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Raconter des histoires : le mensonge comme mise en scène théâtrale

  • damienclergetgurna
  • 30 janv.
  • 11 min de lecture

Que l'on se mente à soi-même à la façon de la jeune femme décrite par Sartre qui se fait autre qu'elle n'est ou que l'on se mente à soi-même à la façon du garçon de café qui "se la joue" garçon de café, le résultat est toujours le même. Se mentir à soi-même c'est, dans tous les cas, jouer un rôle. Or, avec cette notion de "rôle" se profile le thème central de la fiction. Nous pourrions nous contenter de postuler que faire-croire est une façon de voiler la réalité, soit aux autres (le mensonge et la manipulation) soit à soi-même (l'illusion). Autrement dit, faire-croire ce serait uniquement tromper les autres ou se tromper soi-même, c'est-à-dire remplacer la vérité par une apparence fallacieuse. Mais en prenant les choses de cette façon, nous n'avons pas encore réfléchi au statut de cette apparence, dont nous présumons simplement qu'elle est quelque chose de "trompeur". Mais qu'est-ce à dire ? Que produit au juste le menteur, lorsqu'il énonce un mensonge ? Une image trompeuse de la réalité. Et à quoi croit donc l'illusionné lorsqu'il s'illusionne ? A une image mensongère de lui-même, qu'il endosse comme un acteur lorsque ce dernier joue un rôle. Mais composer une image trompeuse de la réalité, assumer un rôle, n'est-ce pas exactement ce qui caractérise depuis toujours le régime de la "fiction" ? N'est-ce pas là, dans cette faculté humaine à raconter et à se raconter des histoires que gît ultimement la source même de tout mensonge ? C'est ce rapprochement que Nietzsche opère dans de nombreux aphorismes de son œuvre, par exemple au §192 de Par delà le bien et le mal : "Nous sommes foncièrement et dès l'origine -habitués au mensonge. Ou, pour m'exprimer d'une façon plus vertueuse et plus hypocrite, je veux dire d'une façon plus agréable : on est bien plus artiste qu'on ne le pense". Qu'est-ce d'autre en effet qu'une fiction sinon un récit mensonger, qui substitue à la réalité une réalité alternative ?


Le mensonge comme mise en scène


Il suffit de considérer la façon dont fonctionnent le mensonge et l'illusion dans les ouvrages que nous étudions pour être immédiatement frappés par le lien de ressemblance qui existe entre ces attitudes (mensonge et illusion) et le principe de la dramaturgie théâtre. En effet, tous les éléments de la scénographie théâtre s'y retrouve : le décor, les costumes, le registre dramatique, les personnages, le texte, le jeu des acteurs, le public. A tout cela, le menteur doit consacrer une attention méticuleuse, comme un metteur en scène. C'est d'ailleurs de cette façon, comme d'une disposition scénique appelant une appréciation esthétique, que la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, présentent leur entreprise de tromperie dans Les liaisons dangereuses. A leurs propres yeux, la tromperie est un art, relevant moins du champs de la tecknè (artisan) que du domaine esthétique (artiste). Le trompeur est un artiste, qui perçoit son œuvre comme quelque chose d'esthétique. Ainsi le Vicomte de Valmont perçoit-il sa tromperie comme un savant jeu de rôle : "au milieu des bénédictions bavardes de cette famille, je ne ressemblais pas mal au héros d'un drame, dans la scène du dénouement" (XXI). Et s'il s'émeut volontiers de sa propre mise en scène, le vicomte ne se fait pas d'illusion : cette émotion est moins une émotion morale qu'une émotion esthétique : "Dans le même instant, j'ai été entouré de cette famille, prosternée à mes genoux. J'avouerai ma faiblesse: mes yeux se sont mouillés de larmes, et j'ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. J'ai été étonné du plaisir qu'on éprouve en faisant le bien" (ibid.). Ou plus précisément, cette émotion esthétique sert de substitut à l'émotion morale. Sa bienveillance en effet s'arrête en même temps que s'arrête l'effet esthétique : "J'ai trouvé juste de payer à ces braves gens le plaisir qu'ils venaient de me faire. J'avais pris dix louis sur moi; je les leur ai donnés. Ici ont recommencé les remerciements, mais ils n'avaient plus ce même degré de pathétique"(XXI). 


