Spinoza, le TTP : La neutralisation de la croyance (2/2)
- damienclergetgurna
- 4 avr.
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Dernière mise à jour : il y a 4 jours
Point 6 : cette conception moderne du "Souverain" va poser un problème. C'est sur le traitement de ce problème que vont s'opposer tous les théoriciens du jusnaturalisme. Voici le problème : les individus rentrent dans une communauté politique pour protéger leurs droits individuels, leurs droits naturels; or pour obtenir cela ils créent une institution (le pouvoir souverain) qui est peut-être en même temps pour eux la pire des menaces, pour la jouissance de leurs droits individuels. Constituer un pouvoir souverain est sans doute la seule façon efficace de mettre un terme à la situation de guerre entre individus, mais cela conduit aussi inévitablement à s'exposer à l'arbitraire d'un état qui pourrait faire d'eux ce qu'il veut. Effectivement, dans la mesure où ce pouvoir est souverain, il n'est aucunement obligé à quoi que ce soit. S'il était obligé, cette obligation devrait pouvoir limiter efficacement son pouvoir, or il n'est pas souverain si son pouvoir est limité de quelque façon. C'est à l'Etat lui-même de faire la loi, il ne peut donc pas être limité par la loi, puisque cela signifierait qu'il y a quelque chose qui est au-dessus de lui, donc un pouvoir supérieur à lui. Si le souverain par exemple, c'est le peuple français, il serait curieux que le peuple français ait le droit de faire la loi sans avoir en même temps le droit de défaire la loi. Il a parfaitement le droit de réécrire la constitution comme il en a envie, c'est son droit. C'est son droit, parce qu'il "peut" le faire. On reste dans la définition de Spinoza : votre droit est à la mesure de votre puissance. Si donc vous êtes tout puissant, il n'y a rien qui devrait logiquement limiter cette puissance et par conséquent vous avez de fait tous les droits. Dans un passage fort intéressant du chapitre 18, Spinoza s'interroge ainsi sur la légitimité du régicide. Parmi les théoriciens de cette époque, c'est un débat classique. Or, qu'affirme Spinoza ? "Je ne puis cependant passer ici sous silence qu'il n'est pas moins périlleux d'ôter la vie à un Monarque, alors même qu'il est établi de toutes manières qu'il est un Tyran. Car le peuple, accoutumé à l'autorité royale et retenu par elle seule, en méprisera une moindre et se jouera d'elle; par suite, si l'on ôte la vie à un Monarque, il sera nécessaire que le peuple, comme autrefois les prophètes, en élise à sa place un autre qui nécessairement et malgré lui sera un tyran". Mais d'un autre côté, un pouvoir qui aurait tous les droits ne représente-t-il pas pour les individus la pire des menaces ? On voit se dessiner un spectre qui est quasiment contemporain de la naissance de l'Etat moderne; et cette menace est tellement nouvelle que les théoriciens vont avoir du mal à la nommer proprement. Ils utiliseront, comme Spinoza dans le TTTP, des termes traditionnels, comme celui de "despotisme" ou de "tyrannie" qui ne décrivent pas correctement la nature de cette menace. Il faudra attendre longtemps pour que, au 20e siècle, H. Arendt lui donne son nom propre : "totalitarisme". Le totalitarisme concerne directement la relation entre l'individu et la communauté, puisqu'il désigne un pouvoir qui est tout puissant et sans limite, et qui s'exerce sur les individus. Ce qui caractérise le despotisme, en revanche, c'est que c'est un pouvoir qui est arbitraire, qui ne respecte pas du tout la loi ou qui ne passe pas du tout par la loi. Le despote est celui qui vous dit : "aujourd'hui c'est comme ça et demain c'est comme ça", au gré de ses caprices. Mais le despotisme n'est pas un totalitarisme : un pouvoir arbitraire n'est pas nécessairement un pouvoir total, capable de pénétrer dans les aspects les plus triviaux de la vie des individus. Le despote n'est pas forcément quelqu'un qui détient tous les pouvoirs, ce qui caractérise le despote c'est la manière dont il exerce son pouvoir et non pas la quantité de pouvoir dont il dispose réellement. Or, si vous constituez désormais une communauté politique qui centrée sur un "pouvoir souverain", il ne faudra pas vous plaindre ensuite qu'en face de vous a émergé une puissance à ce point puissante qu'elle puisse aller voir ce que vous mangez et vous atteindre où que vous soyez. Une puissance qui ne connaît aucune résistance et peut broyer tous les individus, voilà ce qui pour la modernité politique, représente à la fois la solution idéale et le cauchemar de tous les libéraux ! Voilà le problème. Et l'issue de ce problème semble redoutablement difficile à trouver !
