Raconter des histoires : le rôle persuasif de la fiction
- damienclergetgurna
- 30 janv.
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Le mensonge comme l'illusion ne sont que certaines façons de prendre des libertés avec la réalité. Or, prendre des libertés avec la réalité, n'est-ce pas cela que nous nommons, proprement, "affabuler" ? Tout menteur, qu'il mente aux autres ou qu'il se mente à soi-même est donc essentiellement un "affabulateur". Or, cette façon de présenter les choses (tout menteur est un affabulateur) n'est pas seulement une façon de poser un synonyme. En affirmant la nature foncièrement affabulatrice du mensonge, nous franchissons -mine de rien - un pas supplémentaire dans notre compréhension du "Faire croire". En effet, affabuler c'est bien faire croire (ou "se" faire croire) quelque chose qui est faux. Mais la fausseté de l'affabulation ne réside pas seulement ou pas exclusivement dans le fait de masquer ou de dissimuler la réalité. Tout menteur est un affabulateur, en ce sens qu'il prend des libertés avec la réalité, certes. Mais tout affabulateur n'est pas nécessairement un menteur, parce que "prendre des libertés avec la réalité" ne renvoie pas seulement, pas exclusivement, à cette attitude de dissimulation. Par exemple, un enfant qui ment à ses parents en leur disant qu'il n'a pas fait la bêtise qu'on lui reproche d'avoir commise ("C'est pas moi !") prend quelques libertés avec la réalité. Mais ce même enfant, lorsqu'il se raconte des histoires de fées et de farfadet, ou lorsqu'il se fait croire qu'un monstre est tapi sous son lit, prend aussi pas mal de libertés avec la réalité. Il n'empêche que la fausseté, dans ces deux cas, n'est pas de même nature. S'affranchir de la réalité en affirmant quelque chose que l'on sait être faux (position du menteur) n'est pas exactement (ou peut-être pas du tout) la même chose que de s'affranchir de la réalité en affirmant quelque chose que l'on ignore. L'affabulation ne sert pas uniquement à voiler la réalité, elle peut aussi servir à projeter sur cette réalité tous les fantasmes "possible". Quand l'enfant se fait croire qu'il y a un monstre caché sous son lit, il ne trompe personne ni ne cherche à se tromper lui-même : il projette sous son lit l'angoisse qui résulte d'une situation où, du fait de l'obscurité qui règne dans sa chambre, il ne voit plus bien ce qui l'entoure. Le monstre ne symbolise pas le mensonge, il symbolise l'effort que fait son imagination pour combler les lacunes de sa vision nocturne. Il y a bien, à n'en pas douter, quelque chose de faux dans cette affabulation infantile, mais ce quelque chose de faux ne prend aucunement l'allure d'une tromperie.
Mensonge (faire croire aux autres) et illusion (se faire croire à soi-même) ne sont donc que des cas particuliers d'un "faire croire" qui les excède de toutes parts. Car à côté des petites et des gros mensonges, des illusions plus ou moins manifestes, il y a toute cette masse de choses que nous affabulons à longueur de journée, tous ces spectres qui sont les projections involontaires de nos vieilles peurs infantiles, tous ces désirs qu'il nous est si difficile de ne pas prendre pour des réalités. Le domaine du faux, loin de se limiter à toutes ces réalités que nous nions ou que nous occultons, inclut aussi en lui tout le vaste royaume du possible.
La fonction fabulatrice
Dans son dernier ouvrage, Les deux sources de la morale et de la religion, Henri Bergson se demandait comment durant une si longue période de l'histoire les hommes avaient pu accepter de croire en guise de "religion", des histoires à dormir debout : "Le spectacle de ce que furent les religions, et de ce que certaines sont encore, est bien humiliant pour l'intelligence humaine. Quel tissu d'aberrations ! L'expérience a beau dire "c'est faux" et le raisonnement "c'est absurde", l'humanité ne s'en cramponne que davantage à l'absurdité et à l'erreur. Encore si elle s'en tenait là ! Mais on a vu la religion prescrire l'immoralité, imposer des crimes. Plus elle est grossière, plus elle tient matériellement de place dans la vie d'un peuple. (...) Notre étonnement grandit, quand nous voyons que la superstition la plus basse a été pendant si longtemps un fait universel. Elle subsiste d'ailleurs encore. On trouve dans le passé, on trouverait même aujourd'hui des sociétés humaines qui n'ont ni science, ni art, ni philosophie. Mais il n'y a jamais eu de société sans religion". Le constat que pose ici Bergson n'interroge pas le fait de la tromperie mais celui de la superstition. Ce qui l'intéresse n'est pas la question de savoir comment on en vient à dissimuler la réalité, à soi ou aux autres, mais comment on en vient d'abord à s'en éloigner.
