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Qu'est-ce qu'une explication Rationnelle ?

  • damienclergetgurna
  • 31 déc. 2024
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : 2 janv.

 Qu'est-ce qu'une explication « rationnelle », « logique » ? Tout le contraire, dirons-nous, d'une explication 'imaginaire", tel que la mythologie en fournit pour nous le modèle. Sur quoi repose alors la différence entre la pensée mythique et la pensée rationnelle, puisque nous devons définir l'une en opposition à l'autre ?


-La première différence tient au type d'explication qui est favorisé dans un cas et dans l'autre. Quand quelqu'un cherche une explication "rationnelle" à un phénomène auquel il assiste, le type d'explication qu'il recherche exclut d'emblée l'intervention du "surnaturel", c'est-à-dire l'hypothèse d'une intervention divine dans l'ordre de la Nature. On peut donc dire que l'émergence de la raison est étroitement dépendante de l'émergence du concept de "Nature" (Physis). Il faut bien mesurer ce qu'un tel concept a de révolutionnaire ! Pour nous, il est devenu commun : nous opposons ce qui est "naturel" et ce qui n'est pas "naturel"; nous opposons ce qui relève de la "nature" et ce qui relève de la "culture". Mais à une certaine époque de l'humanité et encore à certains endroits du globe, cette façon de découper la réalité (Physis VS Nomos) n'avait aucun caractère d'évidence. Dans son ouvrage Droit naturel et histoire, le philosophe Léo Strauss décrivait ainsi la situation initiale, avant que n'apparaisse le concept de "Nature" : "La philosophie, par opposition au mythe, vint à exister lorsqu'on découvrit la nature : le premier philosophe fut le premier homme à découvrir la nature. (...) Il ne faut pas entendre par nature "la totalité des phénomènes". Car la découverte de la nature consiste précisément dans la division de cette totalité en phénomènes naturels et phénomènes non-naturels : en parlant de nature, on implique nécessairement une distinction entre ce qui est naturel et ce qui ne l'est pas. Avant cette découverte, le comportement caractéristique d'une chose ou d'une classe de choses était considéré comme sa coutume ou sa manière habituelle d'être. Autrement dit, on ne faisait aucune différence essentielle entre les coutumes ou manières qui sont les mêmes partout et toujours et celles qui varient de tribu à tribu. Ainsi est-il dans la coutume, dans la manière des chiens d'aboyer et de remuer la queue, des femmes d'avoir leurs règles, des fous de faire des folies, tout comme dans celle des juifs de ne pas manger de porc et des musulmans de ne pas boire de vin. La "coutume" est l'équivalent pré-philosophique de la na "nature"".


-C’est donc par cette idée de Nature que les grands récits mythologiques nous apparaissent aujourd’hui comme des histoires à dormir debout. Les esprits de la forêt et les dieux de la forêt sont définitivement morts. Plus cette rationalisation du monde s'impose, plus le monde dans lequel nous vivons tend à devenir « désenchanté », sans magie. Ce « désenchantement du monde » (l'expression est de Max Weber), provient de la certitude que tous les phénomènes, y compris ceux que nous ne parvenons pas encore à comprendre, relèvent au final d'une explication « naturelle » : « L'intellectualisation et la rationalisation croissantes, écrit Weber (…) signifient que nous savons ou que nous croyons qu'à caque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu'il n'existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s'agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l'existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision ». Weber remarque, avec une certaine ironie, qu'un homme civilisé d'aujourd'hui en sait certainement beaucoup moins sur le fonctionnement effectif des objets qui l'entourent (téléphones, moyens de transports, ordinateurs, électroménagers, outils connectés...) qu'un sauvage au sein de son environnement rudimentaire. Croire que chaque individu dispose aujourd'hui d'une meilleure maîtrise intellectuelle de son environnement est donc complètement faux. Cet environnement est devenu si complexe qu'il nous est devenu pratiquement impossible de comprendre comment les choses fonctionnent. A la limite, notre monde quotidien est beaucoup plus mystérieux à nos yeux que celui du sauvage qui, lui, savait au moins comment fonctionnaient son arc et sa pirogue ! Notre monde quotidien est donc plus mystérieux, tout en étant plus rationnel : car nous savons désormais que tous ces objets que nous manipulons relèvent en principe d'une explication purement "naturelle".


