nécessité d'un mensonge à soi qui consiste, précisément, à "former des concepts contradictoires". Ainsi, la marquise de Merteuil désire-t-elle à la fois que la vicomte de Valmont la distingue en tant que "femme" et qu'il voit en elle en même temps un "alter ego". Elle veut à la fois être une femme désirée, et en même temps elle se révolte en permanence contre cette condition qui fait d'elle une femme. Pour le dire plus simplement, elle veut à la fois être aimée comme une femme et pouvoir être reconnue comme l'égal d'un homme. Elle veut séduire et être séduite par Valmont; mais elle souhaite en même temps inscrire leur relation sur un tout autre plan que ce jeu de la séduction. Elle souhaite que ,comme femme, le vicomte la préfère à toute autre femme : "J'ai pu avoir quelquefois la prétention de remplacer à moi seule tout un sérail; mais il ne m'a jamais convenu d'en faire partie" (Lettre CXXVII); et en même temps elle veut être traitée comme son égale et sa confidente : "Que vous êtres heureux de m'avoir pour amie ! Je suis pour vous une fée bienfaisante. Vous languissez loin de la beauté qui vous engage; je dis un mot, et vous vous retrouvez auprès d'elle" (Lettre LXXXV) De là sa perpétuelle mauvaise foi. Pourquoi au juste cherche-t-elle à séduire Prévan ? Pour montrer à Valmont qu'elle est son égale ? Ou pour le rendre jaloux ? Mais indépendamment même de sa relation à Valmont, on perçoit bien que la marquise de Merteuil est profondément clivée dans son désir et que cela se perçoit même dans la nature de son désir sexuel : n'est-ce pas elle qui, à propos de la jeune Cécile Volanges, écrit : "Je lui conseillai de se coucher, ce qu'elle accepta; je lui servis de femme de chambre : elle n'avait point fait de toilette, et bientôt ses cheveux épars tombèrent sur ses épaules et sur sa gorge entièrement découverts; je l'embrassai; elle se laissa aller dans mes bras, et ses larmes recommencèrent à couler sans effort. Dieu qu'elle était belle ! Ah ! si Magdeleine était ainsi, elle dut être bien plus dangereuse et pénitente que pécheresse" (Lettre LXIII) ?
Ce qui vaut pour la marquise de Merteuil vaut plus généralement dans tous les cas de figure où un personnage fait preuve de mauvaise foi. L'hypothèse que nous venons d'énoncer (Le mensonge à soi-même résulte d'un désir contradictoire}) se vérifie à chaque fois. Soit, par exemple, madame de Volange. Ce qu'elle désire, dans sa relation à Cécile, c'est d'en être proche. Madame de Volanges est une mère aimante. Mais en même temps, elle voit dans cette affection une forme de faiblesse, et elle s'efforce donc de conserver une distance avec sa fille, en se conduisant d'après des principes strictement rationnels. Si bien que, lorsque sa fille s'effondre en larmes dans ses bras, elle change de principe de conduite, et cherche à se faire croire aussitôt à elle-même que son changement d'attitude est commandé par la raison : "Hier matin, sur la simple demande que je lui fis si elle était malade, elle se précipita dans mes bras en me disant qu'elle était bien malheureuse; et elle pleura aux sanglots. Je ne puis vous rendre la peine qu'elle m'a faite; les larmes me sont venues aux yeux tout de suite et je n'ai eu que le temps de me détourner, pour empêcher qu'elle ne me vît. (...) Quel parti prendre pourtant, si cela dure ? ferais-je le malheur de ma fille ? tournerai-je contre elle les qualités les plus précieuses de l'âme, la sensibilité et la constance ? est-ce pour cela que je suis sa mère ? et quand j'étoufferais ce sentiment si naturel qui nous fait vouloir le bonheur de nos enfants, quand je regarderais comme une faiblesse, ce que je crois, au contraire, le premier, le plus sacré de nos devoirs; si je force son choix, n'aurai-je pas à répondre des suites funestes qu'il peut avoir ?" C'est parce que la marquise de Merteuil est bien consciente de cette volonté de se duper qu'elle sait où appuyer exactement pour la faire changer d'avis. Elle lui parle au niveau même des "principes", prenant l'attitude irrésitible -pour Madame de Volanges - de quelqu'un qui reste ferme sur ses principes, sans se laisser aveugler par ses émotions : "Pour moi, je l'avoue, je n'ai jamais cru à ces passions entraînantes et irrésistibles, dont il semble qu'on soit convenu de faire l'excuse générale de nos dérèglements. Je ne conçois point comment un goût, qu'un moment voit naître et qu'un autre voit mourir, peut avoir plus de force que les principes inaltérables de pudeur" (Lettre CIV)
Prenons d'autres exemples de mensonge à soi, dans Lorenzaccio. Acte II, scène 2 : la scène où apparaît le jeune peintre Tebaldeo. Tebaldeo est un peintre idéaliste, qui -comme Musset- voue un culte à l'art et à la beauté. A Valori , il dit : "Je suis un desservant bien humble de la sainte religion de la peinture". Tebaldeo vit pour l'art, il n'a pas d'autre ambition. Quand Lorenzo lui propose du passer à son service, Tebaldeo refuse fièrement : "ton pourpoint est usé; en veux-tu un à ma livrée?" -"Je n'appartiens à personne. Quand la pensée veut être libre, le corps doit l'être aussi". Quand Lorenzo lui demande ce qu'il ferait si le duc le frappait, Tebaldéo répond fièrement qu'il le tuerait : "Frapperais-tu le duc si le duc te frappait, comme il lui est arrivé souvent de commettre, par partie de plaisir, des meurtres facétieux ? -Je le tuerai s'il m'attaquait". Mais en même temps, ce désir désintéressé cohabite en lui avec un désir immense de reconnaissance sociale, un désir de faire carrière, dont Tebaldeo est dupe, mais nullement Lorenzo : "Valori : Vous êtes un coeur d'artiste; venez à mon palais, et ayez quelque chose sous votre manteau quand vous y viendrez. Je veux que vous travailliez pour moi. Tebaldeo : C'est trop d'honneur que me fait votre Eminence. Je suis un desservant bien humble de la sainte religion de la peinture. Lorenzo : Pourquoi remettre vos offres de service ? Vous avez ce me semble un cadre dans les mains. Tebaldeo : Il est vrai, mais je n'ose le montrer à de si grands connaisseurs". Un peu plus loin : "Est-ce un paysage ou un portrait ? De quel côté faut-il le regarder, en long ou en large ? Tebaldeo : Votre Seigneurie se rit de moi. C'est la vue du Campo Santo. Lorenzo : Combien y a-t-il d'ici à l'immortalité" ? L'ironie de Lorenzo est cinglante, qui consiste ici à opérer un rapprochement brutal entre le thème du tableau, qui représente un cimetière (et relève donc de la tradition picturale du "memento mori") et la quête d'immortalité qui anime l'ambition de l'artiste.