Or, pour répondre à cette question, Bergson fait l'hypothèse d'une "fonction fabulatrice", qui jouerait un rôle indispensable du point de vue biologique. L'homme est un animal intelligent. Biologiquement, cette intelligence représente incontestablement un atout, puisqu'elle a permis à l'espèce humaine de s'élever tout en haut de la chaine trophique. Mais la présence de cette faculté cérébrale représente aussi, dans la perspective évolutionniste, un coût. On n'a rien sans rien ! La présence du cerveau humain constitue certes un immense atout, mais cet atout produit aussi un certain nombre d'handicaps. Bergson en perçoit trois : d'abord, l'intelligence humaine fait de l'homme un animal malade, malade parce qu'il se sait un mort en sursis. "La certitude de mourir, surgissant avec la réflexion dans un monde d'êtres vivants qui était fait pour ne penser qu'à vivre, contrarie l'intention de la nature". Ensuite, l'intelligence humaine fait de l'homme un animal égoïste, qui existe pour lui-même et qui ne se laisse plus absorber par l'espèce. Cela représente donc, pour la survie de l'espèce, un véritable problème. Enfin, l'intelligence humaine amène à se poser beaucoup plus de questions qu'elle n'est capable de fournir de réponses. L'intelligence humaine ne fait pas d'abord de l'homme un singe savant, elle fait de lui un singe inquiet, incertain et hésitant. L'intelligence n'est pas en premier lieu ce qui nous éclaire, mais au contraire ce qui nous fait percevoir toutes les zones d'ombre.
La nature, suggère Bergson, a dû trouver rapidement une solution pour contenir ces effets délétères engendrés par le développement du cerveau humain. Elle se sera donc dotée d'un organe dont la fonction principale aura été de freiner l'intelligence en lui opposant des perceptions imaginaires. Ce sont ces perceptions imaginaires qui donnent d'abord leur consistance aux divinités; ce sont ces perceptions imaginaires qui donnent à l'homme le courage de mourir; ce sont ces perceptions imaginaires qui dissipent les ombres projetées par l'intelligence et placent quelque chose dans le vide qu'elle a créé. Telle est cette fonction fabulatrice, à qui l'on devra tardivement tous les poètes et tous les artistes, tous experts en fabulation. Mais ces produits tardifs de l'art de fabuler ne doivent pas nous faire oublier la fonction biologique que remplit d'abord la fabulation. Et c'est dans la religion que cette fonction biologique se donne le plus clairement à voir : "Il n'y a pas toujours eu des romanciers et des dramaturges tandis que l'humanité ne s'est jamais passée de religion. Il est donc vraisemblable que poèmes et fantaisies de tout genre sont venus par surcroît, profitant de ce que l'esprit savait faire des fables, mais que la religion était la raison d'être de la fonction fabulatrice. (...) Il faut remarquer que la fiction, quand elle a de l'efficace, est comme une hallucination naissante : elle peut contrecarrer le jugement et le raisonnement, qui sont les facultés proprement intellectuelles. (...) Aujourd'hui, dans le plein épanouissement de la science, nous voyons les plus beaus raisonnements du monde s'écrouler devant une expérience : rien ne résiste aux faits. Si donc l'intelligence devait être retenue, au début, sur une pente dangereuse pour l'individu et la société, ce ne pouvait être que par des constations apparentes, par des fantômes de faits : à défaut d'expérience réelle, c'est une contrefaçon de l'expérience qu'il fallait susciter. Une fiction, si l'image est vive et obsédante, pourra précisément imiter la perception et, par là, empêcher ou modifier l'action".
Dans l'une des dernières scènes (V, 5) de Lorenzaccio, Musset met à nouveau en présence les personnages de l'orfèvre et du marchand de soie. Alexandre a été assasiné, le désordre règne dans les rues, les esprits sont perdus. La plus grande incertitude règne donc. L'affabulation surgit alors, sous sa forme primitive de "superstition", dans le discours cabalistique que tient le marchand devant son collègue incrédule : "Le marchand : Comment ! comment ! vous êtes donc absolument incapable de calculer ? vous ne voyez pas ce qui résulte de ces combinaisons surnaturelles que j'ai l'honneur de vous expliquer ? L'Orfèvre : Non, en vérité, je ne vois pas ce qui en résulte. Le marchand : Vous ne le voyez pas ? Est-ce possible, voisin que vous ne le voyiez pas ? L'orfèvre : Non, en vérité, je ne vois pas ce qui en résulte. Le marchand : Vous ne le voyez pas ? Est-ce possible, voisin, que vous ne le voyiez pas ? L'orfèvre : Je ne vois pas qu'il en résulte la moindre des choses -A quoi cela peut-il nous être utile ? Le marchand : Il en résulte que six Six ont concouru à la mort d'Alexandre. Chut ! ne répétez pas ceci comme venant de moi. Vous savez que je passe pour un homme sage et circonspect; ne me faites point de tort, au nom de tous les saints : La chose est plus grave qu'on ne pense, je vous le dis comme à un ami".
