Spinoza et le jusnaturalisme
- damienclergetgurna
- 6 mars
- 19 min de lecture
Spinoza essaye, c'est son objectif, de dissocier la religion et la politique. Pour ça, il a montré d'abord que la religion n'avait rien à voir avec la croyance, et maintenant il doit faire la même chose avec la politique. La seule façon de préparer le terrain pour garantir la liberté de croyance des individus, c'est de neutraliser l'importance de la croyance tant du point de vue de la religion (la "piété") que du point de vue de la politique (la "sécurité publique"). Et ça donne le problème suivant : comment est-ce qu'on peut faire une société ensemble si on n'a pas de croyances communes ? Des individus qui ne partagent rien, c'est-à-dire aucune valeur commune fondamentale, comment peuvent-ils prétendre encore appartenir au même corps, à la même nation, à la même culture ?
Le conflit religieux et le spectre de la guerre civile
Si vous prenez Eschyle, par contraste, on voit tout de suite la gravité de cette question. Pour Eschyle, la possibilité de créer une cité sans qu'il y ait des croyances fondamentales, qui soient partagées, sans qu'il y ait une origine commune, une culture commune, ce n'est tout simplement pas possible ! Prenez les suppliantes : le critère implicite qui va permettre au roi d'accueillir ou pas ces suppliantes, c'est bien la question de savoir si elles sont intégrables dans la société. Et elles sont intégrables dans la société si elles en partagent les valeurs fondamentales, c'est-à-dire si elles adorent les mêmes dieux. D'où l'importance, pour les suppliantes, de montrer qu'elles ont leur place dans les mythes de la communauté d'Argos. Par opposition, quand on voit les fils d'Égypte débarquer, il y a tout le conflit, vous vous souvenez, entre le roi et l'émissaire des Égyptiens, où l'émissaire des Égyptiens dit crânement, rien n'affiche de tes dieux, c'est pas les dieux que j'adore. Autrement dit, là, vous avez un véritable choc des civilisations, les données sont claires, eux, c'est pas nous, nous, c'est pas eux, on n'appartient pas au même corps. Il y a donc la possibilité d'une guerre entre nous parce que, précisément, nous n'appartenons pas à la même communauté. A minima, quand on lit le théâtre des Eschyle, on s'aperçoit qu'il y a une condition de base pour qu'une communauté politique puisse exister : c'est le fait de disposer d'un certain nombre de croyances fondamentales qui sont communes. Quand au contraire ces croyances fondamentales communes ne sont plus partagées, c'est la déliquescence sociale qui apparaît, par exemple comme à la fin des 7 contre Thèbes, quand d'un seul coup la communauté est divisée en deux par rapport à la définition qu'on doit se faire d'un acte pieux. Antigone et la moitié de Thèbes considèrent que l'acte pieux, c'est d'enterrer ce frère qui est mort. Créon et l'autre moitié de Thèbes considèrent que la véritable piété, c'est de ne pas enterrer Polynice. Vous avez un affrontement ici qui porte sur des valeurs fondamentales et qui crée les ferments d'une véritable guerre civile.