Autre exemple de mauvaise foi : Philippe Strozzi, coincé entre son désir d'agir et son désir de méditer. Cette tension du personnage transparaît dès sa première tirade, à la scène 1 de l'acte II : "Et nous autres vieux rêveurs, quelle tache originelle avons-nous lavée sur la face humaine depuis quatre ou cinq mille ans que nous jaunissons nos livres ? Qu'il t'est facile à toi, dans le silence du cabinet, de tracer d'une main légère une ligne mince et pure comme un cheveu sur ce papier blanc ! Qu'il t'est facile de bâtir des palais et des villes avec ce petit compas et un peu d'encre". Phillipe est parfaitement conscient da sa propre impuissance. Il se complaît dans la réflexion, et en même temps, il aimerait tant être un chef capable de mener la révolte ! Comme Lorenzo, il est un homme d'étude. Mais contrairement à Lorenzo, il ne parvient pas à résoudre cette contradiction, en prenant le parti radical de s'engager résolument dans l'action. Philippe se maintient en permanence dans cette contradiction, en cherchant à justifier à ses propres yeux sa propre impuissance : devant son fils Pierre qui l'engage à agir, Philippe tient ainsi le discours de la prudence pour tenter justifier sa propre inaction : "Pierre : Un bon coup de lancette guérit tous les maux. Philippe : Guérir ! guérir ! Savez-vous que le plus petit coup de lancette doit être donné par le médecin ? Savez-vous qu'il faut une expérience longue comme la vie, et une science grande comme le monde, pour tirer du bras d'un malade une goutte de sang ?" (III, 2). Quand, un peu plus tard, Philippe prend la résolution d'agir, il le fait encore sous le coup d'un désir contradictoire : le désir d'agir, mais mais sans faire l'épreuve de la violence. si bien qu'il se fait croire à lui-même qu'il est déjà dans l'action, alors même qu'il ne fait encore que s'exciter à l'action. "Allons, mes bras, remuez ! et toi, vieux corps courbé par l'âge et par l'étude, redresse-toi pour l'action !" (III, 3). Mais dès que sa fille meurt, cette duperie cesse aussitôt. Mis en présence de la violence brutale, Philippe comprend qu'il ne peut agir vraiment sans être disposé à payer le tribut de cette violence. Il ne peut pas vouloir une chose et son contraire. Il se résout donc à renoncer complètement à son désir d'agir et à s'effacer de la scène : "J'ai deux fils en prison, et voilà ma fille morte. Si je reste ici, tout va mourir autour de moi; l'important, c'est que je m'en aille, et que vous vous teniez tranquilles. Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées, on ne pensera plus aux Strozzi; sil elles restent overtes, je m'en vais vous voir tomber tous les uns après les autres. Je suis vieux, voyez-vous, il est temps que je ferme boutique" (III, 7).
Autre exemple encore : Bendo et Venturi, les révolutionnaires d'apparat, qui viennent tenter de rallier Lorenzo à leur cause dans la scène IV de l'acte II. A la fin de la scène, ils font preuve d'une incroyable mauvaise foi, en cherchant à se faire croire à eux-mêmes qu'ils cèdent au pouvoir arbitraire du duc : "Bindo, sortant, bas à Venturi : C'est un tour infâme. Venturi, de même : Qu'est-ce que vous ferez ? Bindo, de même : Que diable veux-tu que je fasse, je suis nommé. Venturi, de même : Cela est terrible". La vérité est que ni l'un ni l'autre ne tiennent à admettre que leur désir de renverser le duc Alexandre n'exclut de leur part un désir d'obtenir ses faveurs. Ils ont à la fois un désir de renverser le duc et un désir de lui plaire; un désir de séditieux et un désir de courtisan. Et ils préfèrent évidemment ignorer ce dernier désir, en se faisant croire à eux-mêmes que leur volonté ne souffre d'aucune espèce d'équivoque : "Il est temps d'en finir et de rassembler les patriotes. Répondrez-vous à cet appel ?".
Comments