Cette courte scène est révélatrice à plus d'un titre. D'abord, au moment dramatique où elle intervient, elle montre très clairement (conformément à la thèse de Bergson), la fonction rassurantielle de la fabulation. Il n'y a pas ici, techniquement, la moindre volonté de tromper ou de se tromper. Et pour cause : l'incertitude qui règne tient au fait que personne ne sait, à ce moment de l'histoire, ce qu'il se passe ou ce qu'il va se passer à Florence. Personne ne sait la vérité. Il devient donc très difficile, dans ces conditions, de faire croire ou de se faire croire des choses que l'on sait être fausses. En revanche, il paraît nécessaire de trouver rapidement un remède à l'incertitude en comblant ce vide laissé par l'ignorance au moyen d'affabulations. Ce que fait justement le marchand. Le bénéfice principal de cette affabulation consiste à remplacer une ignorance angoissante par une apparence de savoir : "vous ne voyez pas ce qu'il en résulte ? (...) Vous ne le voyez pas ? Est-ce possible, voisin, que vous ne le voyiez pas". D'autre part, il est significatif que l'affabulation du marchand prenne ici la forme d'un délire cabalistique. Pour pouvoir se donner l'allure d'un savoir, la fiction emprunte à la rigueur mathématique d'un calcul sur les nombres, dont elle tire une aura de respectabilité.
Plus généralement, comment ne pas évoquer la place de la croyance religieuse, tant dans Lorenzaccio que dans les Liaisons dangereuses ? Dans ces deux ouvrages, elle assume un rôle qui est loin d'être négligeable mais qui est aussi assez loin d'être tenu pour un rôle positif. L'anticléricalisme de Musset ne conduit pas nécessairement à considérer la religion comme un mécanisme fictionnel. L'hostilité de Musset semble davantage dirigée contre l'Eglise que contre la religion. Mais il est certain que l'usage que fait l'Eglise de la religion conduit à transformer celle-ci en une pure fiction, où la raison n'a plus aucun droit. Rien de rationnel, par exemple, dans le sacrement de la confession, qui soumet la marquise Cibo aux injonctions "fantaisistes" du cardinal : "Le cardinal : Vous avez refusé de me dire le nom que je vous ai demandé tout à l'heure; je ne puis cependant vous donner l'absolution sans le savoir. La marquise : Pourquoi cela ? Lire une lettre peut être un péché, mais non pas lire une signature. Qu'importe le nom de la chose ?". A l'inverse, la lucidité supérieure de Lorenzo se mesure à son refus de se laisser abuser par cette duperie religieuse, au point d'attirer la colère de Rome par un comportement licencieux. "Sire Maurice : Clément VII a laissé sortir de ses Etats le libertin qui, un jour d'ivresse, avait décapité les statues de l'arc de Constantin" (I, 4). De cette accusation d'impiété qui pèse sur son cousin, Alexandre n'est pas dupe. Il sait parfaitement ce que vaut cette fiction religieuse pour ceux-là même (le pape en tout premier) qui en vivent : "Ah ! parbleu, Alexandre Farnèse est un plaisant garçon ! Si la débauche l'effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre Farnèse, qui traite si joliment l'évêque de Fano ?". Il n'est pas vrai, en somme, que l'habit ne fait pas le moine. La religion n'est peut-être pas une fiction, mais pour ceux qui en vivent elle a exactement ce statut. Le membres de l'Eglise ne sont que des comédiens qui portent des habits de scène. L'habit, précisément, fait le moine. C'est sans doute la raison pour laquelle l'action de détourner cet habit en faisant de lui un costume de bal masqué revêt une allure si scandaleuse. Ce sujet fait l'objet d'un petit échange savoureux entre le cardinal Cibo et sa belle-sœur; savoureux parce que le cardinal, qui est pourtant le représentant de la religion, est tout prêt d'excuser ce que la marquise pour sa part estime révoltant : "Le cardinal : étiez-vous hier à la noce des Nasi ? La marquise : oui, j'y étais. Le cardinal : Et le duc en religieuse ? La marquise : Pourquoi le duc en religieuse ? Le cardinal : On m'avait dit qu'il avait pris ce costume; il se peut qu'on m'ait trompé. La marquise : Il l'avait en effet. Ah ! Malaspina, nous sommes dans un triste temps pour toutes les choses saintes ! Le cardinal : On peut respecter les choses saintes, et, dans un jour de folie, prendre le costume de certains couvents, sans aucune intention hostile à la sainte Eglise catholique. La marquise : (...) Je ne suis pas comme vous; cela m'a révoltée. Il est vrai que je ne sais pas bien ce qui se peut et ce qui ne se peut pas, selon vos règles mystérieuses".