Or, la situation de Spinoza, c'est exactement celle-ci. La fin de la dernière pièce d'Eschyle, les 7 contre Thèbes, c'est vraiment la situation qui sert de point de départ à Spinoza. Comment faire encore société là où les croyances fondamentales qui unissent la société ne sont plus les mêmes ? Là où les valeurs sacrées qu'elles partagent ont cessé d'être consensuelles ? Que peut-on faire dans une société qui est déchirée de manière intestine entre des protestants et des catholiques ? Comment une société de ce type ne peut-elle pas aboutir à un régime général de guerre civile ? Pour faire face à cette situation, vous n'avez que deux options logiquement possibles :
L'option absolutiste et l'option libérale
Première option, vous cherchez à réunifier tout ça en imposant une croyance qui est commune. Et dans ce cas-là, ça veut dire qu'il va falloir créer une religion d'État. C'est la première option. Celle vers laquelle justement on se dirige spontanément et que critique Spinoza dans la préface : "C'est cette inconstance en matière superstitieuse qui a été cause de beaucoup de troubles et de guerres atroces (…) Pour éviter ce mal, on s'est appliqué avec le plus grand soin à entourer la religion, vraie ou fausse d'un culte et d'un appareil propre à lui donner dans l'opinion plus de poids qu'à tout autre mobile et à en faire pour toutes les âmes l'objet du plus scrupuleux et du plus constant respect". Autrement dit, la première solution c'est celle que dénonce Spinoza au début du TTP. Mais c'est une solution parfaitement logique : dans la mesure même où ces croyances antagonistes déchirent le lien social, la seule possibilité c'est que l'autorité politique s'en saisisse pour unifier les croyances en imposant une croyance officielle. C'est la solution "absolutiste" : il appartient au pouvoir souverain, et à lui seul, de décider de ce qu'est la véritable foi. Comme cela, plus de dispute ! Cette solution est intéressante parce que premièrement, elle met fin au privilège de l'autorité religieuse par rapport au pouvoir politique. Désormais, toute croyance religieuse doit être soumise au pouvoir politique. Si on y réfléchit, c'est une conception très moderne et c'est celle que défend Thomas Hobbes au 17e siècle. Pour nous encore aujourd'hui, la religion doit être subordonnée à l'État, le théologique est soumis au politique. Un exemple historique de cette option "absolutiste", c'est le concordat de Napoléon. Quand Napoléon signe le concordat avec l'Église catholique, d'une certaine manière, il reconnaît la primauté de la croyance catholique en France. Il l'officialise. Mais d'un autre côté, cette croyance religieuse devient entièrement subordonnée au pouvoir de l'Empereur. C'est à la fois le triomphe de l'Église catholique Et en même temps sa mise sous tutelle. Cette option n'est plus vraiment d'actualité pour nous, mais elle n'est pas archaïque. Aucun d'entre nous ne serait aujourd'hui disposé à remettre en cause cette idée que l'autorité politique ne doit subordonnée à aucune autorité religieuse qui lui dicterait ses croyances. Parce que rien n'est supposé être au-dessus du pouvoir de l'État, et par conséquent tout pouvoir religieux doit aussi lui être subordonné. Pour dire les choses plus simplement : les lois de Dieu ne sont pas supérieures aux lois de l'Etat et elles n'autorisent aucunement les individus à désobéir aux lois civiles pour des motifs religieux.
La deuxième option, c'est celle justement que va choisir Spinoza. Et c'est pas l'option absolutiste, mais l'option libérale. C'est celle que défend ici le texte de Spinoza. Parce que Spinoza vit aux pays bas, un pays où la liberté individuelle de croyance est un principe établi. Il le rappelle dans la préface. L'idée de subordonner le théologique au politique laisse place ici à l'idée de les séparer radicalement, de les dissocier. Les dissocier de telle sorte qu'elles ne risquent plus d'empiéter l'une sur l'autre et de se parasiter. Il s'agit alors d'introduire un principe de séparation radicale, une solution de continuité, entre le religieux et le politique afin que ni le politique ne se mêle de religion ni la religion ne se mêle de politique. Cette deuxième option, c'est bien celle que dessine le TTP. Mais cette option élégante pose un redoutable problème que n'a pas affronté la solution absolutiste : dans ce cas-là, il va en effet falloir qu'on essaye de comprendre comment on peut concevoir une société politique sans faire appel à des croyances communes. Si la religion n'a plus rien à voir avec l'existence de la société politique, alors cela signifie concrètement que vous pouvez croire tout ce que vous voulez sans que cela n'empêche l'existence de la communauté politique. Or ça, est-ce que c'est réellement possible ? Peut-on faire société, si on ne partage pas à minima un certain nombre de croyances fondamentales qui seront tenues pour des valeurs sacrées, comme celles qu'incarne le temple au début des Suppliantes ?
Peut-on concevoir une communauté sans croyances communes ?
