top of page

Rousseau et le problème de la culture

  • damienclergetgurna
  • 5 févr.
  • 17 min de lecture

Pour que l'homme puisse évoluer et développer son « humanité », il faut que quelque chose dans sa nature originelle autorise cette évolution, cette « spiritualisation », cette « sublimation » (peu importe le nom) de ses instincts. Il faut que quelque chose rende possible en lui ce passage de l'état de bête (état de nature) à l'état d'homme (état civilisé). Pour que le petit enfant passe de cet état primitif (l'enfance) à l'état civilisé (l'adulte), il faut que quelque chose en lui rende possible ce passage. Qu'est-ce donc ?


Perfectibilité et liberté


Ce qui rend possible ce passage semble, de soi, assez évident : L'homme est un animal qui dispose de la capacité à se perfectionner lui-même. Rousseau nomme cette aptitude : « perfectibilité ». L'homme est donc un animal naturellement perfectible : « il y a une qualité très spécifique que les distingue [l'homme et l'animal], et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner : faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans ». Cette capacité à se perfectionner soi-même (donc à s'élever au-dessus d'un état primitif) est intimement solidaire de la capacité à régresser : le parcours qu'un homme peut faire dans un sens, il peut aussi le faire dans l'autre sens, en descente ! Ce pourquoi, observe Rousseau, la perfectibilité de l'homme se mesure aussi au fait qu'il soit le seul animal à pouvoir s'abêtir ! « Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile? N'est-ce point qu'il retourne aussi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents, tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? » (Discours sur l'origine de l'inégalité...)


Pourquoi la perfectibilité expose-t-elle l'homme à tomber « plus bas que la bête même » ? Précisément parce que ce qui est une chance d'un côté, est aussi un handicap de l'autre. En effet, la possibilité de se perfectionner est intimement liée à l'absence -chez l'homme -de toutes ces régulations naturelles qui permettent aux autres animaux de se guider efficacement dans la vie. L'homme est perfectible parce qu'il est pauvre en instincts. Et c'est cette absence d'instincts qui le rend vulnérable, facilement sujet à se tromper, à s'égarer . « La nature, écrit Kant, semble s'être ici [dans le cas de l'homme] complue à sa plus grande économie, et avoir mesuré sa dotation animale au plus court et au plus juste en fonction des besoins les plus pressants d'une existence à ses débuts ; comme si elle voulait que l'homme, en s'efforçant un jour de sortir de la plus primitive grossièreté pour s'élever à la ethnique la plus poussée, à la perfection intérieure de ses pensées (…) en doive porte absolument seul tout le mérite et n'en être redevable qu'à lui-même. (…) Il semble bien que la nature n'ait pas eu du tout en vue de lui [l'homme] accorder une vie facile, mais au contraire de l'obliger par ses efforts à s'élever assez haut pour qu'il se rende digne, par sa conduite, de sa vie et du bien être ». (Idée d'une histoire universelle, troisième proposition). On voit comment, dans ce texte, Kant met directement en relation ces deux éléments : 1) l'aptitude de l'homme à se perfectionner ; 2) Sa fragilité naturelle comparée aux autres animaux.


Tout se passe donc comme si l'homme, chichement pourvu par la nature, était entièrement libre par rapport à elle. Finalement, cette perfectibilité, et ce manque d'instincts, que sont-ils d'autres sinon la marque même de notre Liberté ? « Je ne vois dans tout animal, écrit encore Rousseau, qu'une machine ingénieuse à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la Nature seule fait tout dans les opérations de la bête, alors que l'homme concourt aux siennes en qualité d'agent libre » (Discours sur l'origine de l'inégalité...). Contrairement à ce que pensait la tradition, le propre de l'homme ne réside ni dans sa conscience ni dans sa raison... mais dans sa liberté ! C'est parce qu'il est un animal libre, donc « perfectible » que l'homme peut devenir conscient et rationnel. La source même de sa capacité à évoluer, à s' "humaniser", réside dans cette liberté qui lui est donnée à la naissance. C'est là, plus que tout le reste (parce que tout le reste dépend d'elle), le propre de l'homme : la liberté ! Rousseau l'exprime clairement : « Ce n'est pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La Nature commande à tout animal, et la Bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d'acquiescer ou de résister ; et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme ». Exit donc l'idée que le propre de l'homme serait la raison ou la conscience.


