Spinoza, le TTP : La neutralisation de la croyance (1/2)
- damienclergetgurna
- 29 mars
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INTRODUCTION
Dans toute la première partie de l'ouvrage, Spinoza a montré que ce n'est pas la croyance qui fait la piété religieuse. La piété religieuse consiste en une certaine attitude, et c'est cette attitude qui vous définit comme un homme pieux, plutôt que la qualité des doctrines à laquelle vous adhérez. En montrant que la croyance ne fait pas partie de la définition de la religion, Spinoza, du coup, rend cette croyance indifférente. Et c'est cette indifférence-là qui permet à Spinoza de dire : "en matière religieuse, vous êtes libre de croire ce que vous voulez. Vous êtes libre de croire ce que vous voulez, parce que ça n'est pas ce que vous croyez qui définit votre appartenance à la religion. Le mode de raisonnement de Spinoza est assez original, puisqu'il consiste à accorder une liberté de croire sur un fondement qui est que, finalement, en matière religieuse cette croyance est parfaitement indifférente.
Eh bien, ce mode de raisonnement, à partir du chapitre 16, il va le déployer exactement à l'identique, mais cette fois-ci pour la question du rapport entre individus et communautés politiques. Il va montrer que ce n'est pas la croyance qui définit l'appartenance des individus à une communauté politique. C'est la même structure de raisonnement. Ce n'est pas ce qu'ils croient qui détermine l'appartenance des individus à une religion déterminée et ce n'est pas non plus ce qu'ils croient qui détermine leur appartenance à une communauté politique. Par conséquent, politiquement, du point de vue de la communauté, ce qu'ils croient est indifférent. Conséquence : ils doivent être libres de penser et d'exprimer ce qu'ils veulent. La liberté d'opinion et la liberté de croyance dérivent chez Spinoza directement du caractère neutre de la croyance.
Tout ce qu'il a à faire, à partir du chapitre 16, c'est donc montrer cette neutralité de la croyance pour la communauté politique. Autrement dit, il s'agit de remettre en cause un préjugé qui est largement partagé par les contemporains de Spinoza, mais déjà par Eschyle, à savoir la conviction que ce qui nous fait tenir ensemble dans la même communauté, c'est le fait que nous partagions en commun un certain nombre de croyances fondamentales. Par exemple, les "valeurs de la République". C'est l'idée, encore largement répandue, que la communauté politique commence à se défaire lorsque les individus ne partagent plus les mêmes croyances. Si vous adhérez à ce mode de pensée, logiquement, il ne peut pas y avoir de complète liberté de penser. Si vous êtes persuadés que ce qui définit une communauté politique, c'est d'abord l'existence d'un certain nombre de croyances qu'on ne discute pas, donc qui seraient vraies dogmatiquement (ce qui dans le théâtre d'Eschyle caractérise la religion, les dieux de la cité), alors vous ne pouvez pas accorder de la place à une liberté de croyance et à une liberté d'opinion. Ça n'est pas possible ! Et plus encore, comme ces croyances doivent être dogmatiques, elles auraient inévitablement le statut de croyances proprement religieuses !
Ce que Spinoza doit affronter, c'est cette conviction largement partagée. Il lui faut donc trouver une autre base pour rendre compte de cette unité politique, pour rendre compte de la communauté autrement qu'en faisant appel à un certain nombre de croyances qui seraient partagées par les individus. Or, comment est-ce que Spinoza va réaliser ce programme ? C'est tout l'enjeu du raisonnement que Spinoza va mener du chapitre 16 jusqu'au chapitre 20, où il posera enfin sa conclusion, qui est que, politiquement, tous les individus doivent être libres de penser ce qu'ils veulent et d'exprimer ce qu'ils pensent, sans qu'il y ait de limites imposées à leur liberté d'expression. Alors, comment est-ce qu'il va s'y prendre ? Je vais résumer ce cheminement en dix étapes, dix points qui forment la trame générale de son raisonnement subtil.
PREMIER POINT : LE DROIT NATUREL
Premier point, le point de départ : ce qui légitime cette liberté d'expression, c'est d'abord l'inversion du rapport qui existe entre l'individu et la communauté chez Spinoza et qu'incarne justement l'évocation du fameux "l'état de nature" au chapitre 16. L'état de nature intervient comme un nouveau fondement de l'ordre politique, de la communauté politique. C'est un état où les individus, justement, existent avant que la communauté n'existe. Autrement dit, pour Spinoza, ce n'est pas l'individu qui vient après la communauté, c'est l'individu qui vient avant la communauté. Conséquence, ce n'est pas l'individu qui existe pour la communauté, comme chez Eschyle, par exemple, où chaque individu existe d'abord comme un citoyen, ce qui fait son honneur et sa gloire en tant qu'individu. Pour Spinoza, c'est la communauté qui existe en vue des individus. Donc, si on veut d'abord trouver un fondement à la liberté d'expression et à la liberté des individus, il faut d'abord la trouver là, dans cette inversion du rapport que Spinoza pose entre l'individu et la communauté en posant et en postulant un état de nature. Etat de nature qui est défini comme un état présocial. L'individu, pour le dire sommairement, ce n'est pas un être naturellement social.