Point 7 : Spinoza a une manière très originale de répondre à ce problème. Il ne cherche pas à faire ce que vont faire tous les autres, à savoir tenter de trouver comment limiter ce pouvoir. Par exemple, John Locke va tenter de limiter ce pouvoir en disant « La liberté individuelle, c'est un droit qui n'appartient pas à l'État parce qu'il le précède, et l'État n'a aucun droit de mettre ses sales pattes dans ce qui m'appartient, ce qui est à moi, est à moi. » Version anglo-saxonne et libérale, si vous voulez. Ou alors vous avez la version de Montesquieu qui, au XVIIIe siècle, consiste à dire « La seule manière de mettre un terme à cette menace, c'est d'établir un équilibre des pouvoirs. » On va conserver le pouvoir souverain, dit Montesquieu. Ce pouvoir souverain, on va donc l'équilibrer en trois vecteurs de force qui s'équilibrent. Donc on aura bien quelque chose comme un État souverain, rien au-dessus de lui, qui a les pleins pouvoirs, sauf que cet État souverain, on va le partager en trois. Il y aura le pouvoir législatif, celui de l'Assemblée constituante. Il y aura le pouvoir exécutif, celui du gouvernement. Et puis il y aura le pouvoir judiciaire. On va faire donc une espèce d'équilibre des pouvoirs qui fera que ces trois branches vont perpétuellement s'entre empêcher pour éviter les abus. La solution de Spinoza, elle est finalement beaucoup plus simple, parce qu'elle revient à affirmer deux choses. La première est la suivante : quand on dit que l'État est souverain, on veut juste dire que vous lui devez une obéissance inconditionnelle. Il est souverain parce qu'il se fait obéir, mais on ne prescrit aucune condition sur les raisons de cette obéissance. Ce qui fait la souveraineté, c'est le fait qu'on lui obéisse et pas les raisons pour lesquelles on lui obéit. Ça veut dire qu'un État peut être souverain si vous lui obéissez parce qu'il vous tape sur la figure, mais qu'il serait tout autant souverain si vous lui obéissiez parce que ça vous fait plaisir de le faire et parce que vous trouvez que vous êtes d'accord avec ce qu'il décide. En fait, peu importe les raisons pour lesquelles vous obéissez, ce qui fait sa souveraineté, c'est que vous obéissiez. Point. C'est cela que dit Spinoza dans le chapitre 17 : "Pour bien connaître cependant jusqu'où s'étend le droit et le pouvoir du souverain de l'État, il faut noter que son pouvoir n'est pas limité à l'usage de la contrainte appuyée sur la crainte, mais comprend tous les moyens de faire que les hommes obéissent à ses commandements. Ce n'est pas la raison pour laquelle il obéit, c'est l'obéissance qui fait le sujet. Quelle que soit la raison en effet pour laquelle un homme se détermine à exécuter les commandements du souverain, que ce soit la crainte du châtiment ou l'espoir d'obtenir quelque chose ou l'amour de la patrie ou quelque autre sentiment qui le pousse, encore se détermine-t-il par son propre conseil et il n'en agit pas moins par le commandement souverain. Il ne faut donc pas conclure sur le champ, de ce qu'un homme fait quelque chose par son propre conseil, qu'il agit en vertu de son droit et non du droit de celui qui exerce le pouvoir dans l'État. Qu'il soit en effet obligé par l'amour ou contraint par la crainte d'un mal, toujours, il agit par son propre conseil et par son propre décret. Ou bien il n'y aurait nul pouvoir d'État, nul droit sur les sujets, ou bien ce pouvoir s'étend nécessairement à tous les moyens de faire que les hommes se déterminent à lui céder." Donc le pouvoir souverain, il n'est pas souverain parce qu'il a la capacité de vous contraindre. Il est souverain parce que vous lui obéissez, quels que soient les moyens qu'il utilise pour que vous lui obéissiez. Ça signifie