Pour que vous mesuriez bien la gravité de ce problème, je vais prendre un exemple qui nous concerne tout particulièrement en France : l'idéal Républicain. Politiquement, les français s'inscrivent depuis la révolution française dans une tradition républicaine; les pays anglo-saxons s'inscrivent davantage dans une tradition libérale. Or, qu'est-ce qu'un régime républicain ? C'est un régime politique qui a été initialement sur le modèle antique de la république romaine. C'est un idéal politique où tous les individus se conçoivent d'abord comme des citoyens qui participent ensemble de ce que Rousseau nomme "la volonté générale". Or ce régime républicain, tel que Rousseau le concevait, il a évidemment besoin de s'appuyer sur des croyances qui seront partagées par tous et qui ne sont rien d'autre que les fameuses valeurs républicaines. Fraternité, liberté, égalité. Notre idéal, notre devise républicaine, c'est un code de loi qui a la valeur d'un véritable dogme commun auquel sommes tous, en tant que membres de cette république, nous référer. Ce "dogme" républicain s'accompagne évidemment d'une certaine sacralité, de cérémonies par exemple sur la tombe du soldat inconnu. Il a ses lieux consacrés, ses rituels, et même ses saints ("aux grands hommes la patrie reconnaissante". L'idéal républicain, parce qu'il a été conçu sur le modèle des antiques républiques, reste donc bien un idéal sacral, qui rassemble tous les individus autour d'un corpus de croyances partagées. Quand les valeurs républicaines commencent à être discutées, quand des désaccords commencent à émerger sur la validité de ces dogmes, alors c'est l'unité de la communauté qui est menacée et la république est en danger. Quand on parle donc de "laïcité" républicaine, il faut donc l'entendre comme une façon de subordonner les religions traditionnelles (judaïsme, christianisme, Islam...) à ce que Rousseau nommait, au dernier chapitre du Contrat social, une "religion civile". C'est, pour le dire autrement, une disqualification politique des religions traditionnelles au profit d'une nouvelle sacralité. Les autres religions n'ont pas droit de cité, elles doivent se réfugier dans la sphère privée où elles gardent encore leur légitimité. Mais elles n'ont pas à figurer dans l'espace public. Non pas parce que cet espace public serait neutre religieusement, mais parce que cet espace public repose sur des dogmes communs qui n'ont absolument rien à voir avec Yahvé, Jésus-Christ ou Mahomet.
Or, la laïcité à la française, n'est pas la laïcité à l'anglo-saxonne, qui elle est beaucoup plus tolérante quant à l'expression des religions dans le domaine public. Pourquoi ? Parce que le monde anglo-saxon est plutôt, par tradition, l'héritier du système "libéral". Et ce système "libéral", comment le définir ? Contrairement à l'idéal républicain, il ne constitue pas à proprement parler un idéal "politique". Son ambition n'est pas de créer quelque chose de "commun" entre les individus, dont de créer une "communauté". Son ambition est plutôt d'assurer la coexistence pacifique des individus. C'est pour cela que le système libéral gagne indéfiniment du terrain. Même dans notre société républicaine, nous devenons de jour en jour de moins en moins républicains, et nous pensons de plus en plus comme des "libéraux". Cela tient au fait que le libéralisme est la seule doctrine cohérente dans des sociétés qui sont devenues des sociétés multiculturelles, c'est-à-dire des sociétés où les individus qui composent ces sociétés ont de moins en moins de croyances partagées. Et pourtant, il faut bien qu'on trouve un moyen d'assurer la coexistence de tous ces individus. Mais sur quelle base ? Comment instaurer la paix civile dans une société où aucun individu ne partage plus la même conception au sujet de ce qui est le bien, de ce qui est le juste ? Est-ce que c'est seulement possible ? Oui, ça l'est. Mais pour que ça le soit, il faut qu'on modifie complètement et radicalement notre façon de penser la communauté et de penser la relation entre individus et communauté.
La nécessité de repenser la relation individu / communauté
C'est à cette tâche que s'attaque Spinoza, dès les premières lignes du chapitre 16. Je lis le premier paragraphe : " Jusqu'à présent, écrit Spinoza notre souci a été de séparer la philosophie de la théologie et de montrer la liberté de philosopher que la théologie reconnaît à tous.[Cf le cours de la semaine dernière] Il est temps maintenant de nous demander jusqu'où doit s'étendre dans l'état le meilleur cette liberté laissée à l'individu de penser et de dire ce qu'il pense. Pour examiner cette question avec méthode, il nous faut éclaircir la question des fondements de l'état. Et en premier lieu traiter du droit naturel de l'individu sans avoir égard pour commencer à l'Etat et à la religion". Ce paragraphe, si vous le lisez attentivement, il est très riche ! Première phrase et première idée : c'est un rappel des 15 premiers chapitres où il montré que la véritable piété religieuse était tout à fait compatible avec la liberté laissée à tous les individus de croire ce qu'ils veulent. La religion ne peut être un prétexte pour vouloir limiter la liberté des individus. ca, maintenant, c'est acquis. Mais il y a une autre raison qu'on pourrait invoquer pour limiter la liberté des individus : la sécurité publique. Si ce n'est pas la religion qui peut motiver à censurer les individus, ce sera autre chose : l'intérêt supérieur de l'Etat. Le motif est différent, mais le résultat sera le même : au final, des individus ballonnés. C'est pour cela qu'il est temps maintenant, deuxième phrase, de nous demander jusqu'où doit s'étendre dans l'Etat le meilleur cette liberté laissée à l'individu de penser et de dire ce qu'ils pensent. Spinoza n'énonce encore aucune thèse. Il pose la question. Mais il fait un peu plus que cela, et c'est le troisième point, la troisième phrase : il annonce un programme d'enquête. Il ne dit pas quelle est sa réponse, mais il dit comment il va s'y prendre pour y parvenir. Pour examiner cette question avec méthode, en effet, il nous faut d'abord éclaircir la question des "fondements de l'Etat" et, "en premier lieu", "traiter du droit naturel".