Cette inversion va avoir pour conséquence une autre inversion : à savoir la préséance du concept de droit par rapport au concept de devoir. Si vous supposez que ce qui vient en premier, c'est la communauté politique et que l'individu en lui-même n'a de sens et de signification que par rapport à cette communauté politique ,si vous supposez que c'est la communauté politique qui permet à l'individu d'exister comme un individu, alors ça signifie que ce qui vient en premier pour définir cet individu, c'est un certain nombre d'obligations. Ces obligations sont les signes de son appartenance sociale. Dans ce cas, c'est la notion de devoir qui vient toujours en premier. Chez Eschyle, par exemple, est-ce que vous voyez un seul personnage exciper d'un droit ? Non, justement, et c'est ce qui rend la position des suppliantes si difficile. Elles n'ont pas de droit individuel qu'elles pourraient revendiquer et qui obligeraient de soi les citoyens d'Argos à les accueillir. Il n'y a pas de droit naturel chez Eschyle. Ce qui vient en premier, c'est une notion de devoir. Ce devoir vous définit parce que vous êtes membre d'une communauté politique. et qu'être membre d'une communauté politique, c'est prendre sa part des responsabilités. Répondre à la mobilisation générale, par exemple, pour défendre la ville assiégée. Mieux encore : chaque individu est individualisé par ses devoirs, c'est-à-dire les responsabilités qu'il a en tant qu'il occupe une certaine place dans la société. Qui va défendre à tel endroit, qui va défendre à telle autre porte ? Dans ce cadre là, si la notion de droit existe, elle dérive de celle de devoir. Les droits que les individus possèdent, ce sont les privilèges qui dérivent de leurs devoirs. Par exemple, en France, vous avez un droit à être protégé par la sécurité sociale parce que vous avez d'abord le devoir d'y cotiser. Tous les droits que vous pouvez faire valoir tiennent au fait que vous êtes quelqu'un qui paye ses impôts. Alors que quelqu'un qui ne paye pas ses impôts, au nom de quoi pourrait-il exciper d'un droit ?
Eh bien justement, vous mesurez le caractère révolutionnaire de la philosophie du XVIIe siècle dans l'inversion qu'elle opère entre le rapport entre l'individu et la communauté. Puisque dans l'"état de nature" il n'y a pas encore de communauté, il n'y a pas de loi non plus, pas de règle. Et par conséquent, il n'y a que des droits ! Vous avez là le fondement théorique de ce qu'on appelle les "droits naturels" que vous connaissez aujourd'hui sous le nom des droits de l'homme. Ce qui caractérise les droits de l'homme, c'est que ce sont, pour nous tous, des droits qui sont des droits précommunautaires. Ils sont pré communautaires en deux sens du terme : ils le d'une part parce que ce sont des droits que vous a donnés la nature. "Tous les hommes naissent libres et égaux en droit". C'est la natalité (nasco, nascere, en latin) donc c'est bien la nature (nascere : croître) qui vous a conféré ses droits et pas du tout la communauté ! La communauté n'y est pour rien. Et puis deuxièmement, ce sont des droits précommunautaires parce que ce sont des droits qui sont spécifiquement attachés à des individus et non à des membres d'une communauté, quelle qu'elle soit. Ce n'est pas en temps que vous appartenez à une ethnie (la descendance de Io) ou à une culture (vous vous habillez comme un grec) ou ce n'est pas en temps que vous appartenez à une communauté religieuse (vous rendez un culte à Zeus), que vous avez des droits. C'est en temps simplement que vous êtes un individu, puisque dans l'état de nature, il n'y a que des individus. Voilà ce que sont, résumés simplement, les droits de l'homme. Eh bien la théorie de Spinoza, elle part de ce fondement-là et c'est sur lui qu'elle va construire l'idée d'une liberté individuelle.
DEUXIEME POINT : LE CONATUS
Je passe au deuxième point. Dans cet état de nature, l'individu ne se définit pas comme un être rationnel ou comme un être raisonnable. Il faut bien comprendre que l'état de nature renvoie à un état pré-social, donc à un état archaïque, pré-civilisationnel. C'est un état qui précède l'existence politique et communautaire des hommes. On peut dire que, dans cette mesure, c'est un état préhistorique. Or, dans cet état là, l'individu ne peut être encore défini comme un être de raison. Il est défini d'abord par Spinoza comme un être de désir. Je vais lire le passage qui se situe, chapitre 16, où Spinoza définit cet état de nature : « Par droit et institution de la nature, je n'entends autre chose que les règles de la nature de chaque individu, règles suivant lesquelles nous concevons chaque être comme déterminé à exister, et à se comporter d'une certaine manière. Par exemple, les poissons sont déterminés par la nature à nager, les grands poissons à manger les petits. Par suite, les poissons jouissent de l'eau et les grands mangent les petits en vertu d'un droit naturel souverain. Il est certain, en effet, que la nature considérée absolument a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, c'est-à-dire le droit de nature considéré absolument, sur tout ce qui est en son pouvoir, c'est-à-dire que le droit de la nature s'étend aussi loin que s'étend sa puissance. Car la puissance de la nature est la puissance même de Dieu qui a sur nous toute chose un droit souverain. Mais la puissance universelle de la nature entière n'étant rien en dehors de la puissance de tous les individus pris ensemble, il suit de là que chaque individu a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, autrement dit que le droit de chacun s'étend jusqu'où la puissance déterminée qui lui appartient. Et la loi suprême de la nature étant que chaque chose s'efforce de persévérer dans son état autant qu'il est en elle et cela sans tenir aucun compte d'aucune autre chose mais seulement d'elle-même, il suit que chaque individu a un droit souverain de persévérer dans son état, c'est-à-dire, comme je l'ai dit, d'exister et de se comporter comme il est naturellement déterminé à le faire. ». Il y aurai plein de choses intéressantes à retenir de ce passage.