quoi concrètement ? Ça signifie que l'État n'en est pas moins souverain parce que les individus ont le sentiment de lui obéir librement. Il n'y a pas moins de souveraineté dans un État qui règne sur des individus libres que sur des individus asservis. Et même, si on regarde de plus près, la deuxième chose qu'il faut retenir, c'est qu'il y a finalement davantage de souveraineté dans une Etat qui règne sur des individus libres que sur des individus asservis : « Celui-là donc est le plus sous le pouvoir d'un autre qui se détermine à obéir à ses commandements d'une âme entièrement consentante. Et il s'ensuit que celui-là a le pouvoir le plus grand qui règne sur les âmes de ses sujets. » La meilleure garantie du pouvoir du souverain, ce n'est pas la coercition mais le libre accord des individus ! Autrement dit, le pouvoir le plus efficace, le plus plein, le plus entier, c'est précisément celui qui ne fait pas violence. Quelqu'un qui exerce son pouvoir par la violence est quelqu'un qui n'est jamais très loin de perdre son pouvoir, parce que précisément, comme on dit vulgairement, la violence est l'arme des faibles. Quand vous en êtes à utiliser la violence pour vous faire obéir, en général, c'est mauvais signe. Là encore, Spinoza n'invoque pas des règles morales, il n'invoque pas une considération qui serait la justice. parce que précisément, faire appel à l'idée de justice ou faire appel à l'idée d'un code moral qu'il devrait respecter, ce serait de nouveau faire appel à une croyance. Le seul argument qu'il peut donc invoquer consiste à dire : si ce pouvoir veut être efficace, il doit suivre certaines conditions d'exercice. Pas parce qu'il a vocation à être gentil, pas parce qu'il est destiné à être bon, mais simplement parce qu'il doit être "souverain", c'est-à-dire tout puissant. En définitive, voilà comment Spinoza finit par lier le sort du pouvoir souverain au sort de la démocratie : le pouvoir souverain est logiquement destiné à prendre l'allure d'un pouvoir démocratique, un pouvoir qui est l'union de toutes les puissances individuelles. "Le droit d'une société de cette sorte, est appelé démocratie. Et la démocratie se définit ainsi, l'union des hommes en un tout qui a un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir." Autrement dit, quand chacun d'entre nous délègue sa puissance d'agir et renonce à se venger ou à faire usage de la violence contre ses voisins, il délègue en fait sa puissance non à quelqu'un qui serait extérieur à la société, mais à la société elle-même prise comme un tout. Vous renoncez à tout votre pouvoir au bénéfice de la société toute entière, qui est donc finalement, pour Spinoza, le véritable souverain. Le véritable souverain derrière l'État, c'est la société civile. Si bien que lorsque vous obéissez au souverain, en théorie, vous n'obéissez qu'à vous-même en tant que vous faites partie de ce corps social. Voilà pourquoi, du coup, il n'y a pas de risque à craindre d'un pouvoir qui serait souverain. C'est une thèse qui est assez élégante, parce qu'elle revient à assumer que ce qu'il faut craindre dans l'exercice d'un pouvoir, ce n'est pas sa toute-puissance que sa faiblesse. Je sais que c'est contre-intuitif parce qu'on a tous tendance à considérer qu'il faut se méfier d'un pouvoir qui est trop puissant, mais Spinoza vous explique l'inverse. Et il l'explique aussi dans l'Ethique, quand il parle des "passions négatives". Pour lui, qu'est-ce qui distingue une passion négative comme la tristesse et la haine d'une passion "positive" comme la joie ? La seule différence, c'est l'intensité de votre conatus, c'est-à-dire la question de savoir si vous arrivez à persévérer dans votre être ou si quelque chose vous en empêche.