Soit, d'abord, l'attention apportée au décor : La marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont ne cessent de penser minutieusement à la disposition du décor qui sert d'écrin à leurs actions mutuelles. La petite maison de la Marquise de Merteuil, lieu de ses amours avec Valmont et où elle reçoit le chevalier de Belleroche, est tout entière conçue pour favoriser une atmosphère de licence érotique. Tenue secrète, à l'égard de la ville, elle symbolise ce lieu où les convenances sociales sont suspendues et où le désir érotique peut se donner librement carrière. En tant qu'elle est lieu de la luxure, cette petite maison n'est pas encore un décor de fiction. Mais elle le devient sitôt qu'elle revêt l'allure trompeuse d'une location d'un week-end, vouée à célébrer les amours commençantes : "Au moment où nous sortîmes et pour dernier adieu, je pris la clef de cet heureux séjour et la lui [au chevalier Belleroche] remettant entre les mains : "je ne l'ai eue que pour vous, lui dis-je; il est juste que vous en soyez maître: c'est au sacrificateur à disposer du temple". C'est par cette adresse que je j'ai prévenu les réflexions qu'aurait pu lui faire naître la propriété toujours suspecte d'une petite maison" (XI) // "Vous [Valmont s'adresse ici à Danceny] avez un rendez-vous pour cette nuit, n'est-il pas vrai ? (...) Le lieu de la scène doit encore ajouter à vos plaisirs. Une petite maison délicieuse, 'et qu'on a prise que pour vous', doit embellir la volupté, des charmes de la liberté et de ceux du mystère" (CLV).


Soit encore l'attention portée au registre dramatique : Le vicomte de Valmont joue remarquablement des registres, passant très facilement du registre pathétique au registre de la farce. Et cette habileté qu'il met à introduire des dissonances de registre a pour effet de révéler tout son cynisme. Son mensonge est rendu manifeste, parce que là où la scène est vécue sur un mode pathétique par les protagonistes, elle est vécue par lui sur le mode comique : "Enfin, je le sais par cœur, ce beau héros de roman ! il n'a plus de secret pour moi. Je lui ai tant dit que l'amour honnête était le bien suprême, qu'un sentiment valait mieux que dix intrigues, que j'étais moi-même dans ce moment amoureux et timide; il m'a enfin trouvé une façon de penser si conforme à la sienne que, dans l'enchantement où il était de ma candeur, il m'a tout dit, et m'a juré une amitié sans réserve" (LVIII). De façon très significative, Valmont choisit de jouer avec Danceny le registre dramatique de la littérature amoureuse, qu'évoque de façon explicite l'expression "beau héros de roman". Il en maîtrise suffisamment les codes pour donner à Danceny l'illusion d'une harmonie de ton entre les deux personnages de la scène. Mais simultanément, il se distancie de ce registre en adoptant avec la marquise de Merteuil le ton de la moquerie. Là éclate, dans cette rupture de ton, la duplicité du personnage. De la même façon, Valmont est très attentif à la différence de registre entre son aventure avec Cécile (qui appartient au registre de la littérature licencieuse) et son aventure avec la présidente de Tourvel, qu'il perçoit dans le genre héroïque : "Si on aime mieux le genre héroïque, je montrerai la Président, de modèle cité de toutes les vertus !" (Lettre CXV)