Dans les Liaisons dangereuses, la révolte contre la religion est le fond idéologique commun qui porte toute l'entreprise des libertins. L'attaque contre la religion y est beaucoup plus frontale, car ce n'est pas tant l'hypocrisie des prêtres qui y est dénoncée, que le caractère fictionnel de la croyance religieuse. Les moins dupes de tous (les deux grands menteurs : le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil) sont aussi les plus éloignés de la croyance religieuse. A l'inverse, les plus crédules sont qui endossent le plus sincèrement la foi religieuse. C'est la même crédulité qui nourrit la disposition à croire le menteur et la disposition à croire au mensonge de la religion. Ainsi la jeune Cécile n'est si facile à manipuler que parce qu'elle est ignorante de tout et très portée par conséquent à l'affabulation. Sortie de son couvent, ignorante des choses du monde, son imagination échauffée lui fait croire que le cordonnier est un prétendant venu lui demander sa main : "J'ai trouvé un fauteuil et je m'y suis assise, bien rouge et bien déconcertée. J'y était à peine, que voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête; j'étais, comme a dit Maman, tout effarouchée. Je me suis levée en jetant un cri perçant; ... tiens, comme ce jour de tonnerre. Maman est partie d'un éclat de rire, en me disant : "Eh bien ! qu'avez-vous ? Asseyez-vous et donnez votre pied à Monsieur. En effet, ma chère amie, le monsieur était un cordonnier' (Lettre I). Cette même facilité qu'à l'adolescente a se raconter des histoires la rend aussi très sensible devant la perspective d'une damnation éternelle, lorsqu'elle raconte à son confesseurs les échanges épistolaires qu'elle entretient avec Danceny : "La petite fille a été à confesse; elle a tout dit, comme un enfant; et depuis, elle est tourmentée à un tel point de la peur du diable, qu'elle veut rompre absolument" (Lettre LI). Il y a en Cécile beaucoup de crédulité, et cette crédulité se manifeste notamment dans son imagination religieuse.
Victime aussi de cette fabulation religieuse, la présidente Tourvel. Mais dans son cas, on pourrait penser cependant que la conviction religieuse qui la porte la rend moins facile à manipuler : "Vous connaissez la présidente Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j'attaque; voilà l'ennemi digne de moi; voilà le but que je prétends atteindre" (Lettre V). Et il est vrai en effet que la présidente est beaucoup plus résistante au jeu de la séduction. Sa piété religieuse l'expose a priori beaucoup moins qu'une autre à succomber aux prestiges de la fiction amoureuse. Le rôle de l'amante perdue de passion est un rôle qu'elle ne connaît pas et qu'elle n'a pas particulièrement envie de jouer, du moins au début du roman. Mais d'un autre côté, sa capacité à résister aux attraits de la fiction amoureuse ne signifie pas qu'elle échapperait pour autant aux pièges de l'affabulation. Au contraire, sa croyance religieuse l'entretient dans un univers fictionnel peuplé d'actes charitables, de fidélité indéfectible et de nobles sentiments. Ce qui l'empêche, proprement de regarder lucidement la réalité. Il suffit au vicomte de Valmont d'épouser le rôle du pénitent résolu à expier tous ses péchés pour atteindre aussitôt son cœur de femme pieuse. Ainsi s'arrange t-il pour que madame de Rosemonde le croise inopinément en prière dans sa chapelle, afin que la vieille dame en fasse aussitôt le récit à la présidente : "J'ai appris aujourd'hui que depuis quatre jours il y va régulièrement entendre la messe.". Bien sûr, cette piété est tout à fait hypocrite. Mais la religion, parce qu'elle ne serait pour le libertin rien de plus qu'une fiction, favorise justement beaucoup ce genre d'hypocrisie. C'est moins une façon de contrefaire la croyance religieuse qu'une façon de renvoyer la croyance religieuse à son statut de "fiction".
Témoin de cette hypocrise qui réside dans la croyance religieuse : le père Anselme, le directeur de conscience de la présidente Tourvel. Lorsque Valmont cherche à renouer contact, une fois celle-ci réfugiée à Paris, il passe par les bons service du confesseur. Homme plein de piété, le père Anselme se laisse totalement berner par le Vicomte et accepte de servir d'intermédiaire. Mais s'il se laisse aussi aisément manipuler, c'est parce qu'il vit dans une forme de fiction mentale qui le rend complètement étranger à la réalité du monde. Sa naïveté ne procède pas de son défaut d'expérience, mais d'une grille mentale qui fait totalement obstacle dans son esprit à la juste appréciation de la réalité. Dans ces conditions, il n'est guère étonnant qu'il agisse avec si peu de lucidité, le bon berger devenant l'auxiliaire du loup. Mais ce n'est pas seulement à la réalité du Vicomte qu'il se montre aveugle en la circonstance; c'est aussi à sa propre réalité et aux motifs qui le poussent à répondre si favorablement à la requête du vicomte. Lui aussi, comme d'autres figures, joue impeccablement son rôle de prêtre. La fin de sa lettre est de ce point de vue une caricature de discours sulpicien, où l'individualité du père Anselme se noie littéralement dans le ton convenu : "Quelques grandes que soient mes occupations, mon affaire la plus importante sera toujours de remplir les devoirs du saint ministère, auquel je me suis particulièrement dévoué; et le moment le plus de ma vie, celui où je verrai mes efforts prospérer par la bénédiction du Tout-Puissant. Faibles pécheurs que nous sommes, nous ne pouvons rien par nous-mêmes ! Mais le Dieu qui vous rappelle peut tout". S'il se montre ici de mauvaise foi, comme le garçon de café de Sartre, ce n'est pas seulement parce qu'il se plaît à endosser un rôle. C'est aussi, dans ce cas précis, la faute de la religion. Car celle-ci est une pure fiction dans laquelle on ne peut pénétrer qu'en assumant de devenir soi-même un personnage de fiction.