Point 8 : Demeure le problème suivant. Comment un pouvoir souverain pourrait-il être compatible avec le principe de la liberté religieuse ? Sur ce point, il y a effectivement une difficulté dans le texte de Spinoza parce qu'il dit au chapitre 19, pardon, que "le droit de régler les choses sacrées appartient entièrement au souverain et que, si nous voulons obéir à Dieu, le culte religieux extérieur doit se régler sur la paix de l'État." Donc, là il y a un problème. Le but de Spinoza, c'est quand même de fonder la possibilité pour les individus non seulement de penser ce qu'ils veulent, mais même d'exprimer ce qu'ils pensent. Or, comment est-ce qu'on parvient à une telle conclusion à partir d'une prémisse qui vous dit que le pouvoir souverain a la main haute sur la religion ? Si le pouvoir souverain est vraiment souverain, il ne doit rien avoir au-dessus de lui et certainement pas la religion. Ce qui signifie à première vue que la croyance religieuse, doit être soumise au pouvoir de l'État. L'État a naturellement le droit de légiférer en matière religieuse, parce qu'il est le garant de la paix civile et qu'il n'a à répondre à aucun pouvoir qui serait au-dessus de lui et certainement pas la volonté de Dieu. Si, effectivement, on supposait que le pouvoir souverain n'était pas souverain et qu'il y a au-dessus de lui un pouvoir encore plus puissant que lui qui est le pouvoir divin, alors, à ce compte, le pouvoir souverain ne serait pas souverain et le roi ne serait que le "lieutenant" de Dieu sur terre, qui devrait obéissance à la volonté divine. Je lis rapidement le chapitre 19, qui confirme cette idée : « Il est certain que la piété envers la patrie est la plus haute sorte de piété qu'un homme puisse montrer. Supprimer l'État, en effet, rien de bon ne peut subsister. Nulle sûreté nulle part. C'est le règne de la colère et de l'impiété dans la crainte universelle. Il suit de là qu'on ne peut montrer aucune piété envers le prochain qui ne soit impie si quelque dommage en est la conséquence pour l'État et qu'au contraire il n'est pas d'action impie envers le prochain qui ne prenne un caractère pieux si elle est accomplie pour la conservation de l'État. » Si vous êtes attentif à cette citation, elle contient deux enseignements : d'abord, tout ce que votre religion vous prescrit de faire et tout ce qu'elle vous interdit de faire vous n'avez pas à le faire si l'État s'y oppose. Par exemple si par principe de charité chrétienne vous venez en aide à des individus que l'Etat considère comme des délinquants ou des ennemis, vous n'avez pas le droit de le faire parce que vos prescriptions religieuses ne sauraient avoir l'ascendant sur la décision souveraine de l'État. Inversement s'il y a certaines choses que votre religion vous interdit de faire par exemple tuer son prochain il n'empêche que si l'État vous prescrit de le faire vous devez le faire parce que l'État est prioritaire et être objecteur de conscience quand votre pays est en guerre, c'est être un déserteur. Jamais aucune conviction religieuse ne saurait vous dispenser d'obéir à un pouvoir qui est souverain, ce qui veut bien dire que non seulement la religion n'a pas à vous autoriser à désobéir au pouvoir politique, mais plus encore le pouvoir politique a le droit aussi de légiférer en matière religieuse s'il considère que certaines pratiques religieuses nuisent à la sécurité publique. Mais cette citation comporte encore un deuxième enseignement : cette autorité souveraine en matière religieuse ne touche que la pratique religieuse, la "piété". Comme la religion, pour Spinoza, se définit d'abord comme une pratique, on peut dire alors que c'est ce qu'il y a de plus important en elle qui se retrouve ainsi soumis au pouvoir souverain. Mais comme la croyance elle-même est, du point de vue religieux, anecdotique, ce n'est pas sur elle que porte l'intervention du souverain. Ce qui l'intéresse, lui, c'est tout ce que votre foi vous porte concrètement et ordinairement à faire, et non pas le système de croyances auquel vous vous rapportez !