La culture comme processus de civilisation


Il n'y a donc pas de différence entre l'homme et l'animal, à l'exception de cette différence cruciale : contrairement aux autres animaux, qui sont guidés par la Nature, l'homme « concourt à ses propres opérations en qualité d'agent libre ». Mais cette liberté est à double tranchant : d'un côté, elle est incontestablement une supériorité, qui permet à l'homme de s'adapter mieux que tous les autres animaux. Mais d'un autre côté, elle l'expose aussi à trahir sa nature animale, à la déformer, en devenant un animal dépravé. « c'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. ». Voilà pour l'avantage adaptatif, qui rend l'homme capable de varier son régime alimentaire en fonction des circonstances. « C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l'esprit déprave les sens et que la volonté parle encore quand la nature se tait ». Et voilà pour la dénaturation et la perversion à laquelle la liberté humaine expose l'homme, seul de tous les animaux à pouvoir corrompre sa nature animale !


Mais ce qui, pour Rousseau, est un danger (le risque de devenir un « animal dénaturé ») est, pour Beaumarchais, un véritable privilège : « faire l'amour en tout temps et boire sans soif, Madame, il n'y a que cela qui nous distingue des autres animaux ». La possibilité qu'a l'homme de déconnecter la sexualité de toute tendance naturelle à la reproduction, n'est pas une perversion mais bien au contraire la marque de sa supériorité. En mettant à distance, autant que possible, cette nature animale, l'homme devient donc un être « civilisé ». Plus il s'éloigne de sa sauvagerie initiale, de cette animalité primitive que l'on nomme encore : « l'état de nature », plus il s'humanise. C'est par la culture qu'il devient donc proprement homme, tandis que dans l'état de nature il n'est encore qu'un bête assez grossière. Voir, par exemple, les cas d'enfants sauvages (par exemple Victor de l'Aveyron) dont la littérature du 18e siècle aura traité abondamment. Le but de l'éducation consiste alors à éloigner le plus possible l'enfant de cette condition animale primitive, en lui apprenant les bonnes manières et les usages de la civilisation. «J’aime le luxe, et même la mollesse,, s'exclame Voltaire/Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,/ La propreté, le goût, les ornements /Tout honnête homme a de tels sentiments./ (…) Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde./O le bon temps que ce siècle de fer !/Le superflu, chose très nécessaire, (...) » (Le mondain). De la même façon, on croise chez Baudelaire un éloge de la mode et du maquillage, qui fait lui aussi de la Nature un repoussoir : « La mode doit être considérée comme un symptôme du goût et l'idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d'immonde, comme une déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et successif de réformation de la nature ».


Réformer la nature, tel est donc le privilège de l'homme. Sa capacité à s'humaniser réside dans son aptitude à mettre à distance cette nature animale qui lui est d'abord échue dans « l'état de nature ». En chassant le naturel, et en y substituant l'artifice, l'homme devient ainsi l'unique artisan de sa propre humanité. Manière de dire qu'il n'y a finalement pas de « nature humaine », puisque celle-ci est vouée à devenir une libre création. En l'homme, tout est naturel est sous l'emprise et la domination de tout ce qui est culturel. Autrement dit, et comme le suggérait déjà Pic de la Mirandole au 16e siècle, c'est à l'homme lui-même qu'il incombe de définir sa propre nature ! Celle-ci n'est pas donnée, mais librement choisie. Voici comment Pic de la Mirandole met en scène la création du premier homme (Adam) par Dieu : « En fin de compte, le parfait ouvrier {Dieu] décida qu'à celui qui ne pouvait rien recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. Il prit donc l'homme, cette œuvre indistinctement imaginée, et l'ayant placé au milieu du monde, il lui adressa la parole en ces termes : « si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature. ». Énorme changement de point de vue ! Pour Pic de la Mirandole, l'homme est libre de construire sa propre humanité.