L'apparence et le vraisemblable
§1) L'apparence
En présentant la "fonction fabulatrice", Bergson ne se contente pas de la relier au phénomène historique de la superstition. Dans le texte que nous avons cité plus haut, il insiste également sur la capacité de la fabulation à générer ce qu'il nomme des "fantômes de faits". La fabulation produit donc la croyance en suscitant non pas des discours mais des "faits", des faits qui paraissent réels, des perceptions imaginaires. Comment expliquer cette aptitude de la fiction à susciter des perceptions imaginaires ? Elle semble tenir à deux séries de facteurs qui concourent ensemble à donner à la fiction l'allure d'un fait qui, comme tout fait, s'impose spontanément à la croyance, sans avoir besoin de passer par la médiation de la discussion.
En premier lieu, l'image fictionnelle a donc "l'apparence" de la réalité. Comme toute image, produite par l'imagination, elle n'est pas la réalité, mais elle est seulement l'apparence de la réalité. Et comme la réalité se présente toujours à nous sous une certaine apparence, on peut constater que la croyance fausse est susceptible de se produire dès le niveau de la perception. La fameuse illusion de Müller-Lyer montre ainsi comment notre esprit se laisse duper par des apparences, en estimant inégaux trois segments de longueur parfaitement égale. Mais ce type d'illusion est parfaitement involontaire, il ne fait pas intervenir le moins du monde une "fonction fabulatrice". Les apparences peuvent être trompeuses, sans qu'aucune volonté de "faire croire" ne soit encore à l'œuvre. Cette illusion perceptive tient uniquement à notre appareil perceptif, qui n'a simplement pas la précision d'un instrument de mesure. Rien à voir ici avec l"action de "faire croire".
En revanche, ce phénomène de l'illusion perceptive révèle quelque chose qui mérite toute notre attention : il met en évidence le fait que l'apparence d'une chose est toujours le point de rencontre entre cette chose elle-même (l'objet) et le sujet qui la perçoit. Cette apparence est la façon dont la chose nous apparaît. Deux éléments contribuent donc à faire de l'apparence ce qu'elle est : l'objet lui-même, qui se présente (qui "apparaît") d'une certaine manière; et le sujet, qui perçoit l'objet d'une certaine manière. C'est ce qu'exprimait Aristote quand il écrivait, dans son ouvrage De l'âme, que la perception était "L'acte conjoint de l'objet perçu et du sujet percevant". Acte conjoint car chacun, l'objet et le sujet, y met un peu du sien, pour donner à l'apparence son visage particulier. En raison de cette dimension subjective, toujours présente dans la façon dont la réalité nous apparaît, il est très facile de transformer cette réalité ou de l'enjoliver au gré de nos désirs, de nos attentes, de nos angoisses. L'amour est-il autre chose, dans le fond, qu'une certaine façon d'enjoliver la réalité de l'objet aimé en lui prêtant des vertus qu'il n'a pas, mais que notre imagination projette spontanément sur lui ? Il y a, en tout sentiment amoureux, du moins au moment où il commence, une part inévitable de fantasme qui superpose sur le visage de l'aimé tout le bonheur que nous en espérons. La défiance que la marquise de Merteuil nourrit à l'égard du sentiment amoureux vient de ce constat lucide : "Car il ne faut pas s'y tromper; ce charme qu'on croit trouver dans les autres, c'est en nous qu'il existe; et c'est l'amour seul qui embellit tant l'objet aimé" (partie IV). Mais il n'y a pas que l'amour qui possède cette propriété de déformer la réalité au gré des émotions et des attentes du sujet qui la perçoit. La façon même dont Valmont perçoit Prévan comme un redoutable séducteur reflète moins les qualités objectives de Prévan que les appréhensions du Vicomte : "Eh! depuis quand, mon ami, vous effrayez-vous si facilement ? Ce Prévan est donc bien redoutable ?" (Lettre LXXIV).
Tout l'art du mensonge n'est finalement que l'art de jouer sur cette apparence par laquelle se présente la réalité. Un art d'illusionniste consistant donc à faire passer une apparence pour la réalité, ou bien inversement à faire passer la réalité pour une simple apparence. Mentir, c'est toujours une façon de présenter à l'autre un "faux-semblant", ou bien une façon de persuader l'autre qu'il a mal vu ce qu'il croit avoir perçu. Faux semblant, comme ce spectacle de la charité que met en scène Valmont pour le bénéfice de la présidente; stratégie inverse de celle qu'il adopte lorsqu'il s'agit de la convaincre qu'elle n'a pas vraiment vu ce qu'elle a cru voir en le surprenant en compagnie d'une autre, et qu'elle aura été victime en cette circonstance d'une regrettable apparence. Dans Lorenzaccio, ce jeu permanent sur l'apparence est rendu sensible dès le départ par la mention du bal costumé (I, 2). Le "faire croire" est un art de "faire semblant", un art de manipuler tous les "faux semblant", en jouant du lien ambigu qui existe entre les choses et leurs manifestations sensibles.