Point 9 : C'est donc d'abord la dissociation du fait religieux avec un système de croyances qui pousse l'Etat à limiter son intervention, en matière religieuse, aux seules actions accomplies par les fidèles. Mais cette première considération s'accompagne d'une deuxième considération, qui concerne maintenant la relation du pouvoir politique avec la croyance. Si ce qui caractérise la souveraineté politique est la toute-puissance, alors cette souveraineté ne peut en principe s'exercer que ce sur quoi la puissance est susceptible de s'exercer. Pour le dire simplement : les corps, et non pas les esprits. La toute puissance de l'Etat lui permet de vous contraindre, de vous enfermer, de vous forcer, de vous punir, de vous faire souffrir... mais elle ne saurait jamais vous amener à penser certaines choses si vous n'êtes pas convaincu qu'elles sont vraies. Vous pourrez faire semblant de croire à ce que l'on vous demande de croire, par peur des représailles, mais vous ne sauriez jamais vous forcer à considérer que ce qui est vrai est faux, même si le pouvoir vous braque un pistolet sur la tempe. La toute puissance de l'Etat est bien une toute puissance, mais elle n'est qu'une puissance. Rien ne la limite, mais son mode d'action est limité à ce qu'elle est : une puissance, c'est-à dire une simple capacité à mobiliser la force physique. Or, lorsqu'on est dans le domaine de la croyance, là on est dans un domaine qui ne dépend pas de la puissance. Donc, en matière religieuse l'Etat peut vous imposer de faire ceci ou de faire cela il peut vous imposer de ne pas porter des voiles dans la rue il peut vous imposer certaines pratiques et vous en interdire d'autres en vous disant : c'est comme ça que tu dois adorer ton dieu et pas autrement... mais il ne saurait par la violence et la pression qu'il exerce sur vous vous convaincre qu'il a raison. Je vous lis le passage qui se situe au chapitre 20 : "si grand donc que soit le droit attribué au souverain sur toute chose et tout interprète du droit et de la piété qu'on le croit encore ne pourra-t-il jamais se dérober ce pouvoir souverain à la nécessité de souffrir que les hommes jugent de toute chose suivant leur complexion propre et soient affectés aussi de tel sentiment ou de tel autre. Il est bien vrai qu'il peut en droit tenir pour ennemis tous ceux qui en toute matière ne pensent pas entièrement comme lui mais la discussion ne porte plus sur son droit elle porte sur ce qui lui est utile. (…) Si donc personne ne peut renoncer à la liberté de juger et d'opiner comme il veut et si chacun est maître de ses propres pensées par un droit supérieur de nature on ne pourra jamais tenter dans un état sans que la tentative ait le plus malheureux succès de faire que les hommes d'opinions diverses et opposées ne disent cependant rien que d'après la prescription du souverain. Même les plus habiles en effet pour ne rien dire de la foule ne savent se taire, c'est un défaut commun aux hommes que de confier aux autres leur dessein même quand le silence est requis. Ce gouvernement donc sera le plus violent qui dénie à l'individu la liberté de dire et d'enseigner ce qu'il pense, au contraire un gouvernement est modéré quand cette liberté est accordée à l'individu".