La culture comme processus de dénaturation


A bien des égards, cette vision moderne de la culture est encore la notre. Comme Voltaire, nous considérons tout avancée supplémentaire qui nous éloigne de la barbarie, de la sauvagerie, de l'animalité primitive, comme un authentique progrès. Comme Voltaire, nous nous félicitons de tout ce que la civilisation nous a apporté, et nous ne serions pas vraiment disposés à revenir à l'état d'hommes des cavernes. (cf. Lettre de Voltaire à Rousseau : « votre ouvrage, monsieur, m'a donné envie de marcher à quatre pattes »). Mais d'un autre côté, cependant, nous sommes très sensibles à la critique écologique que Rousseau a adressé à la civilisation moderne. Sans doute ne voudrions-nous pas retourner à l'époque des cavernes, mais d'un autre côté la supériorité prétendue de l'homme civilisé sur le « sauvage » nous paraît nettement moins évidente aujourd'hui. En cela, nous sommes définitivement Rousseauiste.


Certes, la civilisation est le règne des bonnes manières, de la politesse, du raffinement, du maquillage.... bref, de tout ce que la culture de l'homme a su ajouter à sa nature brute. L'homme « cultivé », celui qui a acquis de nombreuses connaissances, est un modèle d'honnête homme. Mais toutes ces connaissances, tout ce raffinement, tous ces arts, ont-ils véritablement contribué au progrès du genre humain ? C'est cette question purement rhétorique (tant la réponse semblait au départ évidente) posée par l'académie des lettres de Dijon, que Rousseau a eu le culot de prendre au sérieux. Va-t-il vraiment de soi, se demande Rousseau, que tout cela représente un progrès ? Après tout, qui ne voit ce que tout cet artifice a d'artificiel c'est-à-die de mensonger ? Dans toutes ces règles de politesse dont on fait si grand cas, n'y-a-t-il pas quelque chose de faux ? Elles n'ont, justement, rien de "naturel", rien de spontané ! Elles imposent une sorte d'hypocrisie forcée, qui manque parfaitement de sincérité. Et toute cette culture, toute cette connaissance dont l'homme civilisé fait sa fierté, que vaut-elle exactement ? N'est-elle pas, elle aussi, une hypocrisie qui ne le rend pas le moins du monde meilleur mais le rend seulement plus habile à parler des vertus qu'il ne possède pas ?  « Qu'il serait doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure était toujours l'image des dispositions du cœur ; si la décence était la vertu ; si nos maximes nous servaient de règles ! Mais tant de qualités vont trop rarement ensemble, et la vertu ne marche guère en si grande pompe. La richesse de la parure peut annoncer un homme opulent, et son élégance un homme de goût ; l'homme sain et robuste se reconnaît à d'autres marques : c'est sous l'habit rustique d'un laboureur, et non sous la dorure d'un courtisan, qu'on trouvera la force et la vigueur du corps. La parure n'est pas moins étrangère à la vertu qui est la force et la vigueur de l'âme. L'homme de bien est un athlète qui se plaît à combattre nu : il méprise tous ces vils ornements qui gêneraient l'usage se ses forces, et dont la plupart n'ont été inventés que pour cacher quelque difformité » (Discours sur les sciences et les arts)


Rousseau ne nous invite pas seulement à porter un regard critique sur la culture. Parallèlement, il nous engage à modifier profondément le regard que nous portons sur la Nature. Les hommes du 18e siècle partageaient deux présupposés : d'abord ils voyaient dans la nature le lieu de la sauvagerie, de l'animalité, de la « guerre de tous contre tous » (Hobbes). Ensuite, il y avait cette idée, partagée par tous que, en dehors des petits abris de civilisation, la Nature s'imposait partout en maître et que le rapport de force était décisivement en sa faveur. On ne pouvait faire aucun mal à la nature, mais la nature elle, pouvait toujours nous en faire. (cf. par exemple, le terrible tremblement de terre de Lisbonne qui a tellement ému Voltaire). Mais avec Rousseau émergent deux idées très importantes, qui inversent complètement la perspective. La première de ces idées, c'est que si la nature est bien le règne de l'animalité, cette animalité n'a rien de mauvais en soi. Au contraire ! La plupart des choses que l'on reproche à la nature sont en fait causées par l'homme. Ainsi, si on se félicite des progrès de la médecine, on ne semble pas vouloir s'apercevoir que la médecine serait sans doute moins nécessaire si notre alimentation et notre régime de vie étaient plus naturels : « L'extrême inégalité dans la manière de vivre, l'excès d'oisiveté dans les uns, l'excès de travail dans les autres, la facilité d'irriter et de satisfaire nos appétits et notre sensualité, les aliments trop recherchés des riches, la mauvaise nourriture des pauvres, dont ils manquent même le plus souvent et dont le défaut les porte à surcharger avidement leur estomac dans l'occasion, les veilles, les excès de toute espèce, les transports immodérés de toutes les passions, les fatigues et l'épuisement d'esprit, les chagrins et les peines sans nombre qu'on éprouve dans tous les états et dont les âmes sont perpétuellement rongées. Voilà les funestes garants que la plupart de nos maux sont notre propre ouvrage, et que nous les aurions presque tous évités en conservant la manière de vivre simple, uniforme et solitaire qui nous était prescrite par la nature » (Discours sur l'origine de l'inégalité) . Autrement dit, c'est le manque d'hygiène qui rend si importante la médecine : moins les gens vivent sainement, plus ils ont besoin d'être soignés !


