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Qu'est-ce que l'Ontologie ?

  • damienclergetgurna
  • 31 déc. 2024
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 2 janv.



La science nous permet de connaître la "réalité". Et par réalité, nous entendons l’ensemble des phénomènes qui sont des "objets possibles d’expérience", parce qu’ils sont situés dans l’espace et dans le temps. Mais le mot « être » désigne de toute évidence un ensemble beaucoup plus inclusif. Quelques exemples permettront de le montrer : nous évoquons la possibilité que Dieu existe ; pour certains croyants, Dieu existe bel et bien. Mais le fait que Dieu soit n’a évidement rien à voir avec l’idée que Dieu serait présent dans la réalité. S’il est, il l’est comme un être "transcendant", c’est-à-dire hors de la réalité (par opposition à "immanent" : présent dans la réalité). De même, il nous arrive parfois d’évoquer nos rêves. Or, un rêve n’est pas réel, cette non-réalité est justement ce qui le définit comme rêve. Et pourtant, le rêve n’en laisse pas moins d’être quelque chose. A sa manière, qui n’est pas réelle, il est.


De tous les mots de notre vocabulaire, le mot « être » (et ses différentes déclinaisons), est le mot le plus inclusif dont nous disposions. Son extension déborde largement les frontières que nous assignons au « Réel » ou même au « Monde ». Si nous pouvons logiquement nous demander s’il existe un autre monde, si cette question fait sens (même si nous répondons négativement), c’est parce que nous avons les moyens (grâce à l’être) de penser plus loin que le réel et plus loin que le monde. Il n’y a peut-être aucun autre monde que le monde que nous connaissons, mais la possibilité même de nous poser une telle question témoigne que nous disposons d’un mot plus inclusif que celui de Monde. Et ce mot, c’est l’être !


Étudier l’être en tant qu’être est précisément la tâche que Aristote assigne au philosophe, dans un célèbre passage du livre Gamma de la Métaphysique : « Il y a une science qui étudie l’Être en tant qu'être et les attributs qui lui appartiennent essentiellement. Elle ne se confond avec aucune autre des sciences dites particulières car aucune de ces autres sciences ne considère en général l’Être en tant qu'être , mais, découpant une certaine partie de l’Être, c'est seulement de cette partie qu'elles étudient l'attribut : tel est le cas des sciences mathématiques. Et, puisque nous recherchons les principes premiers et les causes les plus élevées, il est évident qu'il existe nécessairement quelque réalité à laquelle ces principes et ces causes appartiennent, en vertu de sa nature propre. Si donc ceux qui cherchaient les éléments des êtres cherchaient en fait les principes absolument premiers, ces éléments qu'ils cherchaient étaient nécessairement aussi les éléments de l’Être en tant qu'être, et non l'Être par accident. C'est pourquoi nous devons, nous aussi, appréhender les causes premières de L’Être en tant qu'être. Avec l’être, la philosophie gagne son territoire de prédilection. Que fait en effet le philosophe, sinon interroger l’être en général et le rapport de chaque chose à l’être ?


L’idée de penser le rapport de chaque chose à l’Être peut sembler assez nébuleuse. Elle renvoie pourtant à la pratique la plus banale que vous connaissiez : celle qui consiste à définir. En effet, qu’est-ce que définir ? C’est dire ce qu’est une chose, quel genre d’être elle est, puis quelle différence fait d’elle -à l’intérieur de ce genre- un être particulier. Par exemple, lorsque nous disons : « l’homme est un animal rationnel », nous posons le rapport de l’homme à l’être, en déterminant d’abord le genre d’être auquel il appartient (c’est un animal), puis en précisant quelle différence lui donne sa spécificité (il est rationnel). Toute définition, disait Aristote, se fait par genre et différence spécifique. Dès qu'on s'efforce de définir une chose, n'importe laquelle, nous sommes obligés de commencer par dire que « c'est un... » ! Il n'y a donc rien de plus englobant que l'être.


Si nous voulons donc comprendre le monde et tout ce qu'il contient (la matière, la vie, le monde, l'homme... ) il nous faut poser la question de leur rapport à l'être. Autrement dit, et plus simplement, le philosophe -depuis Socrate – passe son temps à se demander : « Qu'est-ce que c'est ? «  (To ti esti). Tout raisonnement philosophique est une façon continuelle d'interroger l'être des choses, et la philosophie est donc « science de l'être » : Onto-logie.