La première chose qu'il dit, c'est que ce droit se définit tout simplement comme la capacité ("la puissance") que vous avez à vous satisfaire. Donc la notion de droit naturel, prise au sens strict, ne signifie pour Spinoza au départ aucune permission qui vous serait accordée. Par qui, d'ailleurs ? Dans l'état de nature, qui vous accorderait une permission qui serait votre droit ? Il n'y a pas d'"autorité" pour vous conférer une telle "autorisation". Par conséquent, si on doit comprendre le droit naturel stricto sensu, il faut comprendre que vous avez le droit de faire tout ce que vous voulez faire, pour peu que vous "puissiez" le faire. Si vous avez la possibilité de manger un agneau, vous en avez le droit. L'aigle a le droit d'attaquer ses proies, pas parce que quelqu'un lui aurait conféré ce droit, mais parce que son droit n'est que l'autre nom de sa puissance. En l'absence de loi qui limite votre capacité à obtenir certaines choses, vous pouvez considérer que l'état de la nature, c'est un état d'anarchie et qu'un état d'anarchie, c'est un état où littéralement tout est permis.
Deuxième point intéressant, ce droit-puissance est directement corrélé à la nature d'un individu qui se définit par rapport à un concept qui est vraiment Spinoziste et qui est le concept de Conatus. Le Conatus, c'est "la tendance à persévérer dans son être". C'est un terme que Spinoza utilise sans arrêt dans l'éthique et le mot de Conatus a une importance fondamentale , parce qu'il a à voir avec la manière dont Spinoza considère l'homme. Spinoza ne considère pas l'homme comme un être rationnel, c'est-à-dire comme un être qui agirait en fonction de sa raison, donc en fonction de ses croyances. Il considère l'homme d'abord comme un être qui est fondamentalement désirant, animé par une puissance incoercible et involontaire qui le détermine à agir dans le sens de ce qui peut l'aider à persévérer dans son être. Quoi que vous fassiez, vous êtes toujours malgré vous animé par une tendance qui est universelle et qui vous pousse à tenter de vous conserver dans votre être. On pourrait presque ça appeler un instinct vital, mais ce serait plutôt une définition de la loi d'inertie : tout être reste dans l'état dans lequel il se trouve ou tend à rester dans l'état dans lequel il se trouve jusqu'à ce que quelque chose vienne le faire changer d'état. Autrement dit, il n'y a pas de liberté et les individus ne sont pas des êtres libres. Ce sont des êtres qui sont déterminés. à agir d'une certaine manière, quoi qu'ils fassent par ailleurs pour s'expliquer rationnellement leurs actions.
Et là vous comprenez déjà pourquoi la croyance est désamorcée ! Considérer que l'homme se définit d'abord comme un être désirant, c'est une manière de mettre d'entrée de jeu hors circuit l'importance de ses croyances. Ses croyances ne déterminent pas ce qu'il fait. Vous connaissez peut-être la célèbre formule de Spinoza dans l'Ethique : "ce n'est pas parce que je juge qu'une chose est bonne que je la désire, c'est parce que je la désire que je juge qu'elle est bonne." Autrement dit, ce n'est pas la croyance qui décide de ce que je fais; c'est au contraire ma tendance à faire certaines choses, poussé par mon désir, qui me détermine à croire certaines choses. La croyance n'est qu'un effet induit par mon désir, et non pas la cause qui déterminerait mon désir. Ce que je crois, au fond, n'est jamais que l'expression de mon désir, de cette tendance qui nous pousse tous, comme malgré nous, à persévérer dans notre être. On ne fuit pas une chose parce qu'on la juge mauvaise, c'est parce qu'on a tendance à la fuir qu'on la juge au contraire mauvaise. De la même façon dit Spinoza ce n'est pas parce que je trouve qu'une chose est belle que je la désire c'est parce que je la désire que je la trouve belle.
Du même coup on comprend aussi pourquoi l'individu dans l'état de nature, n'est pas vraiment distingué des autres bêtes. Regardez les exemples que prend Spinoza : les poissons qui mangent les petits et un peu plus tard, à la fin du passage, il écrit : "c'est pourquoi nous ne reconnaissons ici nulle différence entre les hommes et les autres individus de la nature non plus qu'entre les hommes doués de raison et les autres qui ignorent la vraie raison". L'expression "autres individus de la nature" est quand même assez drôle ! Elle veut dire que n'importe quel animal est tout autant un individu que vous, parce qu'il n'y a rien qui le distingue foncièrement de vous au sens où ce qui le meut c'est une puissance de persévérer dans son être qui est exactement la même que la vôtre.
