Principe et Hypothèse chez Platon
- damienclergetgurna
- 3 janv.
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Pour le scientifique, l'essence d'une chose est un point de départ, alors que pour le philosophe, elle n'est qu'un point d'arrivée. Pour le scientifique, l'essence d'une chose est une donnée qui sert de "principe" spécifique à sa discipline. Pour le philosophe, écrit Platon, elle est au contraire un problème. Pour le scientifique, l'essence est présumée connue. Pour le philosophe, elle est présumée incertaine.
Prenons un exemple : lorsque le philosophe s'intéresse au « vivant », il ne s'y intéresse pas de la même manière qu'un biologiste. Le biologiste, lui, doit partir d'une définition du vivant... sans cela, il n'arriverait même pas à délimiter son objet d'étude ! Il doit donc commencer, par exemple, par distinguer les « êtres vivants » des « êtres inertes », et ensuite, grâce à cette distinction, il peut développer une connaissance qui aurait uniquement pour but de comprendre les êtres vivants en leur qualité d'êtres vivants : la bio-logie (littéralement : science de la vie). Le principe de sa connaissance, ce qui lui sert de point de départ, est donc une certaine préconception de ce qu'est un être vivant. Même chose pour le mathématicien : « les gens qui s'occupent de géométrie, de calcul et autres choses du même genre, écrit Platon, prennent pour point de départ le pair et l'impair, les figures, trois espèces d'angles et autres choses de même famille, selon chaque discipline ; ils les traitent comme des choses connues, s'en servent comme de principes et ils estiment qu'étant claires pour tout le monde, ils n'ont plus à rendre raison ni à eux-mêmes, ni à autrui ; ils en partent en procèdent dès lors par voie de conséquences pour parvenir finalement à ce dont ils ont fait le but de leur examen ». Mais pour le philosophe, ce principe n'est qu'une hypothèse. Il ne va pas de soi et il faut donc en rendre raison : le vivant est-il comparable à une machine ? Quelle différence y a-t-il vraiment entre le vivant et l'inerte ? Quel genre d'être est l'être vivant ? Quel genre d'être sont le pair et l'impair ?... Ce qui sert de point de départ au spécialiste est, pour le philosophe, un point d'arrivée.
Il arrive d'ailleurs quelquefois que, au cours de son développement, une science parvienne à ce point décisif où ses propres fondements sont bouleversés et où il faut tout recommencer à zéro. Dans ces instants de crise, la connaissance ne progresse plus (car progresser, c'est aller plus loin dans la même direction), elle change de cap ! Quand l'héliocentrisme remplace le géocentrisme, quand Descartes invente le repère orthonormé, quand Darwin découvre les lois de l'évolution et Einstein celles de la relativité... à chaque fois, ce n'est pas une simple évolution, mais une révolution. Car ces découvertes amènent les savants à redéfinir à nouveau leur objet d'étude, le principe même de leur discipline. C'est dans ces moments aussi que les savants commencent généralement à se poser des questions de philosophie : quel genre d'être est exactement le vivant ? Quel genre d'être est la matière ? Quel genre d'être le temps ? Qu'est-ce qu'un nombre ?...
Cette différence d'attitude prouve que les deux savoirs ne s'opposent pas, car ils ne suivent pas la même direction. Pour bien faire saisir cette différence de trajectoire, Platon distingue ce qu'il nomme la « pensée discursive » de ce qu'il nomme la « pensée dialectique ». le modèle de la pensée discursive est la pensée mathématique. On peut donc comprendre que cette « pensée discursive » désigne rien de moins pour Platon que la méthode démonstrative. En effet, dit Platon, la pensée discursive procède à partir de principes, dont elle déduit des conclusions. En ce sens, nous pouvons dire que la pensée discursive « progresse ». Tout le savoir mathématique est ainsi basé sur un certain nombre de principes non démontrés (les axiomes), à partir desquels ont pourra déduire tout le reste (les théorèmes). Plus on découvre de théorèmes, plus le savoir mathématique progresse. Aujourd'hui, on parlerait des mathématiques comme d'un « système axiomatique », afin de faire bien comprendre que les axiomes sont la condition de tout le reste. Puisque les propositions mathématiques sont déduites les unes des autres, elles forment ensemble un système très cohérent. Mais en contrepartie, la vérité de tout cet édifice repose sur des principes qui ne sont pas interrogés. Raison pour laquelle Platon hésite à donner à la pensée discursive le nom de « science » (épistémé) : « car si, d'une part, le principe n'est pas connu et si, d'autre part, la conclusion et les médiations sont déduites de ce que l'on ne connaît pas, le moyen de jamais faire d'une cohérence de ce genre une science ? ».
Contrairement à la pensée discursive, qui part des principes pour aller vers la conclusion, la pensée dialectique remonte en sens contraire. Elle part des principes, qu'elle traite comme de simples hypothèses, pour remonter vers ce qui les justifie, en cherchant toujours à remonter vers des principes de plus en plus élevés :« Seule la méthode dialectique suit la voie qui mène par le rejet des hypothèses au principe lui-même pour atteindre la certitude, et l’œil de l'âme qui a vraiment été enfoui dans un grossier bourbier, elle l'entraîne doucement et le conduit vers le haut ». Du coup, là où la pensée discursive progresse, il n'est pas absurde de dire que la pensée dialectique elle, régresse. Comme elle cherche les premiers principes, il ne lui est pas possible d'aller de l'avant, vers des conclusions. Etant donné que toute démonstration repose sur un certain nombre de principes qui sont admis, le philosophe ne peut avoir recours à la démonstration car il n'admet comme allant de soi aucun principe définitif. Autrement dit, il sape perpétuellement les propres bases de sa connaissance, en vue de trouver un sol plus profond. Si on reprend l'image cartésienne de l'arbre de la philosophie, on peut remarquer que l'arbre grandit en poussant ses branches vers le haut. Cette croissance de l'arbre symbolise le progrès de la connaissance. Mais il serait absurde de reprocher aux racines de l'arbre de ne pas croître dans la même direction. Les racines se déploient vers le bas, en creusant la terre sous les pieds de l'arbre. Il n'y a donc pas lieu de se plaindre de l'absence de progrès en philosophie, comme si c'était là la marque d'une insuffisance chronique. Si le savoir philosophique (dialectique) ne progresse pas, c'est tout simplement parce qu'il ne suit pas la même trajectoire.
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