Ces quelques lignes, elles sont très importantes, parce qu'elles dessinent par avance la marche de tous les chapitres qui vont suivre. "Pour examiner cette question avec méthode, il nous faut éclaircir la question des fondements de l'Etat et en premier lieu traiter du droit naturel de l'individu". Si vous examinez très minutieusement Cette phrase, elle vous dit deux choses. Première chose : Spinoza sous entend qu'on ne pourra établir le principe de la liberté si on ne reprend pas tout la question politique à sa racine, à son origine. Etablir le principe de la liberté de penser n'exige pas moins qu'une refonte générale de tout l'ordre politique, une remise en cause radicale de ses fondements. Autrement dit, il faut reprendre toute la philosophie politique au départ, en commençant par le commencement, en partant de zéro. Qu'est-ce qui fait une société politique, qu'est-ce qui fait une communauté ? Tout ce que jusqu'ici on appelait "communauté", il faut le remettre en cause, faire table rase des conceptions acquises. Or, si on reprend tout au point de départ, il nous faudra commencer parce qui vient en premier. Et là, c'est le deuxième point, la deuxième affirmation de ce court passage : ce qui est à la base, ce n'est pas la communauté, c'est le "droit naturel de l'individu" ! Dans cette simple petite phrase s'opère l'immense révolution qui sépare le monde de Spinoza du monde d'Eschyle. Si Eschyle avait voulu reprendre à la base la question des "fondements de l'Etat", il aurait sans doute dite : "en premier lieu, il faut d'abord traiter des devoirs naturels du citoyen". Pourquoi ? Parce que pour Eschyle, c'est la communauté qui vient en premier. L'individu, on l'a dit et on l'a assez répété, ne peut vraiment émerger que par le biais de cette communauté, comme un membre actif de cette communauté. Car tout individu, comme le disait Aristote, est naturellement un "animal politique". Ça veut dire que ce qui nous donne notre humanité c'est d'abord la présence de cette communauté politique. Or, pour comprendre les "fondements de l'Etat", Spinoza lui va partir de l'individu, il Va partir du "droit naturel de l'individu" ! Une inversion complète de perspective qui fait que, au lieu d'interroger l'individu à partir de la communauté, on va interroger la communauté politique à partir de ce qui la précède; et ce qui la précède ce sont les droits naturels des individus.
On en est tous là aujourd'hui. Pour nous tous, ce qui est le point de départ de toute la communauté politique c'est l'existence de droits individuels qui sont des droits inaliénables et qu'on appelle "les droits de l'homme". Toute communauté politique est supposée respecter ces droits individuels. Autrement dit, elles sont sa raison d'être.
Le Jusnaturalisme
Ce dont Spinoza est le témoin ici, c'est de cette conception qui émerge au 17e siècle et qui sert de base à toute la théorie politique moderne (Hobbes, Locke, Pufendorf, Rousseau…), qu'on appelle la théorie "Jusnaturaliste". Dans la conception Jusnaturaliste, on ne va plus poser la communauté au départ comme une communauté qui est naturelle et à laquelle tout homme doit par nature appartenir. On va considérer qu'à la base, il n'y a pas de communauté; il y a ce qu'on appelle un "état de nature". C'est le premier axiome de cette conception jusnaturaliste : au commencement est l'état de nature; dans cet état de nature, il n'y a pas encore de communauté, il n'y a que des individus. L'état naturel des hommes, par conséquent, ce n'est pas d'être des animaux politiques, c'est d'être des atomes. Ils ne forment qu'ensuite, dans un deuxième temps, des molécules sociales.