On pourrait poser la question suivante : qu'est-ce qui motive cette conception anthropologique très réductionniste, puisque elle conduit Spinoza à ne faire aucune différence entre les individus humains et les individus non humains ? Comprendre cela exige qu'on aille voir du côté d'Aristote, puisque Aristote c'est vraiment la cible de Spinoza. Or, Aristote, dans un texte qui est politique livre 1 disait deux choses que tout le monde connait : la première chose c'est que l'homme est "un animal naturellement politique", ce qui veut dire que pour Aristote l'homme se définit d'abord par sa condition politique. Ce qui est "naturel" pour l'Homme, selon Aristote, c'est de vivre dans des communautés politiques, des cités-Etats. C'est seulement là qu'il peut accomplir tout son potentiel humain. Or cette thèse, dans le livre 1 de la politique, Aristote l'explicite en disant la chose suivante : ce qui prouve que l'homme est un "animal naturellement politique" c'est que l'homme est un "animal rationnel". Par conséquent, si l'homme n'est pas un animal naturellement politique, c'est parce qu'il n'est pas un animal rationnel… et vous avez Spinoza ! On peut donc comprendre Spinoza à partir de l'inversion exacte du raisonnement d'Aristote dans ce passage de politique livre 1. La question qui se pose alors, c'est : qu'est-ce que le fait d'être un animal rationnel a à voir avec la capacité qu'a l'homme de vivre dans une communauté politique ? Quel est le lien entre les deux ? Pour comprendre ce lien il faut comprendre l'étymologie de l'expression "animal rationnel" qui signifie littéralement : "animal doté de logos", et logos en grec, c'est le discours, la parole. Quand Aristote dit que l'homme est un animal naturellement rationnel, ce qu'il veut dire d'abord c'est qu'il est un homme qui est capable de parler, parce qu'il n'y a pas de raison là où il n'y a pas de langage.
Or, ça peut s'interpréter en deux sens : le premier sens, le sens le plus basique, c'est qu'à partir du moment où un animal est social il a besoin de communiquer, d'interagir avec les autres membres de la ruche, pour justement le bon fonctionnement de la ruche. Des fourmis, des abeilles ont besoin d'avoir entre elles un système de communication précisément parce que ce sont des animaux sociaux. L'usage d'un certain système de communication est tout simplement rendu nécessaire par le fait que naturellement nous sommes des êtres destinés à collaborer avec d'autres. Cela c'est le premier sens, le plus basique, de ce que veut dire Aristote. Mais quand Aristote affirme que l'homme est un animal doté de logos il veut pas simplement dire que nous sommes aptes à communiquer. Le terme logos, pris au sens strict du terme, c'est la parole humaine, pas un simple système de communication. Or ce qui caractérise la parole humaine, c'est qu'elle est un système de communication particulièrement riche, parce qu'elle permet de tout dire, et pas simplement les informations importantes pour la communauté. Grâce aux ressources de la parole, vous pouvez aller voir votre voisin et lui parler des rêves que vous avez fait la nuit, ou de vous état d'âme. Autrement dit, la parole humaine, le logos au sens strict du terme, n'est pas un simple système de communication, mais un système expressif qui permet de dire beaucoup plus de choses que ce qui est simplement requis pour une interaction sociale fluide. Par exemple, énoncer des paroles poétiques, comme dans la tragédie. Qu'est-ce que ce surcroît expressif de la parole humaine nous dit de ce qu'il y a de spécifique dans les communautés humaines. C'est assez simple à comprendre. Une communauté animale, c'est une communauté dans laquelle l'individu en tant que tel ne peut pas compter. Une fourmi, par exemple, est entièrement absorbée par la fourmilière puisque tout ce qui lui est donné de pouvoir dire c'est ce qui va être utile pour le bon fonctionnement de la fourmilière. Il n'y a que dans les dessins animés de Walt Disney que l'on va voir une fourmi s'allonger sur un divan de psychanalyste pour dire tout ce qu'elle a sur le coeur. Une fourmi, en soi, n'a pas à avoir d'état d'âme parce que précisément elle n'existe que pour la communauté. Autrement dit, son existence individuelle ne compte pas, et par conséquent tout ce qu'elle peut exprimer regarde exclusivement ce qui sert le bon fonctionnement de sa fourmilière. Or ce qui caractérise par opposition les communautés humaines, c'est qu'elles sont des communautés qui mettent en relation des individus. Les communautés humaines ont ceci de particulier qu'elles sont des communautés "politiques", parce qu'elles mettent en relation non pas des cellules mais des individus qui ont chacun une existence autonome et une voix dans la cité. Elles sont politiques parce que l'individu n'y existe pas en niant son individualité mais au contraire en trouvant dans cette communauté politique la possibilité d'accomplir son individualité. Or, pour pouvoir exprimer cette individualité, il faut disposer des ressources qui vous permettent de dire ce que vous jugez bon ou juste. L'individu ne peut se réaliser qu'au sein de cette communauté, mais il n'y existe pas comme la cellule d'un corps, au sein duquel elle n'aurait aucune liberté propre. Au contraire, cette communauté politique est une communauté de citoyens libres et elle ne vaut que comme telle. Raison pour laquelle le roi d'Argos prend la peine de consulter ses concitoyens avant de prendre la moindre décision qui engagerait le sort de la communauté. Chaque individu a un droit de "parole", parce qu'il est un animal doté de logos. Maintenant, vous comprenez du même coup ce qui rend solidaire, chez Aristote, l'usage de la parole avec le fait de s'estimer être un animal naturellement politique.