-A cette première différence s'en ajoute une seconde, qui en dérive directement : le fait de distinguer entre ce qui relève de la "Nature" et ce qui relève simplement de la "coutume" conduit à distinguer entre ce qui vaut de façon universelle (par exemple, la tendance des chiens à aboyer) et ce qui vaut seulement comme un usage particulier (par exemple, la tendance des musulmans à ne pas boire de vin). Cette opposition entre l'universel et le particulier est au cœur de la pensée rationnelle. Platon dira ainsi que la connaissance rationnelle porte exclusivement sur l'universel, sur ce qui est vrai partout et toujours. Du même coup, cela a nécessairement un impact sur ce que l'on pense lorsque l'on pense rationnellement, c'est-à-dire sur le type d'objet auquel on a affaire lorsque l'on fait usage de sa raison. Il faut que cet objet ait la qualité de valoir universellement. Mais où trouver un tel objet ? Lorsque vous dessinez un triangle au tableau, ou lorsque vous vous représentez un triangle dans votre tête, vous avez une "image". Or, l'image a deux caractéristiques qui la rendent peu adéquate pour s'élever à l'universel : elle est à la fois "concrète" et "singulière". Si je vous demande d’imaginer un triangle, de vous représenter mentalement un triangle, chacun d’entre vous se représentera en effet un triangle particulier : plus ou moins grand, avec de la couleur ou sans couleur, équilatéral ou isocèle, un triangle sur un tableau noir ou sur un fond blanc… Autant d’images différentes du triangle. L’image, c’est une représentation que l’on voit. Pour cette raison, elle est limitée à la sensibilité. Du coup, il ne faut pas s’étonner si la pensée mythique est enfoncée dans le domaine de la particularité : elle est capable de penser des dieux, mais elle a beaucoup plus de mal à penser le Divin. Car pour concevoir l’idée du divin, justement, il faut cesser de se représenter les dieux, avec leurs attributs différents, leurs histoires différentes, leur caractères différents. Il faut littéralement faire abstraction de toutes ces particularités, pour ne penser qu’à un objet général et universel, qui n'est pas un "dieu" (comme dans le polythéisme), mais un être générique abstrait : le "Divin" (comme dans le monothéisme).


Évidemment, on ne peut pas visualiser le Divin comme on visualise Jupiter ou Athéna. On ne peut pas le « voir », même mentalement. C’est une idée, et une idée ne représente rien de singulier ni rien de concret. Pourtant une idée est bien quelque chose que nous sommes capables de penser ! Comment faisons-nous alors ? Une image, on la voit, mais l’idée on la conçoit. La représentation n’est pas la même. Mais qu’est-ce à dire : « concevoir une idée » ? Si l’image est du ressort de l’imagination, de quelle faculté dépend notre capacité à concevoir des idées ? De l’entendement ou de la raison. Mais quelle genre de faculté sont l’entendement ou la raison ? Si tout homme est doté de raison, pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour que la pensée rationnelle voit le jour ? La réponse a cette question n’est pas évidente. Mais nous pourrions suggérer la chose suivante : pas plus que l’imagination, la raison n’est une « faculté », si l’on entend par là une sorte d’organe spécialisé dont vous pourriez vous servir pour faire certaines taches. Raison et Imagination ne sont que deux façons différentes de nous servir de notre esprit, en portant notre attention sur des objets différents. L’imagination n’est pas une « faculté », mais seulement une façon de penser qui prend pour objet de pensée des « images ». Penser à partir d’images, c’est cela que l’on nommerait « imagination ». Il en va exactement de même pour la Raison : elle n’est pas une faculté spéciale que nous possédons de façon innée, mais un nouvel usage de l’esprit humain, qui s’applique à de nouveaux objets : les idées.


Les idées sont des objets mentaux que nous aurions pu ne jamais avoir. Se représenter des "idées" suppose en effet une acrobatie mentale à laquelle beaucoup de personnes sont encore peu familiarisées. Les enfants, par exemple, ont beaucoup de mal à s’habituer à une pensée abstraite. Dès qu’on leur parle d’une chose, ils ont besoin que vous la leur représentiez au moyen d'une image. Sans cette illustration, ils ne comprennent pas de quoi vous parlez. Par exemple, pour concevoir l’idée du « chien », ils ont besoin d’un support qui leur fournisse une image schématique du chien. Dans beaucoup de cas, la façon dont nous tentons de dépasser le caractère singulier de nos représentations mentales (de nos images, donc) consiste à visualiser une image et à en faire une image « schématique ». Le mot « schème » vient de Kant : il désigne une production de l’imagination dont les contours sont souvent flous pour pouvoir inclure en lui un certain nombre d’objets qui partagent les contours grossiers de ce schème. C’est un peu comme si je m’efforçais de produire une vision schématique d’un visage en dessinant la « tête à toto ». Dans son caractère épuré, un tel visage est un « schème ». Il vaut potentiellement comme la représentation de beaucoup de visages. Mais la limite du schème, c’est que ce qu’il gagne en extension (il représente potentiellement beaucoup d’individus), il le perd énormément en précision (c’est une figuration grossière). D’un point de vue politique, cette pensée schématique explique les stéréotypes en tout genre que nous véhiculons sur certaines catégories d’individus. D’un cas singulier (mettons : le délinquant de banlieue), nous faisons mentalement un schéma-type qui vaudra comme loi générale pour tous les individus plus ou moins ressemblant au schéma.