Deuxième axiome de la théorie jusnaturaliste : dans la mesure où dans cet état de nature, il n'y a pas de collectivité, il n'y a pas encore de communauté politique, il n'y a pas encore non plus de "devoir". Les individus ne sont pas encore des êtres qui ont la moindre obligation. Normal: dans l'état de nature, il n'y a pas de règle, comme personne n'a encore fixé de règles, il n'y a aucun sens à évoquer un devoir. Et donc, là où il n'y a pas de devoirs, il n'y a logiquement que des droits. Ce qui prime dans l'état de nature, ce sont par conséquent des "droits naturels", qui se substituent à l'idée que tout individu serait par vocation déterminé à accomplir un certain nombre de devoirs. Chez les grecs, c'est évidemment l'inverse : vous n'avez des droits que parce que, en tant que citoyen, vous avez d'abord un certain nombre de devoirs. Les droits que vous possédez sont indexés sur les devoirs que fixe votre statut de citoyen. Et c'est précisément ce qui pose problème avec les suppliantes d'Eschyle. Au nom de quoi peuvent-elles exciper d'un droit à être protégées ? Là c'est l'inverse qui se produit : la notion de droit devient prioritaire par rapport à celle de devoir. La notion de devoir est dérivée de la notion de droit. C'est cette dernière qui est première. Dans l'état naturel, l'individu n'a aucun devoir. Un individu.
Troisième axiome : cet état de nature est un état qui est intenable parce que c'est un état dans lequel règne la plus grande insécurité. Les individus ont peut-être des droits mais ils ne sont jamais sûrs que ces droits vont être respectés. Dans l'état de nature ce qui règne est le chaos, la violence ou ce que Hobbes appelle la guerre de tous contre tous. Quand il n'y a aucune instance qui vient contrôler les hommes, vous pouvez être sûrs que leur cohabitation ressemble à ces scènes de chaos qu'on voit lorsque dans le monde il y a un Etat qui faillit d'un seul coup. Vous avez alors une société civile qui se transforme en véritable anarchie, où les gens se précipitent dans les magasins pour piller, pour prendre des téléviseurs,etc. Eh bien ces scènes de chaos représentent clairement la situation de l'état de nature, la loi de la jungle.
Quatrième axiome : ce qui va mettre fin à cette situation, c'est un acte purement conventionnel. Puisque l'homme n'est pas naturellement un animal politique, il doit le devenir. Et il doit le devenir par un artifice. Cet artifice est symbolisé par ce qu'on appelle 'le contrat social". Le contrat social, c'est une sorte de fiction juridique qui permet de penser la constitution d'une communauté politique. Si vous obéissez aux lois de votre cité, c'est parce que vous avez accepté implicitement de signer un contrat social qui fait de vous le membre de cette communauté. Même si vous ne l'avez pas clairement signé, dans la mesure où vous respectez les lois de la cité, c'est un peu comme si vous aviez tacitement signé ce contrat.
Cinquième axiome : le premier produit de ce contrat social, sa première clause, c'est la création de l'Etat moderne. Ce contrat vise d'abord et avant tout à établir quelque ce que Spinoza appelle le souverain. Et cette autorité politique, elle est construite de toute pièce, de manière parfaitement artificielle. Pour comprendre ça, il faut comme souvent aller voir du côté de Thomas Hobbes : dans l'état de nature, on pourrait dire qu'il y a bien quelque chose comme une autorité, puisqu'il y a bien le plus fort qui toujours impose sa loi aux autres. Hobbes part de cette idée que dans l'état de nature, c'est la loi de la jungle. Et là on pourrait se dire : si dans l'état de nature, c'est la loi de la jungle, alors ça veut dire que dans l'état de nature c'est aussi la loi du plus fort. Eh bien, non. L'état de nature ce n'est pas ça, malheureusement. Ça peut paraître un peu choquant de dire "malheureusement". Mais il faut comprendre : dans l'état de nature, il y a les loups et puis il y a les agneaux. On se dit que les nazis eux-mêmes, lorsqu'ils ont défendu leur doctrine, ils se reposaient sur l'idée que dans l'état de nature, les plus forts doivent dominer les plus faibles. Or ce que montre Hobbes, c'est que l'état de nature est un état qui en réalité est foncièrement égalitaire ! Parce que certes vous avez bien des loups qui déchirent des agneaux, mais dans l'état de nature personne n'est suffisamment fort pour maintenir sa domination très longtemps. Ce qui rend l'état de nature parfaitement anarchique, ce n'est pas le fait qu'y règne la loi du plus fort, c'est