Point 10 : Toutefois, l'idée que la puissance n'a aucune efficacité sur la croyance des individus peut sembler assez fragile. Certainement le pouvoir peut difficilement imposer des croyances aux individus. Mais sans être capable de leur imposer des croyances, il peut cependant avoir une influence négative en empêchant les individus d'avoir accès à certaines croyances. Si la pratique de la censure n'était pas efficace, elle ne serait pas aussi couramment utilisée par tous les pouvoirs publics. Si vous interdisez certaines croyances dans l'espace public, ces croyances tendent à devenir peu visibles et même si elles continuent souvent à mener une vie clandestine, de moins en moins de gens sont en état d'y accéder. Croire que la puissance du pouvoir souverain ne lui permet pas de remplir une fonction idéologique, ce serait être d'assez mauvaise foi. Il ne serait pas vrai du tout que la puissance publique ne puisse avoir les moyens de générer certains effets de croyance. C'est ce qui pousse Spinoza à envisager un deuxième argument : même si on la considérait comme concrètement possible, l'intervention du pouvoir souverain dans le domaine des croyances serait parfaitement inutile. Et pour cause : l'intégrité de la communauté politique ne dépend pas du tout des croyances. C'est un échiquier qui ne concerne que la constitution de la puissance et la préservation de la puissance… On en vient enfin à la conclusion de tout le raisonnement de Spinoza, dans le chapitre 20, qui est le dernier chapitre de l'ouvrage. Politiquement, il n'y a qu'une seule condition à respecter, c'est celle qui consiste à bien voir que le pouvoir politique a un doit de regard sur tout ce qui concerne vos actions. C'est à l'Etat de décider de ce que ce que vous avez le droit de faire et ce que vous n'avez pas le droit de faire. Si vous voulez vous balader nu dans la rue vous pouvez toujours tenter le cou, mais vous risquez de finir au commissariat. Autrement dit au niveau de l'action, ce qu'on appelle la liberté n'est jamais que le silence de la loi. C'est une expression de Hobbes qui signifie que la liberté d'agir des individus est toujours une liberté par défaut, qui concerne uniquement les agissements au sujet desquels la loi ne prescrit rien. quand la loi. Par conséquent la liberté d'action des individus, dans toute société politique, elle est toujours à géométrie variable : elle peut aller d'une très grande extension à une restriction radicale. Tout dépend de la situation : il peut y avoir une situation de crise qui suppose que l'Etat restreigne par exemple la liberté de circulation des individus. Il a le droit de le faire, et vous n'avez pas le droit de contester cela au nom d'un prétendu "droit naturel", puisque ce droit naturel vous ne pourriez en jouir si le Souverain n'en était pas le garant. Donc puisque c'est la toute puissance de l'Etat qui vous permet de vous circuler dans les rues sans craindre pour votre sécurité, l'Etat a aussi le droit de restreindre cette liberté de circulation s'il estime qu'il doit le faire. En revanche, au niveau de tout ce qui est "croyance", dans la mesure où ça ne concerne pas l'existence de la communauté politique, vous devez rester entièrement libres. Voilà la solution que dessine Spinoza au chapitre 20 : "Nous avons vu que pour former l'état une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul puisqu'en effet le libre jugement des hommes est extrêmement divers et que chacun pense être seul à tout savoir et qu'il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d'une seule bouche il ne pourrait vivre en paix si l'individu n'avait renoncé à son droit d'agir suivant le seul décret de sa pensée. C'est donc seulement au droit d'agir par son propre décret qu'il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger. Par suite nul à la vérité ne peut sans danger pour le droit du souverain agir contre son décret mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler pourvu qu'il n'aille pas au-delà de la simple parole ou de l'enseignement et qu'il défende son opinion par la raison seule non par la ruse la colère ou la haine ni dans l'intention de changer quoi que ce soit dans l'état de l'autorité de son propre décret". La ligne de partage que présente ici Spinoza parait assez simple à comprendre : il faut distinguer entre une totale et complète liberté de pensée (d'opiner) et par conséquent d'expression, et une liberté restreinte au niveau des agissements. Voilà exactement le partage fondamental : les individus doivent être libres de penser ce qu'ils veulent mais ils ne doivent pas être libres d'agir comme ils veulent. Les individus peuvent bien croire ce qu'ils veulent, mais ils ne peuvent pas faire tout ce qu'ils veulent. Spinoza prend quand-même soin de préciser que toutes les opinions que nous exprimons peuvent être condamnées par la loi lorsqu'elles valent moins comme des opinions que comme des actions : par exemple, des appels à la haine ou à