Lien ambigu, en effet, parce que l'apparence n'est rien d'autre que la chose même en tant qu'elle se rend manifeste (phénomène); mais d'un autre côté, cependant, cette apparence qui manifeste la chose est aussi celle qui peut la trahir. Ou plutôt, l'apparence est toujours une forme de "trahison", mais on peut l'entendre de deux façons bien différentes : comme le fait de révéler ce que l'on voulait tenir caché, ou comme le fait au contraire de déformer la réalité. Ainsi Lorenzo a-t-il peur d'être "trahi" par le bruit que ferait l'assassinat du duc. Et aux yeux du duc, la lâcheté de Lorenzo est révélée comme malgré lui par son évanouissement à la vue d'une épée. Pour le duc, Lorenzo s'est "trahi" : l'apparence a rendu manifeste aux yeux de tous une réalité qui était cachée : "Regardez Renzo je vous en prie : ses genoux tremblent, il serait devenu pâme, s'il pouvait le devenir. Quelle contenance, juste dieu ! Je crois qu'il va tomber". De la même façon, la jeune Cécile Volanges est trahie par les marques physiques qu'elle donne à voir de ses débauches nocturnes.
En ce premier sens, l'apparence "trahit" donc la réalité en ce qu'elle la rend manifeste et ne lui permet pas de demeurer dissimulée. Mais elle rend manifeste la réalité sans être toutefois la réalité elle-même. L'apparence est, par rapport à la réalité, comme l'est un signe par rapport à la chose qu'il signifie. La fumée est le signe du feu; et le mot "feu" est le signe symbolique qui sert à désigner le feu. Mais aucun de ces signes, qu'il soit naturel ou conventionnel, n'est la réalité même qu'il sert à rendre manifeste. Ce sont des signes qui donnent à voir clairement la réalité pour ceux qui sont à même de les déchiffrer correctement, ce sont des signes qui demandent à être interprétés de la bonne manière. La respectable madame de Rosemonde fait sourire le lecteur par sa façon naïve d'interpréter maladroitement les marques de fatigue de Cécile Volanges : "La petite Volanges, surtout, vous trouve furieusement à dire, et bâille tant que la journée dure, à avaler ses poings. Particulièrement depuis quelques jours, elle nous fait l'honneur de s'endormir profondément toutes les après-dinées". La réalité ne s'annonce pas directement, ne se montre par directement telle qu'elle est. Elle se rend manifeste à travers des signes qui supposent toujours une interprétation. Et c'est dans cet espace interprétatif que se loge toujours la possibilité du mensonge et de l'illusion. Ainsi, Azolan, le valet du vicomte de Valmont, fournit-il une interprétation ad hoc pour justifier ses dépenses inconsidérées d'artgent : "Quant à ce que Monsieur me reproche d'être souvent sans argent, d 'abord c'est que j'aime à me tenir proprement, comme Monsieur peut voir; et puis il faut bien soutenir l'honneur de l'habit qu'on porte". L'apparence est là : Azolan dépense beaucoup d'argent. Mais l'interprétation qu'il convient de donner à la chose laisse à Azolan une certaine marge de manœuvre, dont il entend jouer pour convaincre Valmont qu'il est un valet zélé.
Mais puisque l'apparence n'est pas la réalité même et qu'elle s'en distingue comme le signe se distingue de la chose, on peut aller jusqu'à vouloir manipuler l'apparence pour dissimuler la réalité. Le signe qui annonce la chose peut ainsi être contrefait, simulé, de telle sorte qu'il annonce une chose qui n'existe absolument pas. Il faut attendre la première scène de l'acte III, au moment où Lorenzo s'entraîne avec son maître d'arme Scoronconcolo, pour que le lecteur ou le spectateur comprenne enfin que l'évanouissement de Lorenzo, dans la scène 4 de l'acte premier, n'était qu'une simulation. Le signe de sa lâcheté était en réalité contrefait, simulé. Et le spectateur de la pièce est lui-même victime du mensonge, comme tous les autres témoins, du moins jusqu'à ce qu'il lui soit donné de voir la réalité dissimulée sous les apparences. C'est en effet à l'abri des regards, entre les quatre murs de sa chambre, que cette réalité se révèle le plus franchement et sans apprêt, comme s'il était donné au spectateur de passer alors derrière la scène de théâtre. De la même façon, Les Liaisons dangereuses est un roman entièrement construit sur cette dialectique de l'apparence et de la réalité. N'oublions pas qu'il s'agit d'un roman épistolaire. Or, le principe d'un roman épistolaire et de décrire toute l'action dramatique à travers le récit qu'en font les différents protagonistes. La réalité y est rendue manifeste par les discours des personnages. L'action apparaît à travers les mots. Cette structure même facilite tous les faux semblants, toutes les trompeuses architectures de mots qui créent une réalité illusoire, des cathédrales de mensonges.