 Le manipulateur ne se contente pas seulement d'être attentif au décor ou au registre. Véritable démiurge, il conçoit aussi le script, en s'efforçant d'y ménager les rebondissements dramatiques qui pourront relancer l'action. Ainsi est-ce pour relever l'intérêt d'un amour qui tend à devenir par trop ennuyeux que la marquise de Merteuil décide, à l'instigation du Vicomte de Valmont, de placer sur la route des deux jeunes amants (Cécile et Danceny) un obstacle propre à réveiller leur passion : "Il lui faut donc des obstacles à ce beau héros de roman, et il s'endort dans la félicité ! oh ! qu'il s'en rapporte à moi, je lui donnerai de la besogne" (LXIII). De la même façon, c'est avec le talent consommé d'une scénariste qu'elle conçoit et réalise le script de sa nuit d'amour avec Belleroche ou de sa rencontre avec Prévan. Dans la lettre où elle raconte à Valmont sa nuit d'amour avec Belleroche (Lettre X), la marquise y déploie avec talent tous les éléments d'une mise en scène parfaitement réussie : le décor ("Je me décide à lui faire connaître ma petite maison dont il ne se doutait pas (...) il voit d'abord deux couverts mis; ensuite un lit fait. Nous passons jusqu'au boudoir, qui était dans toute sa parure"), le costume ("je choisis le déshabillé le plus galant. Celui-ci est délicieux; il est de mon invention : il ne laisse rien voir, et pourtant fait tout deviner"), le registre dramatique ("Après ces préparatifs, (...) je lis un chapitre du Sopha, une lettre d'Héloïse et deux contes de la Fontaine, pour recorder les différents tons que je voulais prendre"); le script ("Cependant mon chevalier arrive à ma porte, avec l'empressement qu'il a toujours. Mon suisse la lui refuse; et lui apprend que je suis malade : premier incident. Il lui remet en même temps un billet de mo, mais non de mon écriture, suivant ma prudente règle. Il l'ouvre, et y trouve de la main de Victoire : "A neuf heures précises, au Boulevard, devant les cafés". Il s'y rend; et là un petit laquais qu'il ne connaît pas, qu'il croit au moins ne pas connaître, car c'était toujours Victoire, vient lui annoncer qu'il faut renvoyer sa voiture et le suivre. Toute cette marche romanesque lui échauffait la tête d'autant"); le jeu d'acteur ("Après le souper, tour à tour enfant et raisonnable, folâtre et sensible, quelquefois même libertine, je me plaisais à le considérer comme un sultan au milieu de son sérail, dont j'étais tour à tour les favorites différentes")


La similitude de la manipulation avec une disposition théâtrale est si frappante qu'elle inclut même la considération du public. Car toute cette mise en scène est en effet destinée à un public. C'est une représentation qui doit en permanence se jouer devant des témoins, chez qui il s'agit de produire un effet de croyance, exactement comme un acteur s'efforce de faire adhérer son public. La dualité du menteur se retrouve dans la dualité de ce qui se passe sur la scène et de ce qui se passe dans les coulisses. Côté scène, le menteur ne cesse d'être en représentation; côté coulisse, il dépose son costume de scène et apparaît dans sa simple vérité. C'est cette dichotomie que l'on trouve dans les échanges de lettres dans les Liaisons dangereuses : il y a les lettres qui racontent ce qu'il se passe sur la scène; et les lettres qui racontent ce qu'il se passe en coulisses. Mais tout le charme de l'ouvrage tient précisément au fait que le public auquel s'adresse le mensonge ne cesse de se déplacer. Ce public, c'est d'abord celui qu'il s'agit de duper. Mais en même temps, la façon dont Mertueil et Valmont se racontent en permanence l'un à l'autre ces représentations savantes a pour effet de changer insidieusement l'identité du public. En se racontant l'un à l'autre ce qu'ils ont fait, Valmont et Merteuil métamorphosent la scène : le public initial (la personne qu'ils cherchent à duper), devient alors un protagoniste de la scène sous le regard d'un public distant (le confident, le lecteur). Le destinataire de la mise en scène change alors : ce n'est plus la présidente de Tourvel qui sert de public à Valmont, ce n'est plus devant elle qu'il se met en scène. C'est, en racontant les péripéties de sa séduction, devant Merteuil qu'il se donne réellement en spectacle. Cette façon dont un public est caché en permanence derrière un public crée un effet de mise en abîme, comme si le spectacle théâtral se représentait lui-même. Sans ce jeu savant sur l'identité du public, les Liaisons dangereuses perdraient beaucoup de leur intérêt et le "persiflage" des personnages serait rendu impossible. Le pire qui puisse arriver au menteur, c'est d'être privé d'un public. Privé de la scène sur laquelle il doit se donner en représentation, le menteur n'est plus rien. Il est comme un acteur qui risque de laisser d'autres acteurs occuper la scène. Ainsi, Valmont, que Merteuil met en garde contre un exil trop prolongé loin de Paris : "Revenez donc, Vicomte, et ne sacrifiez pas votre réputation à un caprice puéril. (...) Au moins ici, pourrez-vous trouver quelque occasion de reparaître avec éclat, et vous en avez besoin" (CXIII). Mais cette absence de public plane également sur Merteuil lorsqu'elle se retrouve condamnée à quitter Paris pour s'occuper de sa pénible affaire d'héritage : "Mais que faites-vous donc tant à cette campagne que vous ne répondez seulement pas ?" (CXXV)