au contraire que le plus fort n'est jamais assez fort pour l'être durablement et définitivement. Si bien que dans l'état de nature, vous avez un état d'instabilité chronique, non pas parce qu'il est inégalitaire, mais parce qu'au contraire cet état de nature est bien trop égalitaire. Une situation comme celle que décrivent les historiens à propos du Moyen-Âge, c'est exactement celle que décrit Hobbes au XVIIe siècle. Au Moyen-Âge, on a affaire à un système féodal où celui qui gouverne est le roi de France. Et le roi de France, ce qui le caractérise n'est pas qu'il détient le pouvoir, mais seulement qu'il est en principe le plus fort, le primus inter pares. Mais dire de quelqu'un qu'il est le plus fort, ça veut dire qu'il a toujours près de lui des rivaux qui pourraient le concurrencer. Pour mettre fin à cette situation instable, il faudrait créer, et c'est ça la perspective de Hobbes, un pouvoir qui soit suffisamment immense pour qu'il n'ait plus à craindre la concurrence d'aucun rival. Pour cela, il ne suffit pas qu'il soit fort, ni même le plus fort. Il faudrait que toute force, tout pouvoir vienne de lui. Il ne faut pas qu'il ait du pouvoir, il faut qu'il soit le lieu même du pouvoir. Eh bien ça, c'est la définition de l'Etat moderne. L'état moderne, c'est celui, selon l'expression du sociologue allemand Max Weber, détient "le monopole de la violence physique légitime". Monopole, ça veut dire que toute personne qui détiendrait un minimum de pouvoir dans le corps social ne le doit qu'à la permission et à la protection de l'Etat. Or ça, justement, ce n'est pas quelque chose qui existe naturellement, c'est une création artificielle. L'Etat moderne est une création artificielle, crée de toute pièce parce qu'aucun pouvoir n'est capable comme ça d'incarner un dieu sur terre. L'expression "Dieu sur terre", c'est celle que Hobbes utilise pour désigner le "Léviathan", l'Etat moderne.
Comment justifier l'existence d'un droit naturel des individus ?
Spinoza, comme tous les auteurs du 17e et 18e siècle, s'inscrit vraiment dans cette perspective jusnaturaliste. La question la plus difficile qu'il doit affronter au départ, celle par laquelle il commence, c'est la question de savoir ce qui justifie cette idée de "droits naturels" que chacun possèderait dès le départ. Comment fonder théoriquement l'idée de droits naturels des individus ? Pour comprendre l'originalité de Spinoza sur ce point, il faut comprendre quelles sont les options que l'on a pour justifier l'existence de ces droits naturels. Comment justifier l'idée qu'il existerait des droits naturels des individus ? Ça pourrait être un sujet de dissertation...
Vous avez une première option, c'est l'option religieuse qui consiste à dire : Tous les hommes sont des enfants de Dieu. Dieu les aime tous de la même manière, donc ils ont tous des droits naturels. Autrement dit c'est une option qui consiste à considérer que ces droits naturels seraient conférés à chacun par un législateur divin. Autrement, d'où auraient bien pu venir ces droits ? La nature, c'est un ensemble de lois qui sont parfaitement neutres axiologiquement, au sens où on pourrait légitimement estimer que l'agneau n'a pas plus le droit de ne pas être dévoré par le loup que le loup ne possède un droit de dévorer l'agneau. Tout simplement, ces termes de droits n'ont pas de sens dans un système de la nature. Il n'y a pas de droits en biologie, il n'y a que des faits et des lois qui s'appliquent sans qu'on ait à se demander si c'est bien ou mal. Il semble difficile de concevoir l'existence de ces droits en dehors d'une institution politique qui dit : "voilà, toi tu as des droits parce que j'ai fait passer des lois et que dans ces lois on t'a reconnu un certain nombre de droits". On peut donc concevoir aisément l'existence d'un "droit positif", qui résulte d'une législation, mais il est assez difficile de concevoir l'existence d'un "droit naturel". Si chacun d'entre nous a par naissance (nasco, nascere : la nature) un certain nombre de droits, d'où lui viennent donc ces droits ? Qui a bien plus les lui donner ? La première option, la plus évidente consiste alors tout simplement à se dire : "Si les hommes ont naturellement des droits, c'est parce qu'il existe un ordre naturel voulu par Dieu et qu'en réalité ces droits naturels sont les droits que le législateur souverain (Dieu) a promulgué". Là je comprends, ça fait sens. Mais vous voyez que pour justifier ces droits individuels, je suis obligé de faire intervenir la religion !