En revanche, il n’en va pas du tout de même avec l’idée. Elle est un objet mental remarquable parce qu’elle permet vraiment d’atteindre à une réelle universalité. Quand un mathématicien cherche à démontrer une loi universelle en trigonométrie, il ne se contente pas de dessiner un triangle particulier au tableau. Ce triangle particulier n’est pas l’objet auquel il pense. Car s’il se contentait de faire sa démonstration sur le triangle qu’il a dessiné, il ne pourrait jamais affirmer que la loi qu’il vient de démontrer (par exemple : la somme des trois angles d’un triangle est de 180° dans un repère euclidien) vaut « universellement », c’est-à-dire pour tous les triangles possibles. En toute rigueur, il ne pourrait pas passer logiquement du cas particulier (« pour ce triangle la somme des trois angles fait 180° ») au cas général (« Pour tout triangle, la somme des trois angles fait 180° »). De la simple description d’un cas particulier, on ne peut passer avec certitude à la description du cas général. Dire qu’une loi vaut dans tous les cas de figure, c’est dire qu’elle vaut nécessairement. Or, comment un scientifique est-il capable d’un tel prodige ? C’est que l’objet qui sert de support à sa pensée, au moment où il fait sa démonstration, n’est pas le triangle particulier qu’il a dessiné au tableau, mais l’idée du triangle. Il a fait abstraction de tout ce qu’il voit pour penser à un objet universel : « figure à trois angles et à trois côtés ».


On pourrait toutefois se demander ce qu’il nous reste, une fois que nous avons fait abstraction de tout ce que nous "voyons". Littéralement, on ne voit plus rien ! La pensée abstraite serait donc une forme de pensée "aveugle". Si l’on parle justement d’« entendement », pour désigner cette aptitude à concevoir des idées, c’est bien pour marquer la différence avec un « voir ». On ne « voit » pas, on « entend ». Autrement dit, l’idée a un rapport très intime au langage. Car puisqu’on ne voit rien, l’expression « figure à trois angles et à trois côtés » n’est pour nous rien d’autre qu’une suite de mots que nous comprenons, que nous entendons. En définitive, il n’y a pas d’idée sans langage, puisque la compréhension d’une idée n’est jamais rien d’autre qu'une certaine compréhension linguistique. Cette solidarité étroite entre le langage et la Raison explique aussi pourquoi le terme Logos, chez les philosophes grecs, revêt à la fois la signification de la parole et de la raison. Logos, c’est langage ; mais Logos, c’est aussi la raison.


L’invention de la pensée rationnelle est la grande invention des grecs ! Il suffit de lire Platon (qui développe un culte des idées!) pour saisir à quel point cette découverte a paru révolutionnaire, inouïe, incroyable… D’un seul coup, et pour la première fois, la pensée se libérait du carcan de la sensibilité et de la singularité. D’un seul coup, elle était en mesure de tutoyer l’universel, de s’élever au-delà de toutes les singularités individuelle, culturelles, cultuelles, nationales, et même historiques… pour accéder à la sphère de ce qui vaut pour tous et toujours ! « La somme des trois angles d’un triangle vaut 180° ». Cette toute petite vérité mathématique ne paie pas de mine. Mais elle a survécu à l’effondrement de l’empire romain et de tous les empires qui sont suivi. Elle ne paie pas de mine, mais dans la façon dont elle s’impose à tous comme une loi universelle, elle pourrait faire pâlir de jalousie n’importe quel prosélyte religieux qui rêve de convertir l’humanité entière à son dieu universel. C’est presque une expérience mystique que les grecs ont fait en découvrant le monde des idées. Et le « presque » est sans doute de trop….



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