Et on comprend du même coup ce qui fait de la position de Spinoza l'inversion complète de celle d'Aristote : nous ne sommes pas des êtres naturellement politiques, parce que nous sommes d'abord et avant tout des êtres de désirs, et non pas des êtres de logos, aptes à agir selon des croyances rationnelles. L'individu dont part Spinoza n'est donc pas l'individu ne se définit pas par ses croyances mais le jeu des pulsions qui l'animent. si je vous dis que vous êtes des animaux rationnels, cela signifie que je présuppose que ce que vous croyez a une importance déterminante pour expliquer tout ce que vous faites. Dans ce cas, je peux difficilement faire abstraction de vos croyances pour expliquer vos agissements. Mais chez Spinoza, cette croyance ne joue plus aucun rôle causal. Elle est un symptôme, de la même façon qu'un psychanalyste traitera aujourd'hui vos croyances comme les symptômes d'un complexe de désirs et de pulsions que vous ne maîtrisez pas, mais qui sont la cause véritable de votre comportement. Spinoza est vraiment celui qui nous a appris à considérer que ce que vous prenez pour des causes (vos croyances) ne sont en réalité que des justifications rétrospectives et a posteriori d'un comportement dont nous ne maîtrisez pas vraiment les causes véritables. Il y a au fond un mécanisme du désir, qui relève d'une mécanique inconsciente et non pas des "raisons". L'importance de la croyance s'en trouve radicalement désamorcée, car il y a un hiatus entre ce que vous faites (vos actions) et ce que vous pensez (vos croyances). Si je veux comprendre ce que vous faites, le mieux est de saisir l'économie de votre désir : ce qui s'oppose à lui, ce qui renforce au contraire votre tendance à persévérer dans votre être...
TROISIEME POINT : LA NATURE CONFLICTUELLE DU DESIR
Troisième point : ce désir individuel (Conatus), contrairement à la raison, est le principal obstacle à l'existence de la communauté. Toujours au chapitre 16 Spinoza montre que ce qui pose problème pour la communauté politique, c'est bien d'abord l'existence de ce désir individuel : "Tout ce qu'un individu considéré comme soumis au seul empire de la nature juge lui être utile que ce soit sous la conduite de la droite raison ou par la violence de ses passions, il lui est loisible de le faire en vertu d'un droit de nature souverain". Nos désirs ne nous poussent pas à nous unir, mais spontanément à nous opposer. Contrairement aux croyances qui permettent aux individus de s'unir (parce qu'une croyance, par définition, ça se partage) croyances, un désir ne se partage pas. Deux individus qui ont le même désir, qui désirent la même chose, se retrouvent plutôt dans une relation qui est celle de la rivalité. Le fait que nous pensions différemment, ou que nous ayons des croyances différentes, c'est là quelque chose qui contredit la nature même de la croyance, parce qu'une croyance veut toujours être partagée. Elle se renforce d'être commune. Quand vous êtes seul à être convaincu d'une chose, vous finissez naturellement par douter de vous-même. A un autre endroit du TTP (au chapitre 20), Spinoza remarque justement qu'on ne peut pas empêcher quelqu'un qui aurait une croyance de vouloir spontanément la partager avec les autres. Autrement dit, la croyance a une nature éminemment sociale, elle est collective par vocation.. contrairement au désir ! Le désir suit exactement la logique inverse; il nous oppose les uns aux autres, dans une opposition frontale d'intérêts. Deux individus qui ont la même croyance vont s'entendre; deux individus qui ont le même désir vont s'affronter. Le désir, c'est le règne de l'égoïsme, c'est la recherche d'une satisfaction toute personnelle. Inévitablement, ce qui se produit est que ce désir -dans l'état de nature -pousse les hommes à être les ennemis jurés les uns des autres parce que un tel veut une chose que l'autre ne veut pas lui céder, et il estime qu'il a un droit naturel dessus puisqu'il peut l'obtenir ! P
ar conséquent, l'état de nature constitue un état asocial pour deux raisons : d'abord parce qu'il est présocial et précède la communauté, mais aussi maintenant parce qu'il est antisocial et empêche les individus de vivre en commun. C'est proprement un état de guerre. C'est un état anticommunautaire par essence, puisque c'est un état de guerre larvée où les individus, chacun armé de son propre désir, sont en situation permanente de rivalité.
