Qu'est-ce qui justifie l'action de faire croire ?
- damienclergetgurna
- 24 janv.
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Considéré comme un acte de "manipulation", le "faire croire" paraît une attitude moralement injustifiable. Il prend place en effet dans une stratégie d'emprise, où l'enjeu est d'affirmer et de consolider une relation de pouvoir. Le cynisme avec lequel Merteuil et Valmont mentent à tout le monde atteste chez eux d'une volonté de transformer toutes les relations amoureuses en des relations de force. Entre Merteuil et Prévan, la séduction ne devient plus qu'une lutte où le plus habile est celui des deux qui saura le mieux tromper. Prévan est persuadé d'être un manipulateur hors pair, mais il ne sait pas à qui il a à faire, et le trompeur sera finalement celui qui est trompé !
La volonté de manipuler semble tellement liée à une relation de pouvoir que le refus de manipuler coïncide exactement avec un rejet de cette relation de pouvoir. Ainsi, pour échapper à l'emprise du cardinal, la marquise Cibo prend le parti de jouer cartes sur table en disant toute la vérité à son mari : "Laurent, pendant que vous étiez à Massa, je me suis livrée à Alexandre, je me suis livrée, sachant qui il était et quel rôle misérable j'allais jouer". Par ce moyen, le cardinal Cibo se trouve d'un seul coup privé de son moyen de pression. Mais la sincérité de la marquise ne lui permet pas seulement d'échapper à l'emprise du cardinal; elle lui permet aussi de sauver sa relation avec son mari : en continuant à lui mentir, elle ne l'aurait pas simplement trahi, mais elle l'aurait aussi manipulé comme une marionnette. En lui confessant toute la vérité et en refusant donc de rentrer dans cette stratégie de pouvoir, la marquise parvient à sauver son couple. C'est ce qu'on apprend à la fin de la pièce, à la faveur d'une discussion entre deux gentilhommes qui voient passer le couple : "Ils paraissent bien raccommodés. J'ai cru les voir se serrer la main" (V, 3). C'est aussi pour éviter de rentrer dans une relation de pouvoir que madame de Rosemonde, la vieille tante de Valmont, s'abstient auprès de madame de Volanges d'un mensonge qui aurait pu -en la circonstance- se présenter comme une volonté vertueuse de protéger son amie d'une vérité trop déplaisante. Plutôt que de lui mentir, Madame de Rosemonde préfère se taire : "Ce n'est pas sans une peine extrême, que je vous fais la même prière de ne pas m'obliger à motiver le conseil que vous me demandez, relativement à mademoiselle Volanges" (Lettre CLXXII). Par un raffinement de perversité, le vicomte de Valmont lui-même, dans sa correspondance avec la présidente de Tourvel, simule le ton brusque de la franchise pour lui faire croire qu'il ne cherche pas à la dominer : "Si je n'avais pour vous qu'un goût ordinaire, que ce goût léger, enfant de la séduction et du plaisir, qu'aujourd'hui pourtant on nomme amour, je me hâterais de tirer avantage de tout ce que je pourrais obtenir. Peu délicat sur les moyens, pourvu qu'ils me procurassent le succès, j'encouragerais votre franchise par le besoin de vous deviner; je désirerais votre confiance dans le dessein de la trahir; j'accepterais votre amitié dans l'espoir de l'égarer... Quoi ! Madame, ce table vous effraie ?... hé bien ! Il serait pourtant tracé d'après moi, si je vous disais que je consens à n'être que votre ami".
Envisagée sous cet angle, la volonté de faire croire paraît une attitude assez odieuse, proprement injustifiable. Lorsque le mensonge se révèle au grand jour, lorsque son imposture est révélée, alors le scandale éclate. C'est ce dont témoigne le scandale politique qui accompagne la publication des Pentagone Papers dans la presse américaine. Mais c'est également ce dont témoigne le destin tragique du vicomte de Valmont, lorsque la marquise de Merteuil apprend la vérité au chevalier Danceny; et le destin de la marquise de Merteuil, lorsque pour se venger d'elle le vicomte de Valmont, juste avant de mourir, confie ses lettres à Danceny. Quelle autre réaction pourrait susciter la tromperie chez ceux qui ont été trompés et qui découvrent brutalement qu'ils l'ont été ?