Ce qui est vrai au niveau physique l'est plus encore au niveau moral. Sans doute les animaux sauvages s'entre-dévorent-ils. Mais ils le font sans méchanceté et sans aucune cruauté. Ils n'ont aucune intention de nuire et, en cela, ils sont parfaitement innocents. L'homme qui se comporte en barbare ne se comporte pas du tout comme une bête, mais au contraire comme un être raffiné. Il n'y a que dans les sociétés civilisées, en effet, que l'on peut tuer un homme pour des questions d'amour-propre. Il n'y a que dans les sociétés civilisées que la cruauté pose un problème. Chez les animaux, il n'y a pas de cruauté : soit parce que les animaux n'ont pas conscience de faire souffrir ; soit au contraire parce qu'ils sont naturellement portés à la pitié !« Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion : telle est la force de la pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu'on voit tous les jours dans nos spectacles s'attendrir et pleurer aux malheurs d'un infortuné tel, qui, s'il était à la place du tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi. Mandeville a bien senti qu'avec toute leur morale les hommes n'eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raison : mais il n'a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales. En effet, qu'est-ce que la générosité, la clémence, l'humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général ? La bienveillance et l'amitié même sont, à le bien prendre, des productions d'une pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer que quelqu'un ne souffre point, qu'est-ce autre chose que désirer qu'il soit heureux ? » (Discours sur l'origine de l'inégalité). Paradoxalement, si l'on veut donc trouver l'origine de ce qu'il y a de plus humain en l'homme, il faut donc le chercher dans ce qu'il y a en lui de plus animal : la pitié !


La deuxième idée importante de Rousseau, c'est que cette nature animale est fragile et menacée. On voit décidément que Rousseau peut être considéré comme le père de l'écologie ! Et cette fragilité se perçoit particulièrement dans le cas de l'homme. Car, aussi bien physiquement que psychiquement, la civilisation a fait de l'homme un pauvre animal dénaturé. Physiquement : « Laissez à l'homme civilisé le temps de rassembler toutes ses machines autour de lui, on ne peut douter qu'il ne surmonte facilement l'homme sauvage ; mais si vous voulez voir un combat plus inégal encore, mettez-les nus et désarmés vis-à-vis l'un de l'autre, et vous reconnaîtrez bientôt quel est l'avantage d'avoir sans cesse toutes ses forces à sa disposition » (Discours sur l'origine de l'inégalité). Psychiquement, il suffit de remarquer le mal qu'une mauvaise éducation produit sur les enfants. Une éducation qui les prend pour des adultes et qui ignore comment pensent et agissent les enfants. Une éducation qui pervertit l'enfant par les mauvais usages de la société.


La culture comme actualisation


Il est difficile de ne pas voir l'influence de Rousseau sur notre époque ! Du coup, il est assez facile de voir également les problèmes que posent cette théorie car, pour une grande partie, ce sont les problèmes que nous rencontrons aujourd'hui. Prenons pas exemple le domaine de l'éducation. Rousseau, par son ouvrage l'Emile, est le fondateur de la pédagogie moderne. C'est de Rousseau dont s'inspirent toutes les pédagogies nouvelles, qui entendent faire de l'enfant l'acteur principal de son éducation. Cette pédagogie est particulièrement attentive au respect des besoins "naturels" de l'enfant. Le mot d'ordre de cette pédagogie pourrait être : ne pas contrarier la nature de l'enfant, mais au contraire lui permettre de grandir à son propre rythme, en suivant ses goûts et ses désirs naturels. Cette pédagogie est à la culture ce que l'agriculture biologique est à l'agriculture industrielle. Une façon de combattre une éducation artificielle qui étoufferait l'enfant au lieu d'exploiter ses capacités naturelles.