QUATRIEME POINT : LA FINALITE DE LA COMMUNAUTE POLITIQUE
Quatrième point : d'où va venir la solution à ce problème ? Eh bien la solution, il ne faut pas qu'on aille la chercher ailleurs que dans la dynamique de ce désir qui pousse les individus à se faire la guerre. Ce qui pose problème (la dynamique du conatus) est aussi ce d'où procède la solution. En effet, ce désir lui-même ne peut pas se satisfaire dans l'état de nature; pour se satisfaire, il doit donc devenir un peu plus intelligent, moins immédiat, moins « con » en somme. C'est à ce moment là que l'individu devient un être raisonnable...
Mais la raison ici, on voit bien qu'elle n'a pas du tout le même statut que chez Aristote. Chez Aristote, la Raison impose sa loi au désir, en lui montrant ce qu'il doit désirer en vertu d'une croyance au sujet du Bien et du Juste. Bref, ce sont nos croyances qui guident nos actions. Pour Spinoza au contraire, la raison c'est un instrument au service du désir : elle ne lui fixe pas des lois mais elle lui fournit les ressources pour obtenir plus efficacement ce qu'il poursuit. C'est une raison qu'on appellerait aujourd'hui "instrumentale". Sa tâche consiste moins à générer des croyances qu'à fournir des solutions efficaces. Autrement dit, c'est la raison technique du scientifique plutôt que la raison spéculative du métaphysicien. On devient rationnel parce qu'on a besoin de l'être, et on a besoin de l'être dès que notre désir rencontre sur sa route un obstacle. Un animal se met ordinairement à réfléchir lorsqu'il rencontre une difficulté. Et sa réflexion ne va pas prendre la forme d'une méditation métaphysique (par exemple sur la cruauté de la nature ou la providence d'un ordre divin), mais d'un véritable calcul pour parvenir à obtenir ce qu'il cherche.
Chapitre 16, Spinoza écrit donc : "il n'est personne qui ne désire vivre à l'abri de la crainte autant qu'il se peut et cela est tout à fait impossible aussi longtemps qu'il est loisible à chacun de faire tout ce qui lui plaît et qu'il n'est pas reconnu à la raison plus de droit qu'à la haine et à la colère. Personne en effet ne vit sans angoisse parmi les inimitiés les haines la colère et les ruses, il n'est personne qui ne tâche en conséquence d'y échapper autant qu'il est en lui. Que l'on considère encore que s'ils ne s'entraîdent pas, les hommes vivent très misérablement et que s'ils ne cultivent pas la raison ils restent asservis aux nécessités de la vie". On voit que Spinoza ne condamne pas du tout le comportement des hommes au nom de croyances morales quelconques (du type : ce n'est pas beau de se haïr, ce n'est pas bien de se mettre en colère. Tu dois aimer ton prochain). Il le condamne pour la simple raison qu'il est contre-productif : il n'est tout simplement pas la meilleure façon d'obtenir ce que l'on désire. Par conséquent, la constitution de la communauté politique ne nécessite pas du tout que les individus se désolidarisent de leurs désirs individuels. Au contraire, elle trouve sa raison d'être ultime dans la reconnaissance de ces désirs humains. Ce qui va permettre l'avènement de la communauté politique n'est pas du tout la volonté de mettre à distance le désir personnel au nom de croyances communes, comme c'est le cas par exemple chez Platon. Dans la République, Platon affirme que la République n'est possible qu'à partir du moment où chacun d'entre nous accepte de se distancier de ses propres désirs pour commencer à agir comme un être de raison, un individu rationnel. Ce qui pour Platon menace la communauté, c'est l'anarchie des désirs individuels, une anarchie qui se révèle particulièrement selon lui dans les constitutions démocratiques.
Spinoza ne va pas du tout dans ce sens, parce qu'il ne vous invite pas à laisser de côté votre désir. Il vous dit simplement : si vous voulez obtenir la satisfaction de vos désirs, soyez plus malins ! Il n'en appelle pas à la vertu des individus mais à leur intérêt bien compris. C'est peut-être moins noble, mais c'est beaucoup plus réaliste. Ce qui doit vous amener à penser à la communauté, ce n'est pas le fait de mettre vos propres désirs à distance au nom d'une noble croyance; c'est tout simplement que cette attitude constitue la condition optimale pour que votre désir égoïste puisse trouver à se satisfaire efficacement. Autrement, c'est la loi de la jungle, et vous allez tout perdre ! C'est le désir , et notamment un violent désir de sécurité, qui doit rompre seul le cercle égoïste de vos désirs pour vous amener à trouver un terrain d'entente avec les autres individus.