Pourtant il y a un élément qui devrait nous amener à mitiger quelque peu ce jugement expéditif. Le menteur, par définition, sait qu'il ment, puisque mentir consiste à occulter une vérité que l'on connaît. Celui qui ment connaît la vérité, autrement il ne saurait mentir. Il trompe les autres sur la réalité, mais lui-même ne se fait aucune illusion. Par exemple, il fait croire qu'il est très amoureux, mais il sait très bien ce que cache en réalité ce discours enflammé. Il y a donc une certaine forme de lucidité dans le mensonge, qu'on ne retrouve pas du côté de celui qui se fait des illusions. Celui qui se fait des illusions se trompe lui-même et croit le plus sincèrement du monde être amoureux, alors qu'il ne fait en réalité que réciter le discours de l'amour. La jeune Cécile Volanges, qui s'éveille à la sensualité, n'a aucune idée de ce qui se passe véritablement en elle. Elle ne cherche pas à tromper Danceny sur la nature de ce qu'elle éprouve pour lui; mais elle en connaît si peu sur l'amour qu'elle finit par lui dire qu'elle l'aime, sans que le mot ait pour elle une signification bien arrêtée : "Enfin, Monsieur, je consens à vous écrire, à vous assurer de mon amitié, de mon "amour", puisque, sans cela, vous seriez malheureux" (Lettre XXX).
Très souvent, il semble que les personnages qui se laissent tromper se connaissent moins eux-mêmes que ne les connaissent ceux qui parviennent à les tromper. Ainsi la marquise de Merteuil voit très clairement la nature des sentiments que Cécile éprouve sans le savoir : "Elle aime déjà son Danceny avec fureur; mais elle n'en sait encore rien" (XX). Plus encore, la marquise de Merteuil voit dans cette passion amoureuse naissante le signe d'une sensualité volcanique que Cécile ignore absolument : "Je ne crois pas qu'elle brille jamais par le sentiment; mais tout annonce en elle les sensations les plus vives" (XXXVIII). C'est du reste cette capacité à voir dans sa victime plus clairement que la victime elle-même, à la connaître mieux qu'elle ne se connaît, qui permet au manipulateur de manipuler efficacement. Il sait ce que l'autre désire sans avoir conscience de le désirer et sil sait ajuster son mensonge en fonction de ce savoir. Celui qui est trompé se laisse d'autant plus facilement tromper qu'il ne se connait pas lui-même. Ainsi, la présidente de Tourvel en est encore à s'illusionner sur la nature de ses sentiments envers Valmont que celui-ci peut déjà crier victoire : "Partagez ma joie, ma belle amie; je suis aimé; j'ai triomphé de ce coeur rebelle" (XLIV). Le manipulateur est un fin psychologue, qui sait au sujet de sa victime des vérités que la victime ignore.
Si le manipulateur est un menteur, celui qui se laisse abuser par le mensonge est en revanche quelqu'un qui se berce d'illusion. On est si facilement dupe de l'autre que parce qu'on est d'abord dupe de soi-même. Quelque soit le talent de Valmont, il ne peut réussir à tromper la marquise de Merteuil, car celle-ci se flatte à juste titre de ne se faire jamais aucune illusion : Erreur d'appréciation aussi de la part de Valmont à l'endroit de la marquise de Mertueil. Celle-ci est très difficile à manipuler, parce qu'elle est le seul personnage du roman qui ne se laisse pas mener par ses désirs, mais qui les contrôle parfaitement : "gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire, et qui se disent à sentiment; dont l'imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leur sens dans leur tête; qui, n'ayant jamais réfléchi confondent sans cesse l'amour et l'amant; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le plaisir en est l'unique dépositaire" (Lettre LXXXI).