Il existe une deuxième option. C'est celle que propose John Locke, le père du libéralisme moderne. John Locke va avoir une idée géniale : il va faire dépendre tous les droits naturels d'un premier droit. C'est un raisonnement en deux étapes. John Locke va d'abord déduire tous les droits naturels d'un premier droit fondamental dont ils participent tous, qui est le droit de propriété. Ça veut dire que le droit par exemple de ne pas être violenté par quelqu'un, pour Locke, c'est une extension du droit de propriété. Pourquoi est-ce que la violence qu'un homme fait subir à un autre est une violation de son droit naturel ? Pas parce qu'il y aurait un droit naturel à la vie, non. C'est parce qu'il y a un droit naturel à la propriété et que votre corps c'est votre propriété et que celui qui veut vous tuer est quelqu'un qui prétend faire usage de votre propre corps sans votre consentement, comme quelqu'un qui dégraderait la propriété d'un autre. Si le meurtre est une violation du droit c'est uniquement parce que le meurtre équivaut à la violation d'un droit de propriété. Deuxième étape : comment est-ce que Locke arrive à reconnaître qu'il existe un droit naturel de propriété ? Puisque tous les autres droits vont dériver du droit naturel de propriété, comment est-ce que John Locke va s'y prendre pour démontrer l'existence d'un droit naturel de propriété ? Ce n'est pas évident parce que l'intuition naturelle que nous avons consiste plutôt à reconnaître que le droit de propriété n'est pas un droit de la nature, que c'est un droit conventionnel. Si je déclare que vous êtes le propriétaire légitime de votre iPhone, c'est parce qu'il existe un acte de vente qui le prouve. Mais cet acte de vente est une simple convention juridique. Pour cette raison, on pourrait considérer comme certains que la propriété est toujours un vol, un artifice juridique qui consiste à reconnaître que certaines personnes sont les détentrices légitimes de choses qui ne leur appartiennent pas. Alors comment est-ce que John Locke arrive à dire qu'il existe bien quelque chose qui est un droit naturel de propriété ? D'où est-ce qu'il dérive ce droit naturel de propriété ? La réponse c'est une démonstration en deux temps : d'abord, ce qui confère naturellement un titre de propriété, c'est le travail de nos mains. On voit bien que les enfants lorsqu'ils se disputent revendiquent un droit naturel de propriété au motif que "c'est moi qui l'ai fait". Celui qui s'est donné la peine, par son travail, d'acquérir une chose, en est le légitime propriétaire. Bon, ça n'est encore qu'une description, ce n'est pas encore une justification. Maintenant, il reste pour Locke à justifier conceptuellement ou théoriquement cette impression que nous avons tous que lorsque nous faisons une chose que cette chose nous appartient de droit. Ou bien on dit que c'est juste une sorte de convention sociale, et dans ce cas on en revient au point de départ. Ou bien on essaye de comprendre ce qui peut motiver et justifier cette revendication. Qu'est-ce qui fait, que pour Locke le travail est effectivement ce qui rend naturel la propriété de certaines choses ? Alors l'idée de Locke, c'est celle-ci : c'est qu'en réalité le travail ne fait que transférer une première propriété immédiate et incontestable qui est la propriété de notre propre corps. Car notre corps, c'est notre corps "propre", ce qui naturellement nous appartient et n'appartient qu'à nous. En faisant du corps "propre" notre première propriété naturelle, locke pose une thèse métaphysique très forte, qui est celle du dualisme : à savoir que vous n'êtes pas votre corps, mais que votre corps vous appartient, que la relation naturelle que vous entretenez avec votre corps n'est pas une relation d'identité (je suis mon corps), mais une relation d'appartenance (j'ai un corps).
Bon vous avez compris le principe. Eh bien rien de tout ça n'est la thèse de Spinoza ! Alors c'est quoi la justification Spinoziste du droit naturel des individus ? Où est-ce que Spinoza va chercher ce droit naturel ? C'est cette troisième voie dont on parlera la prochaine fois.
Comments