On peut encore montrer cela d'une autre façon : dans la tradition politique classique, la finalité d'une communauté politique réside dans un but à atteindre qui est l'idéal de justice. Faire de la philosophie politique revient d'abord et avant tout à définir ce qu'est la justice, considérée comme un idéal rationnel. Si vous demandez à Platon ,si vous demandez à Aristote, si vous demandez à Thomas d'Aquin à quoi sert la communauté politique tous vous répondront que ce qui légitime ultimement le pouvoir politique c'est la justice. Or, là, il n'est plus du tout question d'un tel idéal. Lorsque Spinoza, au chapitre 17 définit la justice, il se contente de l'assimiler à la loi décrétée par le souverain. La justice n'est pas pour lui ce qui doit guider les décisions du pouvoir, elle est tout bonnement ce que le pouvoir a décidé ! C'est qu'ici, la communauté politique n'a pas du tout pour but de permettre l'existence d'un idéal rationnel qui s'appellerait la justice. Elle n'est là que comme une solution pour satisfaire un désir élémentaire et animal qui est pour chacun de pouvoir jouir tranquillement en sécurité. Le but de la communauté politique est de donner aux hommes les moyens de vivre tranquillement sans être perturbés par la peur d'une guerre perpétuelle qui ferait de la moindre possession un privilège précaire. L'idéal de la communauté politique, tel qu'il apparaît au XVIIe siècle, n'est pas la justice mais la paix civile.
Il n'est pas difficile de se rendre compte que ces deux finalités sont très différentes : parce qu'il peut y avoir des paix indignes qui seraient des paix injustes. Inversement, on peut tout à fait concevoir que l'exigence de justice puisse nous amener à nous lancer dans des guerres justes ou à renverser un tyran parce qu'il serait injuste. Or, ce que fait remarquer Spinoza c'est que ce n'est pas à la justice qu'il faut regarder lorsqu'on renverse un souverain, mais au risque d'instabilité politique que cela va générer. Pourquoi l'idéal de justice est-il ainsi discrédité ? Eh bien, je vous le donne en mille : la paix, ce n'est pas une croyance, c'est la simple sécurité de mon désir. La justice, elle, par contre, c'est un idéal qui renvoie à une croyance. C'est sans doute un bel idéal, mais il en va d'elle comme il en va de toute croyance : si on fait reposer la communauté politique dessus, alors il faudra qu'on adopte une définition dogmatique de cette justice. Et si on fait cela, on se retrouve exactement dans la même situation que lorsque le pouvoir politique tente d'imposer une croyance religieuse à tous les individus. C'est non seulement impossible, mais de plus cela crée toutes les conditions de la guerre civile. C'est ce que l'on voit très bien à la fin des sept contre Thèbes où l'idéal de justice revendiqué par Antigone fracture la société en deux camps opposés. C'est toujours au nom d'un idéal de "Justice" que certains individus s'accordent le droit de faire violence à leurs concitoyens. Tout bien considéré la "Justice" a sur le dos beaucoup de crimes ! Quand on offre aux individus de poursuivre un idéal de "justice", on fait d'eux des militants, c'est-à-dire des "croyants". Mais quand vous leur offrez la sécurité, vous leur donnez seulement la garantie qu'ils pourront désirer tranquillement. Vous ne leur demandez pas d'avoir la moindre la croyance !
CINQUIEME POINT : LE SOUVERAIN
Cinquième point : maintenant on passe au concret, au passage effectif des individus à la communauté. Comment est-ce qu'on doit s'y prendre pour obtenir la sécurité ? Eh bien, pour créer la communauté politique on n'a absolument pas besoin de créer une communauté de croyances ! Ce sur quoi il s'agit d'intervenir, c'est uniquement sur le désir, ce fameux conatus. Or, le conatus, c'est la "tendance à persévérer dans son être". ça signifie que ce désir n'est pas seulement un phénomène psychologique, c'est aussi une force motrice (une "tendance"). Le conatus est donc la manifestation de notre puissance vitale, une quantité d'énergie que chaque individu est capable de mobiliser. Le conatus de chaque individu se manifeste d'abord comme une puissance d'action.
Or, dans l'état de nature, il y a évidemment des différences de potentiel entre ceux qui peuvent beaucoup parce qu'ils sont plus forts et ceux qui peuvent moins, parce qu'ils sont les moins forts. Et le caractère interminable des conflits tient au fait que précisément, pour des désirs équivalents, l'un va se croire plus fort qu'un autre parce qu'il aura une plus grande puissance et qu'il va se dire (et avec raison ) : "c'est normal que les plus gros poissons mangent les petits poissons". C'est cet exemple même que prend Spinoza au chapitre 16 pour évoquer le droit naturel. Mais si vraiment, entre les individus, il y avait une telle différence potentiel, alors on parviendrait du moins naturellement un état stable. On pourrait fonder une organisation sociale qui prendrait la forme d'une société aristocratique. Ce serait une configuration politique qui émergerait "naturellement". Spinoza ne se demande pas si cette configuration serait "juste", parce que ce n'est pas le problème. Le problème est uniquement de savoir comment on passe d'une situation entropique, chaotique, à un système stable et ordonné. Le problème est uniquement de savoir comment on passe d'une situation anarchique de guerre à une situation de paix.