On pourrait enfin se demander, et c'est la question que Hannah Arendt ose poser, si -du fait de sa lucidité- le menteur n'est pas une personnalité moralement plus estimable que l'illusionné : "Le préjugé moral courant tend à être plutôt sévère, note-t-elle, à l'égard du mensonge de sang-froid, tandis que l'art souvent hautement développé de la tromperie de soi est habituellement considéré avec beaucoup de tolérance et d'indulgence. (...) Les arguments destinés à soutenir l'affirmation : "il est mieux de mentir aux autres que de se tromper soi-même" auraient à souligner que le menteur de sang-froid reste au fait de la distinction entre le vrai et le faux, et qu'ainsi la vérité qu'il est en train de cacher aux autres n'a pas été éliminée complètement du monde; elle a trouvé son dernier refuge dans le menteur". Par son mensonge en effet, le menteur porte témoignage à la vérité. Il reconnait la vérité, puisqu'il cherche à la dissimuler ! L'illusionné au contraire, ne voit pas la vérité, il ne la connait pas puisqu'il se ment à lui-même. Il y a, dans le menteur, une lucidité qu'on ne retrouve pas dans celui qui se ment à lui-même. C'est la leçon qui peut être tirée à partir de Lorenzaccio. Lorenzo ment à tout le monde : il ment à Alexandre, il ment aux républicains, il ment à sa tante... mais en même temps, Lorenzo n'a aucune illusion. Contrairement à Philippe, il ne se fait aucune illusion sur la portée qu'aura son acte. Il ne se fait pas d'illusion sur la lâcheté réelle qui se dissimule derrière le discours bravache des républicains. Des mots, rien que des mots, qu'on prononce avec grandiloquence pour se faire croire à soi-même qu'on est résolu à agir. Témoin, cette scène où Lorenzo s'entretient avec son oncle Bindo et le seigneur Venturi : "On tourne une grande période autour d'un beau petit mot, pas trop court ni trop long, et rond comme une toupie. On rejette son bras gauche en arrière de manière à faire faire à son manteau des plis pleins d'une dignité tempérée par la grâce; on lâche sa période qui se déroule comme une corde ronflante, et la petite toupie s'échappe avec un murmure délicieux" (II, 4)
Mais cette différence ne fait pas seulement du menteur un personnage qui, à tout prendre, vaut mieux que l'illusionné. Cette différence fait aussi du mensonge éhonté un antidote au mensonge qu'on se tient à soi-même. C'est là l'essence même du "libertinage", tel qu'il est professé par la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont. Être un libertin, qu'est-ce que cela veut dire ? C'est, pour ceux qui au 18e siècle professent ce libertinage, une façon de dénoncer l'hypocrisie d'une société qui se ment à elle-même, notamment sur la nature des relations amoureuses. Cette société que dénonce avec virulence la marquise de Merteuil en racontant ses souvenirs de jeune fille : "Et Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu'on s'empressait à me tenir, je recueillais avec son ceux qu'on cherchait à me cacher". Les jeunes femmes sont tenues dans l'illusion d'un rôle qu'elles acceptent de jouer, sans percevoir jamais la relation de pouvoir à laquelle elles sont soumises. De la même manière, les relations amoureuses auxquelles on prépare les jeunes femmes, sont-elles autre chose qu'un jeu de dupes ? :"L'un jouit du bonheur d'aimer, l'autre de celui de plaire, un peu moins vif à la vérité, mais auquel se joint le plaisir de tromper" (CXXXI). En traitant le mensonge pour ce qu'il est, en le faisant apparaitre comme un simple mensonge, le menteur renvoie à l'illusionné la réalité d'un mensonge qu'il préfèrerait ignorer. Le mensonge permet de dénoncer l'hypocrisie ! Et c'est peut-être cela qui rend le menteur si odieux ! L'efficacité de son mensonge, le remarquable talent avec lequel il parvient à installer ses mensonges dans la trame des relations amoureuses, prouve à tout le monde que l'amour romantique est d'abord une façon de se duper soi-même. Et c'est cela, finalement, qui est odieux : cette hypocrisie qui apparait pour ce qu'elle est au fond : une hypocrisie. En faisant ouvertement et lucidement ce que tout le monde fait sans en prendre conscience, le menteur renvoie à chacun le miroir lucide de son propre mensonge.
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