L'illusionné : un acteur qui s'est pris à son propre rôle


De la même manière, que le menteur est un acteur, l'illusionné serait un acteur; avec cette différence que l'illusionné ne sait pas qu'il est acteur. Lorsque Merteuil écrit à Danceny pour se plaindre d'être quelque peu négligée par lui depuis le retour de Cécile Volanges à Paris, elle use d'une métaphore dramaturgique : "quand l'héroïne est en scène, on ne s'occupe guère de la confidente" (CXLVI). Le "on" dont elle parle ici, c'est Danceny lui-même, tel qu'il se voit en héros de roman. Danceny croit à ce moment que Merteuil le voit comme un héros, ce qui flatte son orgueil. Mais en réalité, la flatterie ne fonctionne aussi bien que parce que c'est lui, Danceny, qui est déjà tout disposé à se voir dans la peau du personnage. Du reste, c'est ainsi que Merteuil, avant de vouloir accrocher le jeune homme à son tableau de chasse, le présentait déjà à Valmont : "Le jeune homme est si Célado, que si nous ne l'aidons pas, il lui faudra tant de temps pour vaincre les plus légers obstacles qu'il ne nous laissera pas celui d'effectuer notre projet.". Alors, la métaphore romanesque n'avait rien d'une flatterie. Comme n'a rien non plus d'une flatterie la remarque acerbe que lui lance Valmont, pour lui reprocher d'avoir trahi Cécile Volanges : :"Depuis que vous avez quitté le rôle d'amant pour celui d'homme à bonnes fortunes" (CLV), lui lance-t-il. Danceny croit jouer le rôle d'un séducteur, d'un homme à femme au charme irrésistible. Valmont lui dit que ce n'est pas ce rôle qu'il est en train de jouer, mais le rôle d'un vulgaire gigolo.


De manière générale, délivrer quelqu'un de son illusion revient toujours à lui révéler qu'il joue un rôle. "Arrête ta comédie ! Arrête ton drame ! Arrête ton char", dit-on à un enfant qui se laisse emporter dans un rôle dramatique qu'il n'a pas l'impression de jouer, mais qu'il joue pourtant. De ce point de vue, Lorenzo est un spécialiste de la démystification. Pour abattre les illusions, le jeune homme utilise systématiquement la même stratégie : il s'arrange pour introduire dans le dialogue de soudaines ruptures de ton dramatique. Ce refus de jouer dans le bon registre de langue lui attire immanquablement la foudre des autres personnages, parce qu'elle constitue le ressort même de la "moquerie". Qu'est-ce que moquer, en effet, sinon refuser de rentrer dans le registre dramatique de l'autre, en transformant en comédie ce que l'autre soutient sous le ton solennel du registre héroïque ou du registre pathétique : "Je suis des vôtres, mon oncle. Ne voyez-vous pas à ma coiffure que je suis républicain dans l'âme ? Regardez comme ma barbe est coupée. N'en doutez pas un seul instant ; l'amour de la patrie respire dans mes vêtements les plus cachés" (II, 4). En quelques mots, tout l'héroïsme de l'engagement républicain se transforme en une farce théâtrale. La déclaration martiale : "je suis des vôtres, mon oncle" est aussitôt ramenée à la composition d'un personnage de théâtre portant tous les attributs de son rôle : la barbe bien coupée, le chapeau, bref le costume. Et en même temps, Lorenzo en mettant aussi explicitement sous la lumière le jeu théâtral, ne prétend duper personne. Il cherche au contraire à dénoncer l'illusion de son oncle, qui croit être un véritable républicain, alors qu'il ne fait lui aussi que réciter (piètrement) un rôle.



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