Saint Augustin et l'amour du prochain
- damienclergetgurna
- 6 janv.
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La vertu d'Aristote (et plus généralement la vertu telle que les grecs la concevait) était une vertu centrée sur soi, qui poursuivait un idéal d'autarkeia, d'auto-suffisance. L'homme vertueux est un héros qui n'a pas de problème relationnel, parce qu'il n'est dépendant de personne, sauf de ses amis. Mais l'ami est, comme dit Aristote, un « autre moi-même ». Il n'est pas un « autre que moi-même ». Je n'ai donc, s'il est vraiment mon ami, aucun besoin de le jalouser ou de l'envier. Tout au contraire, la vertu chrétienne est centré sur la figure d'autrui. L'homme bon est un homme qui veut le bien d'autrui et non pas un homme qui cultive sa propre excellence individuelle. La morale chrétienne, celle que défend Augustin, impose définitivement la figure d'Autrui au centre de la vertu. Loin de poursuivre un idéal de suffisance, elle insiste au contraire sur notre radicale dépendance à l'égard d'Autrui.
Et en prêchant « l'amour du prochain », elle prétend apporter une solution définitive au problème du mal que nous sommes tous portés à faire aux autres. Augustin cite souvent la première lettre de Saint Paul aux corinthiens, une lettre très connue qui énonce clairement la primauté absolue de la charité : « J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante. J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, j’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien. L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ;il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout. L’amour ne passera jamais ». L'amour est donc la solution. Mais pas n'importe quel amour ! Pas l'amour-eros, qui est un amour de convoitise. Ce genre d'amour n'est jamais très éloigné de la haine, parce qu'il aime toujours dans l'autre le bien de celui qui aime. C'est donc un amour intéressé, une forme dérivée de l'amour de soi. L'amour de charité (amour-agapè) est, au contraire, un amour de l'autre par amour du Bien. Il s'agit de vouloir le bien de l'autre non pas pour notre bien à nous, ni non plus forcément par amour du bien de l'autre (car il n'y a que nos proches que nous aimons de cette façon), mais simplement par attachement pour le Bien. C'est ainsi qu'on peut comprendre, avec Augustin, le commandement d'aimer son prochain « par amour de Dieu ». C'est parce que Dieu (l'être suprême, le Bien) est Amour, que la soumission à Dieu devient du même coup une façon de placer sa vie sous le signe de l'Amour.
Quoi qu'il en soit, en faisant de la charité une vertu centrale, Augustin accorde du même coup à « l'intention » une importance déterminante pour la qualification morale de nos actes. Si ce qui compte est en effet la charité, aucun acte ne peut être considéré comme réellement moral s'il est fait dans une autre intention. L'intention dans laquelle on fait un acte devient donc aussi importante que l'acte lui-même. Pour Aristote, la prudence consiste à faire exactement ce qu'il convient "objectivement" de faire dans chaque situation. La vertu est tout entière du côté de l'action, de la "praxis". Et par conséquent, la vertu d'un homme se révèle dans ce qu'il fait, dans ses réussites et son excellence. C'est dire alors que la vertu est un idéal aristocratique, car tout le monde n'est pas en mesure d'atteindre cette excellence. Les dispositions individuelles, naturelles ou acquises (hexis), y sont pour beaucoup. Mais en plaçant l'amour du prochain au centre de toute vertu, le christianisme accomplit une rupture radicale avec ce modèle. Car la réussite de l'acte devient du même coup secondaire par rapport à l'attention qui l'anime. Ce qui permet de déterminer la qualité morale de l'acte accompli, c'est moins un critère objectif que l'intention qui y préside « Pour des actions différentes, nous découvrons qu’un homme est amené à sévir par charité et à caresser par malice. Le père frappe son enfant et le trafiquant d’esclaves caresse son esclave. Si on propose les deux choses, les coups et les caresses, qui ne choisirait celles-ci et ne fuirait ceux-là ? Si tu considères le rôle que joue chacune, la charité frappe et l’iniquité caresse (…) Ainsi voilà une fois pour toutes le court précepte qu’on te dicte : « Aime et fais ce que tu veux ! » [dilige et quod vis fac !] Si tu te tais, tu te tais par amour ; si tu cries, tu cries par amour ; si tu corriges, tu corriges par amour ; si tu épargnes, tu épargnes par amour. Qu’au dedans se trouve la racine de la charité. De cette racine rien ne peut sortir que de bon. »
Mais attention toutefois à ne pas commettre une faute d'interprétation : « Aime et fais ce que tu veux » ne signifie pas qu'on peut faire tout ce qu'on veut, du moment qu'on le fait avec une « volonté bonne ». Cela, en fait, signifie exactement l'inverse : avoir une « volonté bonne » est essentiel pour savoir ce qu'il convient "objectivement" de faire. L'application mécanique d'un code moral est en effet susceptible de conduire à des atrocités, car sans charité, ce code sera forcément appliqué aveuglément. La « volonté bonne » ne dispense donc pas de faire ce qui est bien. Mais elle permet d'être clairvoyant sur ce qui est bien. Elle n'est pas une excuse pour faire n'importe quoi avec les meilleures intention du monde. Elle est une condition essentielle pour éviter de faire n'importe quoi ! Bref, il ne s'agit pas du tout de relativiser le Bien. La charité joue en fait, dans le dispositif chrétien, le même rôle que Aristote assignait à la "prudence" (phrônèsis) : elle est cette vertu qui nous rend clairvoyant, capable -dans chaque situation singulière -de prendre lucidement la meilleure décision.
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