C’est ce regard sur l’être qui assure d’ailleurs au philosophe la hauteur de vue dont on le crédite en général. Le philosophe voit les choses de haut, dit-on. Il prend de la hauteur. Soit. Mais de quel empyrée parle-t-il alors, sur quelle montagne se dresse-t-il pour obtenir cette hauteur de vue ? Maintenant, la réponse est facile : il parle des hauteurs de l’Être. Et fort de cette position, il peut revendiquer depuis Platon une certaine souveraineté dans l’édifice de la connaissance, un rôle "architectonique" : « Comparé au questionnement des sciences positives, écrit ainsi Heidegger, le questionnement ontologique est plus original. (…) Le but que vise la question de l'être est une condition de possibilité des sciences dont l'investigation mesure un domaine particulier et qui, ce faisant, se meuvent toujours déjà dans une entente préalable de l'être ». Par là, il faut comprendre la chose suivante : le biologiste qui étudie le vivant commence par présupposer l’existence du vivant ; l’historien qui étudie le passé commence par présupposer l’existence du passé ; le physicien qui étudie la matière commence par présupposer l’existence de la matière…. Mais leur but, ce n’est jamais d’étudier ce qu’est le vivant, ce qu’est le passé ou ce qu’est la matière. Pour pouvoir commencer à étudier la vie, le biologiste a besoin de s’appuyer d’entrée de jeu sur une idée générale de ce qu’est la vie… sans quoi, il n’aurait même pas d’objet à étudier, parce qu’il ne saurait simplement pas quoi étudier ! Cette idée lui sert donc de point de départ, de préalable à son travail. La même chose vaut pour l’historien, qui ne se demande pas ce qu’est le passé, mais présuppose d’emblée une certaine définition ordinaire du passé sans laquelle il ne saurait tout simplement pas quoi étudier.


Tout à l’inverse des autres disciplines, le travail du philosophe consiste à remonter la pente de la connaissance, à régresser vers ces définitions premières qui sont rarement interrogées pour elles-mêmes. Là où les « sciences positives » regardent la réalité à travers leurs lunettes (le découpage conceptuel dont elles se servent pour appréhender la réalité), le philosophe s’efforce au contraire de regarder ses propres lunettes. En ce sens, on pourrait suggérer que la démarche philosophique est une démarche régressive. Elle n’avance pas comme les autres savoirs, elle va plutôt en arrière dans une forme acrobatique de moonwalk spéculatif. C’est ce qui rend ce mode de raisonnement si difficile ! Car il suppose un effort qui n’est pas du tout intuitif, au sens de la direction naturelle que prend notre intelligence. Être attentif à la manière dont nous découpons l’être et à la manière dont nous l’articulons en diverses régions est en effet une tâche très délicate. Pour bien faire comprendre la difficulté, Platon comparait ce travail à celui d’un boucher sacrificateur. Le bon boucher sait où faire passer sa lame, parce qu’il connaît les articulations de l’animal, parce qu’il sait comment sont orientées les fibres musculaires, parce qu’il sait où la viande est la plus tendre…. De sorte que le bon boucher ne fait pas violence à la viande qu’il découpe, parce qu’il sait exactement où se situe les endroits de moindre résistance. Le bon philosophe doit pareillement être suffisamment attentif aux articulations de l’être pour ne jamais donner l’impression de faire violence au découpage naturel des différentes choses (on utilisera plutôt désormais le terme : « étants », plus neutre que « choses ») qu’il s’efforce de comprendre.


Lorsque l'on commence à s'intéresser sérieusement à la question de l'être, il y a immédiatement un premier constat qui s'impose à nous : si l’être est ce qu’il y a de plus inclusif, on ne peut logiquement pas mettre en vis-à-vis de l’être autre chose, comme s’il y avait autre chose en dehors de l’être. Admettre cela reviendrait à considérer que l’être n’est pas ce qu’il y a de plus inclusif, puisqu’il y aurait -en dehors de l’être -de la place pour quelque chose d’autre. Pour cette raison, on ne peut-on pas admettre que le « devoir être » serait le contraire de l’être. Quand nous opposons donc « l’être » et le « devoir être », il faut plutôt entendre l’opposition entre deux modalités différentes de l’être. "L’être" que nous opposons au "devoir être" n’est en fait rien de plus que l’être réel, ou « l’être concret » si l’on préfère. Ce n’est pas tout l’être, mais seulement une certaine modalité de l’être, qui se décline dans l’espace et dans le temps. La science, qui s’occupe de cette réalité, n’a rien à nous dire au sujet du "devoir être", au sujet de ce que nous devrions faire (ou pas). Elle est neutre, du point de vue « axiologique » (axiologie = qui a rapport aux valeurs).