Mais le grand défaut de cette théorie pédagogique, c'est qu'elle part d'une vision incomplète de l'enfance. Il est vrai que le petit enfant, parce qu'il est encore très proche de l'animalité, est un être innocent. Il faut donc protéger le plus longtemps possible et autant que possible l'innocence des enfants. Jusque ici, tout va bien. Mais à cette vision de l'enfant s'oppose une vision très négative du monde des adultes. Eux sont éduqués, civilisés, c'est-à-dire -pour Rousseau - forcément pervertis par la société. Dans cette vision, les enfants valent finalement beaucoup mieux que les adultes ! Parce qu'ils représentent une nature primitive, non encore souillée, parce qu'ils sont spontanés, naturels, sans hypocrisie aucune, sans fausse pudeur, les enfants restent encore la meilleure part de notre humanité ! Plutôt alors que de chercher à les changer, en les transformant en adultes, il faut au contraire prendre modèle sur eux. A la limite, le bon rapport pédagogique consisterait pour l'adulte à se mettre au niveau de l'enfant en jouant avec lui plutôt que de vouloir imposer à l'enfant de se mettre au niveau de l'adulte. Il faut laisser l'enfant jouer, dit Rousseau. Et apprendre en jouant !


Dans ses principes de la philosophie du droit, Hegel a écrit des pages très dures contre cette pédagogie du jeu : « La nécessité d'être élevé existe chez les enfants comme le sentiment qui leur est propre de ne pas être satisfaits d'être ce qu'ils sont. C'est la tendance à appartenir au monde des grandes personnes qu'ils devinent supérieur, le désir de devenir grands. La pédagogie du jeu traite l'élément puéril comme quelque chose de valable en soi, le présente aux enfants comme tel, et rabaisse pour eux ce qui est sérieux, et elle-même à une forme puérile peu considérée par les enfants. En les représentant comme achevés dans l'état d'inachèvement où ils se sentent, en s'efforçant ainsi de les rendre contents, elle trouble et elle altère leur vrai besoin spontané qui est bien meilleur. Elle a pour effet le détachement des réalités substantielles, du monde spirituel et d'abord le mépris des hommes, qui se sont présentés eux-mêmes comme puérils et méprisables aux enfants, et enfin, la vanité et la confiance des enfants pleins du sentiment de leur distinction propre ». Hegel insiste sur un aspect essentiel : tout enfant est voué, par nature, à devenir un homme. Autrement dit, l'enfant est un être en devenir, un être inaccompli (Aristote dirait « en puissance »). Et c'est parce qu'il sent cela que l'enfant a aussi désespérément envie de grandir. Par peur que l'enfant ne soit corrompu, la pédagogie rousseauiste amène à prolonger le plus longtemps possible son état infantile et à succomber à une forme perverse de "jeunisme". Pour Hegel, c'est un mauvaise compréhension de l'enfance : car l'enfant est fait pour devenir un homme, pas pour rester toute sa vie un enfant...


En somme, ce qui manque à la « pédagogie moderne » c'est une vision claire de ce que l'enfant est amené, par sa naissance, à devenir. Elle s'entend très bien à exposer la meilleure façon d'enseigner aux enfants, mais elle ne décide plus ce qu'il faudrait leur enseigner. Car pour savoir ce qu'il faut transmettre aux enfants, il faut déjà avoir une idée assez précise du but que l'on recherche, de l'homme qu'on veut voir émerger à travers l'éducation. S'il est vrai, comme l'écrivait Erasme, qu' « on ne naît pas homme mais qu'on le devient », alors que doit-on devenir pour mériter vraiment ce nom d' "Homme" ? Cette question intéresse la morale. Et elle est absolument fondamentale ! Tant que nous ne serons pas d'accord sur ce qu'est un « homme accompli », il ne servira à rien de se quereller sans fin pour savoir quelle est la meilleure méthode pédagogique à mettre en œuvre. La question de la fin (que sommes-nous destinés à être?) passe avant la détermination des moyens (quelle est la meilleure façon d'y parvenir?).