§2) La vraisemblance
Deuxièmement si l'image fictionnelle a toute l'apparence de la réalité, elle a en plus pour elle d'en proposer une forme "vraisemblable". Observons en effet que la réalité ne présente pas toujours cette apparence qui la rendrait crédible et facilement acceptable aux yeux du plus grand nombre. "Puisque le menteur, rappelle H. Arendt, est libre d'accommoder ses "faits" au bénéfice et au plaisir, ou même aux simples espérances de son public, il y a fort à parier qu'il sera plus convaincant que le diseur de vérité. Il aura même en général, la vraisemblance de son côté; son exposé paraîtra plus logique, pour ainsi dire, puisque l'élément de surprise -l'un des traits les plus frappants de tous les événements - a providentiellement disparu.". Dans ce bref passage, Arendt invoque deux raisons qui concourent à rendre l'image fictionnelle systématiquement plus vraisemblable que la réalité. La première de ces raisons repose sur le fait que l'image de fiction est taillée à la mesure d'une envie de croire, là où la réalité est simplement ce qu'elle est, que cela nous plaise ou non. Freud opposait le "principe de réalité" au "principe de plaisir", pour signifier la non-coïncidence entre les deux : le principe de plaisir pousse les individus à prendre leur désir pour la réalité; le principe de réalité les pousse à déchanter, à se montrer plus "réalistes". Or, l'image fictionnelle a cet avantage immense sur la réalité de brosser la croyance dans le sens du poil, de suivre la pente naturelle de notre croyance. Face à notre désir, l'image fictionnelle est beaucoup plus souple, docile et ductile que la réalité qui, de ce point de vue, paraît toujours beaucoup plus difficile à accepter.
A cette première explication, Arendt en ajoute une seconde : l'image fictionnelle est aussi plus vraisemblable parce qu'elle paraît plus "logique". En quel sens ? Comme cette image fictionnelle est un simple produit de l'imagination humaine, elle a naturellement un lien intime avec la structure de l'esprit humain. Produite par l'esprit humain, elle a avec lui une affinité immédiate que la réalité ne présente pas toujours. Pour cet esprit, la réalité est souvent déroutante, surprenante, inattendue, imprévisible. Au contraire, dans l'univers de la fiction, l'esprit est chez lui : il ne trouve rien d'autre devant lui que ce qu'il y a déposé lui-même. Aussi l'image fictionnelle, bien qu'elle soit fausse, semble à l'esprit plus vraie ("vrai-semblable") que la réalité elle-même. Témoins, les efforts désespérés que fait Madame de Volanges, à la fin des Liaisons dangereuses, pour imaginer la cruelle réalité que cherche à lui dissimuler madame de Rosemonde. En la circonstance, elle fait taire son désir de croire certaines choses et accepte de se faire violence pour déférer au "principe de réalité". Mais en même temps, la réalité brute, telle que madame de Rosemonde en a connaissance, est tellement "invraisemblable" pour un esprit aussi policé que le sien, qu'elle n'en conçoit tout simplement pas la possibilité. Au pire, et pour demeurer dans les limites de la vraisemblance, Madame de Volanges ne peut qu'imaginer un scénario où la jeune Cécile, portée par la passion amoureuse, se serait laissée mettre enceinte par le chevalier Danceny. C'est là l'hypothèse qui lui parait la plus vraisemblable, celle où son esprit parvient à trouver un semblant de cohérence dans l'écheveau compliqué des signes apparents qu'elle doit interpréter : "Aujourd'hui que je crains tout, je conçois qu'il serait possible que ma surveillance eût été trompée, et je redoute que ma fille, séduite, n'ait mis le comble à ses égarements. Je me rappelle encore plusieurs circonstances qui peuvent fortifier cette crainte. Je vous ai mandé que ma fille s'était trouvée mal à la nouvelle du malheur arrivé à M. de Vamont; peut-être cette sensibilité avait-elle seulement pour objet l'idée des risques M. Danceny avait courus dans ce combat" (Lettre CLXXIII).
Le possible et le réel
La distinction qu'il convient de faire entre le Vrai et le Vraisemblable peut se présenter d'une autre manière comme la distinction qui existerait entre le Réel et le Possible. L'image fictionnelle est du côté du "possible" comme elle est du côté de ce qui est "vraisemblable". La fiction ne décrit pas ce qui a réellement eu lieu, mais ce qui pourrait avoir lieu, dans un monde possible imaginaire. C'est la raison pour laquelle, note H. Arendt, la fiction a essentiellement à voir avec le registre de l'action. Qu'est-ce que agir en effet, sinon se proposer de transformer la réalité ? Qu'est-ce que agir, donc, sinon introduire dans la réalité un sens du possible ? De ce point de vue, observe Arendt, l'homme d'action est comme le menteur, un homme qui nie ce qui est réel au profit de ce qui est possible : "Le menteur (...) est acteur par nature; il dit ce qui n'est pas parce qu'il veut que les choses soient différentes de ce qu'elles sont -c'est-à-dire qu'il veut changer le monde. Il tire parti de l'indéniable affinité de notre capacité d'agir, de changer la réalité, avec cette mystérieuse faculté que nous avons, qui nous permet de dire "Le soleil brille" quand il pleut des hallebardes". En somme, mensonge et action procèdent de la même source : une aptitude commune à nier la réalité en lui préférant une version possible jugée préférable.