Mais l'état de nature n'offre (malheureusement) absolument pas les conditions qui lui permettraient de passer naturellement d'une situation chaotique à une situation ordonnée. Et pour quelle raison ? Parce que comme l'avait montré le philosophe anglais Thomas Hobbes, toutes ces puissances individuelles restent dramatiquement commensurables. Personne en définitive n'est suffisamment puissant pour imposer durablement aux autres la loi de son propre désir. N'importe quel individu, même le plus fort, s'expose à un moment donné à trouver quelqu'un qui sera plus fort que lui et qui renversera le rapport de force. Ca veut dire que cette situation de guerre ne s'arrêtera jamais ! Du coup, le problème ne vient pas du fait que les individus seraient naturellement inégaux (parce que certains sont plus forts, plus puissants que les autres); le problème est exactement inverse : c'est l'égalité naturelle des hommes qui fait qu'aucune situation stable ne peut émerger de leur rivalité. Les hommes sont égaux, finalement. Mais ce n'est pas un idéal, c'est un vrai problème : ils sont égaux, parce qu'ils ont approximativement la même puissance et que même celui qui est le plus faible est toujours suffisamment fort pour, ou bien par la ruse ou bien en s'alliant avec d'autres, renverser celui qui est le plus fort. Cela crée une situation d'instabilité chronique !
Or, si c'est ça le problème, alors la solution s'impose d'elle-même. C'est proprement un problème de physique sociale, qui amène une solution d'ingénierie sociale. Pas besoin de faire appel à la croyance des individus; il s'agit simplement de trouver le moyen le plus efficace pour rompre techniquement cette égalité naturelle en créant artificiellement une puissance qui n'aurait aucun équivalent parce qu'elle serait le "pouvoir souverain". Or qu'est-ce que c'est qu'un pouvoir souverain ? Ce n'est pas la puissance la plus haute, parce que si c'était le cas, alors cette puissance ne serait pas encore une puissance incommensurable. On resterait encore avec des puissances comparables, au sens où une puissance qui est simplement "plus grande" qu'une autre reste une puissance que vous pouvez comparer à une autre; et dans la mesure où vous pouvez la comparer, il est toujours possible en théorie que la puissance la plus faible augmente suffisamment pour être un jour en état de rivaliser sérieusement avec la puissance la plus forte. Si vous voulez créer une puissance incommensurable, qui ne souffre aucune espèce de rivalité, il ne faut pas simplement qu'elle soit plus puissante que les autres; il faut qu'elle soit le lieu même de la puissance. Il faut que toute puissance dérive d'elle, que tout ce qui a la moindre puissance dérive directement de cette puissance fondamentale, qui n'est donc pas une puissance parmi d'autres parce qu'elle est la source de toute puissance. Autrement dit, il s'agit de créer un lieu du pouvoir qui soit l'équivalent, à l'échelle de la nature de ce que représente la toute puissance de Dieu dans le domaine théologique. Quand on parle du lieu du pouvoir, on ne veut pas dire que c'est un lieu où les gens ont plus de pouvoir qu'ailleurs. Non ! Le "lieu du pouvoir" (le souverain), ça signifie que le pouvoir est littéralement identifié à un lieu et que tout ce qu'il y a de pouvoir désormais dérive de ce lieu unique. Autrement dit, tous les conatus individuels doivent s'absorber dans ce pouvoir en tant qu'il est le seul et unique pouvoir.
Or, comme cette puissance n'existe pas naturellement, il faut la créer artificiellement. Et la seule façon de la créer artificiellement, c'est par le moyen d'un "contrat" par lequel chaque individu accepterait de transférer toute sa puissance individuelle à cette nouvelle entité qu'on nomme "l'Etat". Créer un tel monstre, l'Etat moderne (le "souverain") suppose un contrat tacite d'obéissance par lequel chacun accepte de renoncer à l'usage se sa propre puissance individuelle en renonçant à user de sa force. Seul l'Etat détiendrait dans ce cas le droit d'utiliser la force. Alors, l'usage que chacun ferait de sa propre force ne serait considéré comme un usage légitime que si le souverain lui accorde un droit de s'en servir. Par exemple, quand un policier fait usage de la force, il agit comme un fonctionnaire de l'Etat. Mais si un particulier se met à violenter son voisin, en revanche, il porte atteinte à la toute puissance de l'Etat en se réservant le droit de faire usage de sa propre puissance pour satisfaire son désir. Et dans ce cas, il s'expose à une sanction.
C'est dire que dans la communauté politique ainsi instituée, la puissance personnelle des individus ne leur appartient plus. C'est inévitable, parce que créer un lieu qui soit le lieu de toute puissance n'est mécaniquement possible que si nous mutualisons toutes les puissances individuelles. On a donc bien l'idée, au final, que ce qui constitue la communauté politique, c'est la puissance des individus et non pas leurs croyances. C'est l'institution d'un "pouvoir" souverain et certainement pas l'institution de croyances communes. En somme, nous vivons aujourd'hui dans ce type de communautés politiques : il existe quelque chose comme une Nation française, parce qu'il existe un Etat français qui est le souverain. Si cet Etat n'existait pas, la France tomberait inévitablement dans une sorte de situations chaotiques où les individus reprendraient l'usage de leur propre puissance pour satisfaire leur désir, comme il arrive lorsque l'on voit dans le monde des communautés dans lesquelles l'Etat s'est effondré. Ce qui rend possible l'existence de la communauté politique n'est certainement pas une communauté de croyance mais l'existence d'une puissance qui détient le monopole de la violence physique légitime.
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