l'insurrection. Ces paroles ne sont pas l'expression d'une croyance, mais un passage à l'acte. Voilà pourquoi on doit les condamner. Toutes les opinions sont acceptables mais toutes les paroles prononcées ne sont pas des opinions. Dans certaines conditions, parler c'est déjà agir. Reste que cette distinction, pour évidente qu'elle nous semble aujourd'hui, n'en pose pas moins un redoutable problème de cohérence au niveau même de l'individu. Elle suppose en effet que l'individu concrètement soit capable de croire intimement certaines choses et pourtant de ne pas agir conformément à ce qu'il croit. C'est en somme une manière d'encourager les individus à rester libres de croire tout ce qu'ils veulent pourvu qu'ils ne fassent pas ce qu'ils croient. Il est tout même étonnant de créer chez chaque individu cet état de schizophrénie, comme si il ne devait y avoir aucun rapport entre sa croyance et ses actions. Comment justifier une telle coupure ? Elle revient à dire aux gens : vraiment, croyez ce que vous voulez; mais de toute manière on s'en fiche parce que vous devez obéir à la loi. Donc en fait cette liberté d'expression, elle repose bel et bien sur une neutralisation de la croyance. On pourrait même dire que c'est une double neutralisation, dans la mesure où cette croyance est non seulement indifférente pour la société politique mais qu'elle est aussi sensée l'être pour l'individu lui-même, qui n'est plus supposé agir comme il croit qu'il serait bon et juste de le faire. Autrement dit, chaque individu se retrouve concrètement dans une position où il doit agir contrairement à ses plus intimes convictions, convictions que personne ne l'empêche et que nul ne l'empêche d'exprimer ! Les croyances des individus ne sont plus sensées avoir dans leur vie la moindre efficacité motrice ! Spinoza ne feint pas d'ignorer cette difficulté : "même s'il lui faut souvent agir en opposition avec ce qu'il juge et professe lui-même être bon il ne doit jamais désobéir à l'Etat. Il peut le faire sans péril pour la justice et la pitié je dis plus il doit le faire s'il veut se montrer juste et pieux. Car nous l'avons montré, la justice dépend du seul décret du souverain et par suite nul ne peut être juste s'il ne vit pas selon les décrets rendus par le souverain". Il doit le faire pourquoi ? Première raison : parce que de toute manière rien n'est juste en soi à l'état de nature, rien n'est juste tant qu'il n'existe pas des lois civiles qui définissent ce que c'est que la justice. Vous ne commencez à avoir des devoirs qu'à partir du moment où il y a une loi positive qui vous dit ce que vous devez faire. Donc vous pouvez difficilement désobéir au nom d'un idéal de justice qui ne précède pas la loi positive elle-même ! Deuxièmement, il est donc impie de faire quelque chose selon son jugement propre contre le décret du souverain de qui l'on est sujet puisque si tout le monde se le permettait la ruine de l'état s'en suivrait. Et Spinoza poursuit : " on n'agit même jamais contrairement au décret et à l'injonction de sa propre raison aussi longtemps qu'on agit suivant les décrets du souverain car c'est par le conseil même de la raison qu'on a décidé de transférer au souverain son droit d'agir d'après son propre jugement. Nous pouvons donner de cette vérité une confirmation tirée de la pratique dans les conseils. En effet que leur pouvoir soit ou ne soit pas souverain il est rare qu'une décision soit prise à l'unanimité des suffrages et cependant tout décret est rendu par la totalité des membres, aussi bien par ceux qui ont voté contre que par ceux qui ont voté pour". Spinoza est très habile ! Il rappelle que la raison même pour laquelle vous acceptez l'existence d'un état souverain est celle qui vous oblige en principe à lui obéir. Vous n'auriez pas créé un état souverain qui dispose d'un droit souverain (l'Etat régalien) si c'était pour vous accorder le droit de lui obéir dès que vous n'êtes pas d'accord avec lui. Deuxièmement, si vous voulez une preuve encore plus intuitive qui vous montre que vous avez raison d'obéir même si vous n'êtes pas d'accord, il vous suffit de prendre n'importe quel exemple d'assemblée où on doit prendre une décision. Ordinairement, comment prend on cette décision ? A la majorité. Certains d'entre vous seront logiquement amenés à accepter de faire quelque chose qui leur paraît une mauvaise décision, une décision qui contrarie leurs croyances, mais qu'ils accepteront quand même parce que sinon il n'y aurait pas de vie politique commune qui serait jamais possible. Comme nos croyances ne sont jamais que l'expression et la justification de nos désirs et que ces désirs divergent sans cesse, il n'y a absolument aucune chance que nous parvenions jamais à des croyances communes. La seule option est donc que chaque individu s'accorde à faire ce que la majorité aura décrété, sans prendre sa croyance pour guide de son comportement. CQFD.
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