Du reste, comme l'observe encore Arendt, le "mensonge" vaut déjà en lui-même comme une certaine "action" : il est "clairement une tentative de changer le récit de l'histoire, et en tant que tel il est une forme d'action"; le menteur est "acteur par nature; il dit ce qui n'est pas parce qu'il veut que les choses soient différentes de ce qu'elles sont -c'est à dire qu'il veut changer le monde". En effet, que le mensonge soit une forme d'action efficace, on le mesure par comparaison avec le fait de ne pas mentir, donc avec le fait de dire la vérité : celui qui dit la vérité, contrairement à celui qui ment, ne se propose pas de changer la réalité; il se contente de la décrire et en la disant de la faire accepter telle qu'elle est. C'est pourquoi le diseur de vérité est politiquement, depuis Platon, une espèce de marginal. Il n'est pas un acteur politique, donc pas un homme de la "praxis", mais un intellectuel, soit un homme de la "theoria". Au contraire, dès lors qu'il commence à vouloir servir un intérêt politique, dès lors que son discours vise à défendre un état de choses possibles, il devient immédiatement idéologique et par conséquent suspect : "le diseur de vérité, quand il pénètre dans le domaine politique et s'identifie à quelque intérêt particulier et à quelque groupe de pouvoir, compromet la seule qualité qui aurait rendu sa vérité plausible, à savoir, sa bonne foi personnelle, dont la garantie est l'impartialité, l'intégrité et l'indépendance. Il n'y a guère de figure politique plus susceptible d'éveiller un soupçon justifié que le diseur professionnel de vérité qui a découvert quelque heureuse coïncidence entre la vérité et l'intérêt". En l'occurrence, la grande fiabilité des informations fournies par les services de renseignement durant la guerre du Vietnam tenait précisément à cette position particulière qui, en maintenant les individus chargés du renseignement loin des responsabilités politiques, les prémunissait également contre la tentation de modifier les faits au gré des divers intérêts : "Les sections des services de renseignements chargées de l'analyse de la situation réelle étaient séparées des opérations clandestines qui pouvaient encore se poursuivre sur le terrain, ce qui signifiait que leur rôle, en ce qui les concernait, se limitait à recueillir des informations, et qu'elles n'étaient pas chargées de créer elles-mêmes l'événement. Elles n'étaient nullement contraintes de faire état de résultats positifs et ne subissaient aucune pression de Washington quant à la fourniture de bonnes nouvelles propres à alimenter les organismes chargés des relations publiques, ou à la préparation de mirifiques histoires d'un "progrès continuel, d'une amélioration réellement miraculeuse, d'une année sur l'autre". Elles bénéficiaient d'une indépendance relative, et de ce fait, elles n'ont pas cessé de dire la vérité, d'une année sur l'autre".
Mais cette analogie entre l'action et la fabulation ne doit cependant pas faire ignorer leur différence foncière. Car il y a entre la fabulation et l'action tout l'écart qui sépare l'intention de changer la réalité de l'intention de s'en affranchir. Si le mensonge entend en effet modifier la réalité, il le fait sur un mode purement fictif, en substituant à la réalité une image déformée de celle-ci. Pour le dire en d'autres termes : l'action consiste à transformer ce qui est seulement possible en une authentique réalité; à l'inverse, la fabulation consiste à transformer ce qui est réel en un scénario possible. L'homme d'action écrit l'histoire, prouvant par son action que l'histoire ne suit pas un cours nécessaire, déterminé par avance. Le fabulateur lui, réécrit l'histoire, comme si les faits n'étaient pas déjà accomplis : "Si c'est la tentation presque irrésistible de l'historien professionnel que de tomber dans le piège de la nécessité et de nier implicitement la liberté d'action, c'est la tentation presque autant irrésistible du politicien professionnel que de surestimer les possibilités de cette liberté et de trouver implicitement des excuses à la dénégation mensongère ou au travestissement de fait". Quand la possibilité s'émancipe de la réalité et constitue ainsi une réalité alternative, commence alors, proprement parler, le royaume de la fiction. "Non le passé -et toute vérité de fait, bien sûr, concerne le passé -, mais le futur est ouvert à l'action. Si le passé et le présent sont traités comme des catégories du futur- c'est-à-dire ramenés à leur étant antérieur de potentialité -le domaine politique est privé non seulement de sa principal force stabilisatrice, mais du point de départ à partir duquel changer, commencer quelque chose de neuf. Ce qui commence alors, c'est cette constante fuite en avant dans la complète stérilité qui est caractéristique de beaucoup de nations nouvelles qui ont eu la malchance de naître dans une époque de propagande".
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