Mais cette modalité d’être (le Réel), n’épuise pas tout l’être ! En l’occurrence, nous pouvons parfaitement concevoir, par exemple, un « être possible » : or, une possibilité n’est pas rien, ce n’est pas un simple non-être ! Dire qu’il est « possible » de faire ceci ou bien cela, c’est énoncer un « être-possible » qui ne se réduit pas à l’«être-réel ». Qu’est-ce qui est possible ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Est possible ce qui peut devenir réel. Mais quel sens accorder à ce « peut », dans l’expression « peut devenir réel » ? Qu’est-ce qui décide d’une possibilité ? En principe, tout n’est pas possible. Certains étants sont possibles, d’autres ne le sont pas du tout, ils sont « impossibles ». Or, en quoi consiste cette possibilité d’être réel, qui est aussi par voie de conséquence, un « être du possible » ?


Le même questionnement vaut pour le « devoir être ». Si nous définissons le devoir être comme ce qui "doit" être réel, comme ce qui « doit » passer à la réalité… nous n’avons encore rien défini. Car reste à savoir en quoi consiste ce « doit » dans l’expression : « doit passer à la réalité ». En quoi consiste ce "devoir" passer à la réalité, qui est aussi par voie de conséquence, un « être du devoir » ? Soit, par exemple, l’énoncé : « tu ne dois pas mentir ». Voilà la formulation d’un devoir. Manifestement, aucune description de la réalité ne peut nous conduire à énoncer une telle prescription. Peut-être cette description de la réalité nous apprend-elle qu’un mensonge finit toujours par nous trahir. Peut-être cette description de la réalité nous apprend-elle que les autres sont toujours déçus par notre mensonge. Mais d’une part, ce n’est pas toujours le cas : l’expérience de la réalité nous apprend aussi souvent que le mensonge peut permettre d’échapper aux conséquences d’une vérité déplaisante. Elle nous apprend aussi que le mensonge peut parfois permettre de protéger quelqu’un d’autre. Bref, la description de ce qui est réel ne nous permet pas vraiment de savoir s’il serait bon ou mauvais de mentir. D’autre part, même en supposant que les conséquences réelles d’un mensonge soient évidentes et faciles à anticiper, on ne saurait toujours pas si il convient de mentir ou non. En fait, tout dépendra de votre façon de valoriser certains états plutôt que d’autres. Ainsi, si vous estimez que la vérité a moins de valeur que le bonheur, alors le mensonge peut être acceptable à vos yeux. Si vous estimez au contraire qu’il vaut mieux être malheureux et lucide que de vivre dans l’illusion, alors vous jugerez le mensonge inacceptable.


Autrement dit, l’être du devoir dépend étroitement de l’être du Bien. Nous en venons donc naturellement à nous poser la question de l’être du bien. Quel est-il ? Est-il lié à l’être du désir (est bien alors ce qui est désirable), ou est-il -comme le pense Platon -lié plutôt à la plénitude de l’être (est bien ce qui est dans sa plénitude, ce à quoi l’être ne fait pas défaut)…. Tout ceci est présenté très rapidement, et sous une forme assez elliptique. Mais ce qu’il faut retenir est simple : s’occuper de la question de l’être, ce n’est pas laisser de côté la question du « devoir être ». Bien au contraire, une interrogation sur l’être ne peut manquer de croiser tout un tas de concepts normatifs qui jouent un rôle très important dans notre existence : le Beau, le Bien, le Juste, le Vrai…


Pour cette raison, l’activité philosophique n’est jamais seulement descriptive. Elle est aussi logiquement normative, dans la mesure où est conduite à interroger et parfois remettre en cause, la façon dont nous concevons l’être du devoir, l’être du bien, l’être du beau ou de la vérité. Si bien que la question de l’être donne bel et bien au philosophe la capacité de proposer, en concurrence avec le mythe et la religion, une forme de sagesse.





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