Cette confusion entre l'ordre des fins (morales) et l'ordre des moyens (techniques) n'est pas nouvelle. Elle est aussi vieille que l'histoire de l'enseignement, car elle constitue déjà le cœur de la querelle entre Socrate et les sophistes. Ces derniers étaient des pédagogues professionnels, qui se faisaient fort de pouvoir enseigner la vertu aux enfants. Mais ces habiles techniciens ignoraient tout simplement ce qu'était la « vertu » et ils étaient incapables d'en produire la moindre définition, lorsque Socrate les interrogeait ! Leur compétence pédagogique était donc une pure habileté technique à enseigner n'importe quoi. A la limite le contenu de l'apprentissage comptait moins à leurs yeux que leur compétence pédagogique et leurs méthodes d'enseignement, dont ils vantaient la modernité.


Pour penser l'éducation (la "paideia") comme une actualisation, il faut être disposé à reconnaître dans la nature de l'homme des dispositions en puissance qui requièrent un passage à l'acte. Exactement la vision que défendait Aristote. Ainsi, que l'homme soit, par nature, voué à devenir un être rationnel, ce n'est pas une décision arbitraire ! Il suffit, dit Aristote, de regarder la physiologie de l'Homme : d'abord, c'est un être qui est fait pour la bipédie, pour se tenir debout. Cela le dispose donc à regarder loin devant lui, à anticiper les choses bien avant qu'elles ne se produisent. Cela libère aussi sa main, une main qui est manifestement faite pour manipuler des instruments car elle n'est pas elle-même un instrument spécialisé (comme une griffe ou une nageoire). Or, à quoi lui servirait donc cette main s'il n'était pas fait pour devenir intelligent ? On voit donc que, même si la raison n'est pas également développée chez tous les hommes, même s'il a fallu un certain temps historiquement avant que la Raison ne devienne une norme dominante, c'est bien pour qu'il devienne « rationnel » que la nature l'avait formé ! La fin de toute éducation digne de ce nom sera donc de faire passer à l'acte une disposition rationnelle présente en puissance, dès le départ, dans notre nature.


On peut montrer encore cela en partant d'une autre observation, faite aussi par Aristote : le petit homme est un animal porté à « imiter ». Ce qui est le signe d'un animal dont la vocation est d'apprendre. Chez certains singes, les scientifiques ont observé des comportements « mimétiques » qui permettent la transmission de savoirs acquis. Par exemple, chez des primates de Bornéo, l'habitude prise de casser des noix au moyen d'une pierre a été transmise, parce que d'autres individus ont « imité » ceux qui avaient pris l'initiative de le faire, la première fois. Or, chez l'homme, cette capacité mimétique est tellement développée qu'elle donne lieu au plaisir de peindre (songeons aux peintures préhistoriques qui reproduisent, imitent, les subtils mouvements des animaux) et au plaisir d'apprendre. Cette observation est importante, car elle remet en cause le primat du « pratique » : beaucoup de personnes (dont Nietzsche) pensent qu'un savoir qui ne serait pas utile à l'action (à la « vie ») est un savoir sans intérêt. Or, Aristote observe au contraire que l'homme aime naturellement connaître, même quand aucune utilité n'en résulte : « Tous les hommes désirent naturellement savoir ; ce qui le montre, c'est le plaisir causé par les sensations, car, en dehors même de leur utilité, elles nous plaisent par elles-mêmes, et, plus que toutes les autres, les sensations visuelles ». Autrement dit, l'homme est par nature un animal contemplatif, qui aime regarder les étoiles et les choses qui l'entourent, sans autre intérêt que celui de regarder !


Dans un autre registre, celui de la morale, on peut comprendre aussi pourquoi -chez l'homme -la pulsion sexuelle est vouée à évoluer vers une forme plus « spiritualisée » que l'on nomme : Amour. Sans doute les autres animaux n'ont-ils aucun besoin, naturellement, de jurer fidélité à leur partenaire sexuel. Mais chez l'homme, observe Thomas d'Aquin -en bon disciple d'Aristote -cette exigence de fidélité résulte directement de notre nature : « Il est clair que, dans l'espèce humaine, la femme ne suffirait pas seule à l'éducation des enfants : car beaucoup de choses sont requises pour subvenir aux besoins vitaux de l'homme, qui ne peuvent être apprêtées par une seule personne. La nature humaine exige donc que l'homme demeure auprès de la femme après le coït, et ne l'abandonne pas pour s'unir à n'importe quelle autre ».

Comentarios


bottom of page